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Mercredi 6 avril 2011
Questions sociales et santé
Détachement des
travailleurs
Proposition de résolution de M. Denis
Badré
M. Jean Bizet. - Nus allons examiner une proposition de résolution présentée par notre collègue Denis Badré sur le détachement des travailleurs. En novembre 2009, il avait déjà été chargé de rapporter une proposition de résolution sur ce sujet présentée par le groupe socialiste et en particulier notre collègue Richard Yung. Cette proposition de résolution avait été rejetée en séance publique, un compromis n'ayant pu être trouvé.
Toutefois, le contexte a changé depuis, la Commission européenne ayant notamment annoncé son intention de légiférer. Il a semblé important de reprendre ce sujet essentiel pour la construction du marché unique. En 2009, les désaccords portaient moins sur le fond que sur la bonne stratégie à adopter. J'espère que cette nouvelle proposition de résolution pourra recueillir le soutien d'une majorité d'entre nous.
M. Denis Badré. - e 10 décembre 2009, le Sénat rejetait en séance publique la proposition de résolution européenne n° 66 (2009-2010) portant sur le respect du droit à l'action collective et des droits syndicaux en Europe dans le cadre du détachement de travailleurs. Cette proposition était initiée par le groupe socialiste, et en particulier par notre collègue Richard Yung.
La proposition intervenait à la suite de plusieurs arrêts de la Cour de justice de l'Union interprétant la directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services. Cette jurisprudence semblait en effet fragiliser la protection des droits des travailleurs et les conditions d'une concurrence loyale.
Le rejet du texte par le Sénat était moins motivé par des objections de fond que par des considérations d'opportunité. Toutefois, un contexte nouveau près d'un an et demi après justifie un réexamen de la position du Sénat sur ce sujet important pour restaurer l'image du marché unique auprès de nos concitoyens.
Rappel de l'état du droit
L'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) consacre le principe selon lequel les États membres doivent garantir la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté. Cette liberté fondamentale comprend le droit pour un prestataire établi dans un État membre de détacher temporairement des travailleurs dans un autre État membre aux fins d'y prester un service.
Cette liberté ne doit pas être confondue avec la liberté de circulation des travailleurs ou la liberté d'établissement. Elle se distingue en particulier de la liberté de circulation des travailleurs par le fait que les travailleurs retournent dans leur pays d'origine après l'accomplissement de leur mission.
Outre qu'elle contribue à stimuler la concurrence, la libre prestation de services peut pallier des pénuries temporaires de main d'oeuvre dans un État membre. Toutefois, l'exercice de cette liberté est susceptible de porter atteinte à l'égalité de traitement entre entreprises et au respect des droits de travailleurs.
Afin de prévenir le risque de « dumping social », la directive 96/71 du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs précise les règles impératives en vigueur dans le pays d'accueil qui doivent s'appliquer aux travailleurs détachés. Ce « noyau dur » garantit ainsi aux travailleurs détachés le respect par leur employeur, pendant le détachement, de certaines règles protectrices de l'État membre d'accueil.
Ces règles doivent être fixées par la législation du pays d'accueil ou par des conventions collectives déclarées d'application générale. La directive autorise aussi les États membres à y ajouter « les dispositions d'ordre public ». Cette expression couvre les normes sociales jugées fondamentales dans un État membre.
Précisons que ce noyau dur de règles impératives ne s'applique que si ces règles sont plus favorables que celles en vigueur dans le pays d'origine.
Toutefois, plusieurs arrêts de la Cour de justice sont venus ébranler cet édifice.
La Cour de justice a ouvert la voie à la directive de 1996 en admettant que la libre prestation de services pouvait être limitée pour des raisons impérieuses d'intérêt général, la protection des travailleurs en étant une.
Mais, par trois arrêts récents - les arrêts Viking (1(*)), Laval (2(*)) et Rüffert (3(*)) -, la Cour de justice a donné le sentiment de revenir en arrière en limitant strictement la définition du noyau dur de règles impératives et en plaçant l'exercice du droit à l'action collective - le droit de grève et le blocus pour l'essentiel - sous les fourches caudines des libertés économiques fondamentales garantie par les traités.
Dans ces trois arrêts, il convient de distinguer, d'une part, ce qui intéresse le détachement des travailleurs et l'interprétation de la directive de 1996, et d'autre part, ce qui touche plus largement aux conditions d'exercice du droit à l'action collective des travailleurs.
Sur le premier aspect, ces arrêts précisent le champ et les limites de la protection minimale garantie par la directive de 1996.
L'article 3 paragraphe 7 de la directive, qui dispose que le noyau dur ne fait pas obstacle à l'application de conditions de travail et d'emploi plus favorables pour les travailleurs, « ne saurait être interprété en ce sens qu'il permet à l'État membre d'accueil de subordonner la réalisation d'une prestation de services sur son territoire à l'observation de conditions de travail et d'emploi allant au-delà des règles impératives de protection minimale ». Selon la Cour, une telle interprétation reviendrait à priver d'effet utile ladite directive.
Peu importe le niveau auquel un État membre fixe ce minimum. Comme le rappelle l'arrêt Laval, la directive 96/71 n'a pas harmonisé le contenu matériel de ces règles impératives de protection minimale. Ce contenu est défini librement par les États membres. Il importe seulement de ne pas exiger plus des entreprises étrangères prestataires de services.
En revanche, il revient à chaque État membre de fixer cette protection minimale. A défaut, la conséquence est immédiate : les États membres qui ne définissent pas de protections minimales, quand bien même les normes sociales y sont de fait très avantageuses, ne peuvent pas imposer aux salariés détachés sur leur territoire le respect de normes minimales.
Sur le second aspect, ces arrêts interrogent la conciliation de l'exercice du droit à l'action collective avec les libertés fondamentales que sont la liberté d'établissement et la libre prestation de services.
Il aurait été concevable que la Cour de justice refuse de prendre position sur l'exercice du blocus dans ces deux affaires. En effet, l'article 137 du traité CE ne permet pas à la politique sociale communautaire de se développer en matière de grève et de lock-out.
La Cour de justice ne va pas suivre ce raisonnement. Que la Communauté soit incompétente pour régir une matière déterminée n'enlève rien à l'obligation des États membres de respecter le droit communautaire, et donc au premier chef les libertés fondamentales garanties par le traité.
Le raisonnement de la Cour est le suivant :
Dans un premier temps, elle reconnaît que le droit de mener une action collective est un droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect. Elle anticipe ainsi le Traité de Lisbonne qui confère à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (4(*)) la même valeur que les traités. Dans le même mouvement, elle affirme que la Communauté a « non seulement une finalité économique mais également une finalité sociale ».
Dans un second temps, elle va classiquement mettre ces droits en balance.
Elle déclare ainsi que « les droits résultant des dispositions du traité relatives à libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux doivent être mis en balance avec les objectifs poursuivis par la politique sociale, parmi lesquels figurent, ainsi qu'il ressort de l'article 136 CE, notamment, l'amélioration des conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès, une protection sociale adéquate et le dialogue social » (5(*)).
Elle poursuit selon la formule habituelle : « Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, la libre prestation des services constituant l'un des principes fondamentaux de la Communauté, une restriction à cette liberté ne saurait être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et se justifie par des raisons impérieuses d'intérêt général, pour autant, en pareil cas, qu'elle soit propre à garantir la réalisation de l'objectif poursuivi et qu'elle n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre » (6(*)).
Le droit de mener une action collective ayant pour but la protection des travailleurs de l'État d'accueil contre une éventuelle pratique de dumping social peut constituer une raison impérieuse d'intérêt général, au sens de la jurisprudence de la Cour, de nature à justifier, en principe, une restriction à l'une des libertés fondamentales garanties par le traité.
Toutefois, la Cour estime qu'elle n'est pas justifiée en l'espèce (arrêt Laval), car l'action des syndicats vise à imposer des normes sociales allant au-delà du noyau dur défini par la directive.
Pour résumer, lorsqu'elle concerne un cas de détachement de travailleurs, une action collective ne peut être justifiée que si elle a pour objectif de faire respecter strictement les règles minimales préexistantes de l'État d'accueil. Si les revendications dépassent ce minimum, la libre prestation de services est menacée et l'action collective est illégale. Le respect de cette liberté fondamentale a un effet auto-bloquant sur le contenu des revendications sociales. Les grèves « offensives » ne sont pas compatibles.
Dans l'arrêt Viking, qui met en balance l'action collective et la liberté d'établissement, la Cour soumet de la même manière l'exercice du droit à l'action collective à un contrôle de proportionnalité. Elle vérifie notamment que les syndicats ne disposait pas d'autres moyens, moins restrictifs de la liberté d'établissement pour faire aboutir les négociations.
La proposition de résolution rejetée en décembre 2009
Les auteurs de la proposition de résolution européenne n° 66 (2009-2010) réclamaient, à titre principal, la réouverture de la directive du 16 décembre 1996 et l'insertion dans les traités d'une clause dite de progrès social proclamant la primauté des droits sociaux fondamentaux sur les libertés fondamentales du marché intérieur.
Le rejet par le Sénat de la proposition de résolution reflétait moins un désaccord de fond sur les inquiétudes consécutives à cette jurisprudence et sur la mise en oeuvre imparfaite de la directive qu'une divergence sur la meilleure stratégie à adopter. Aucun État membre ne demandant la révision de la directive, y compris les États directement concernés par les arrêts de la Cour de justice, le risque était grand qu'en rouvrant la directive dans une Europe à 27, on aboutisse à un texte moins protecteur. Or, les principes de la directive demeurent pertinents et protecteurs.
Le rapport de la Commission des affaires européennes ne minorait pas les incertitudes que faisaient peser ces arrêts sur l'exercice du droit à l'action collective et appelait à la vigilance. Un compromis avait d'ailleurs été recherché sur le texte de la proposition, mais le contexte de l'époque n'avait pas permis d'aboutir à un texte consensuel.
Un nouveau contexte
La Cour de justice européenne n'a pas rendu de nouveaux arrêts significatifs sur ces sujets qui permettraient de déceler un infléchissement ou une confirmation de sa jurisprudence après l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009.
En revanche, plusieurs documents importants ont été publiés.
Ainsi, la Confédération européenne des syndicats a poursuivi ses travaux et a publié en mai 2010 un rapport très complet accompagné de huit propositions pour une révision de la directive de 1996 et du cadre dans lequel le détachement de travailleurs s'opère.
Surtout, M. Mario Monti, auquel le président de la Commission européenne avait confié en octobre 2009 la mission de réfléchir aux voies et moyens de relancer le marché unique, a remis en mai 2010 son rapport intitulé « Une nouvelle stratégie pour le marché unique ». L'auteur y souligne la nécessité d'édifier un consensus sur son renforcement. A cette fin, une partie de son rapport est consacré aux conséquences des arrêts Laval et Viking et le risque de ranimer le clivage entre ceux qui préconisent une plus grande intégration des marchés et ceux pour lesquels le fait d'invoquer les libertés économiques et de demander la suppression des entraves réglementaires représente une façon détournée d'obtenir le démantèlement de droits sociaux protégés au niveau national. Il conclut que « l'adoption de mesures au niveau européen contribuerait à lever les ambiguïtés qui continuent d'affecter l'interprétation de la directive en facilitant l'accès à l'information, en renforçant la coopération entre administrations nationales et en sanctionnant de façon plus appropriée les abus ». Il propose enfin l'insertion d'une disposition inspirée de la clause « Monti » du règlement de 1998 qui garantirait que le détachement des travailleurs, dans le cadre de la fourniture transfrontalière de services, n'affecte pas le droit de mener des actions collectives et de faire grève. A cet égard, le rapport rappelle justement que la directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur contient une clause analogue.
Ce rapport important intervient à la suite de diverses déclarations de José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, indiquant que des réflexions étaient en cours pour préciser la mise en oeuvre et l'application de la directive de 1996.
Ces annonces ont été confirmées officiellement par la récente communication de la Commission européenne « Vers un acte pour le marché unique » présentée par Michel Barnier le 27 octobre 2010. La proposition n° 30 de ce document important annonce en effet que « la Commission adoptera une proposition législative en 2011 visant à améliorer la mise en oeuvre de la directive sur le détachement des travailleurs, qui sera susceptible d'inclure ou d'être complétée par une clarification de l'exercice des droits sociaux fondamentaux dans le contexte des libertés économiques du marché unique ».
Ces évènements ont conduit notre commission à reprendre ce dossier. Je me suis rendu à Bruxelles où mes interlocuteurs ont confirmé la volonté de la Commission de présenter un texte dans le courant de 2011. Mais de nombreuses incertitudes demeurent sur la nature de ce texte, sa portée et son contenu.
J'ai néanmoins acquis deux convictions. En premier lieu, la réouverture de la directive sur le détachement des travailleurs demeure une stratégie risquée. Au surplus, elle n'est pas indispensable, des avancées substantielles pouvant être obtenues par d'autres moyens. En second lieu, une initiative législative rapide est nécessaire pour assurer le respect effectif de l'esprit de la directive de 1996.
En effet, l'approfondissent du marché unique a eu pour effet, au cours des dernières années, d'augmenter fortement le nombre de travailleurs détachés, notamment en France. Ainsi, le nombre des salariés faisant l'objet d'une déclaration de détachement est passé de 7 495 en 2000, à 37 924 en 2006 et à 106 000 en 2009 (7(*)). Parallèlement, la coopération entre les administrations nationales compétentes reste très lacunaire et ne permet pas de s'assurer du respect de la directive. Ce constat est partagé par le Conseil dans ses conclusions du 7 mars 2011.
La directive sur le détachement des travailleurs doit faire l'objet d'une application efficace. Ceci appelle une série de mesures.
La proposition de résolution européenne ci-dessous préconise l'adoption rapide d'un texte législatif, en complément de la directive du 16 décembre 1996, afin d'en améliorer le respect effectif.
Le premier point important concerne le contrôle et la sanction du non-respect de la directive. Dénoncées depuis longtemps, y compris par la Commission européenne qui a adopté plusieurs communications sur ce sujet, les failles en matière de coopération administration entre les États membres sont nombreuses. La directive du 16 décembre 1996 demeure floue, affirmant simplement le principe de la coopération et la création de bureaux de liaison. Pour les sanctions, il en est de même, la directive demandant simplement aux États membres de prendre « des mesures adéquates » en cas de non-respect de la directive.
La proposition de résolution demande en conséquence d'adosser la coopération administrative entre États membres sur le système d'information du marché intérieur (IMI). Cela répondrait directement au souhait de la Commission européenne d'étendre et de développer l'IMI (8(*)), qui fonctionne bien.
Surtout, il convient d'affirmer l'obligation pour les États membres de coopérer systématiquement dès qu'une demande d'information est adressée. Cette automaticité doublée de célérité est indispensable pour détecter et lutter contre les fraudes et les détournements de l'esprit de la directive. L'exemple le plus emblématique est sans doute la création d'entreprises « boites aux lettres », qui n'ont pas de réelles activités dans le pays d'origine. Le détachement de travailleurs n'est alors qu'une technique de dumping social et n'a plus rien à voir avec l'approfondissement des libertés économiques fondamentales garanties par les traités.
A cette intensification des contrôles, il faut ajouter des sanctions plus dissuasives. Par-delà les débats sur le niveau et la nature des sanctions, qui relèvent pour partie de la subsidiarité, il serait intéressant d'imaginer au niveau européen une clause de solidarité du cocontractant lorsque l'employeur du travailleur détaché ne respecte pas ses obligations. Un dispositif de ce genre est prévu par la directive 2009/52/CE du 18 juin 2009 prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l'encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Ce texte dispose, pour éviter les abus du recours à la sous-traitance, que l'entrepreneur donneur d'ordre est solidairement responsable de ses sous-traitants. Des mesures analogues de co-responsabilité existent aussi au niveau national (9(*)).
Ce texte devrait être plus directif sur les modalités de mise en oeuvre de l'obligation d'information des travailleurs détachés. Il devrait aussi préciser les pratiques manifestement contraires à l'esprit de la directive du 16 décembre 1996. Celle-ci n'a pas été adoptée pour faciliter l'optimisation fiscale et sociale, mais pour créer les conditions d'une concurrence loyale à l'occasion d'une prestation de services transfrontalière.
Le second point important de la proposition de résolution concerne les conséquences de la jurisprudence de la Cour de justice sur le droit à l'action collective des travailleurs. L'adoption d'une clause inspirée de la clause Monti serait un signal politique et législatif. Certes, il n'est pas assuré que cela infléchisse définitivement la jurisprudence de la Cour de justice. Mais elle devra en tenir compte au moment d'apprécier la proportionnalité d'une action collective au regard de l'atteinte à la libre prestation de services.
Pour ces raisons, je vous propose d'adopter la proposition de résolution qui vous a été transmise vendredi dernier.
M. Richard Yung. - Tout ceci prouve que le débat de décembre 2009 n'était pas inutile. Bien sûr, nous préférerions une révision de la directive sur le détachement des travailleurs. Mais la proposition du rapporteur est un premier pas bienvenu. La solution consistant à demander l'adoption d'un texte « en complément de la directive » est astucieuse. Le point le plus important concerne l'insertion de la clause Monti. C'est essentiel pour infléchir la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union. On peut d'ailleurs se demander si les décisions de la Cour de justice ne sont pas des appels du pied en direction du législateur communautaire pour que ce dernier fixe un cadre clair qui permette de trancher ces questions délicates. Je voterai donc cette proposition de résolution européenne.
Mme Annie David. - Lors du débat en séance publique en 2009, j'avais présenté plusieurs amendements afin que la définition et l'interprétation des normes minimales du pays d'accueil ne soient pas aussi restrictives. Je crois en particulier qu'il faut étendre le champ des dispositions dites d'ordre public. Si cette proposition de résolution est examinée par la commission des affaires sociales ou en séance publique, je déposerai à nouveau ces amendements.
Sur le fond de la proposition de résolution que vous nous présentez, je me réjouis que vous demandiez l'adoption d'une clause inspirée de la clause Monti. Il en est de même s'agissant de votre proposition d'adosser la coopération administrative entre les États membres sur le système d'information du marché intérieur. Les accords bilatéraux actuels ne fonctionnent pas. Il faut un système plus centralisé et contraignant.
Ce texte va donc dans le bon sens, bien qu'il n'aille pas jusqu'à la révision de la directive. Ne l'ayant pas entièrement expertisé, je ne peux pas à ce stade voter pour ce texte. Mais vous pouvez considérer que je m'abstiens ou que je ne prends pas part au vote.
M. Richard Yung. - Demander l'adoption d'un texte en complément de la directive n'empêche pas de demander aussi la révision de la directive.
M. Jean Bizet. - Cette proposition de résolution va être transmise à la commission des affaires sociales. Si cette dernière la rapporte, vous pourrez présenter des amendements.
M. Jacques Blanc. - Cette proposition de résolution européenne est un message politique important pour faire avancer ce dossier et encourager la Commission européenne à aller de l'avant.
M. Denis Badré. - Je crois en effet que la Commission européenne est très demandeuse de signaux sur ce dossier.
*
À l'issue de ce débat, la commission a conclu à l'unanimité au dépôt de la proposition de résolution suivante :
Élargissement
L'adhésion de la Turquie à l'Union
européenne
Audition de M. Egemen Baðé°,
ministre des affaires de l'Union européenne et négociateur en
chef de la Turquie
(en commun avec la commission des affaires
étrangères,
de la défense et des forces
armées)
M. Jean Bizet. - C'est avec un immense plaisir que nous vous accueillons aujourd'hui pour vous permettre de vous exprimer devant des sénateurs, mais également des députés français. Permettez-moi de vous transmettre les excuses des Présidents des commissions des affaires étrangères et des affaires européennes de l'Assemblée nationale, qui n'ont pu être présents aujourd'hui. Mais, je tiens à vous rassurer : la première Chambre est représentée par l'entremise du groupe d'amitié France - Turquie.
Votre visite à Paris est un nouveau signe de la vigueur des liens qui unissent la France et la Turquie depuis déjà plusieurs siècles. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la saison de la Turquie, qui s'est déroulée sur l'ensemble du territoire français entre juillet 2009 et mars 2010, a remporté un tel succès. C'est précisément parce que nos deux pays partagent une longue histoire commune, dont l'origine remonte au XVIe siècle, de nombreux sujets de préoccupation communs et une certaine fascination réciproque - je pense, par exemple, aux nombreux auteurs français qui ont séjourné en Turquie et ont écrit parmi les plus belles pages de la littérature française ou encore à la référence à la France dans la construction de la République de Turquie.
Il est vrai que nos relations connaissent parfois des périodes de crispation, mais pourrait-il en être autrement dans une relation d'amitié aussi longue ? C'est parce que nous sommes amis que nous pouvons nous parler avec autant de franchise et je suis persuadé que les éléments qui nous rapprochent finiront toujours par l'emporter.
Plus personnellement, je voudrais vous dire la joie que j'ai à vous recevoir au Sénat, une semaine après vous avoir rencontré à votre ministère à Ankara. Je profite de cette occasion pour vous renouveler mes remerciements pour l'accueil qui nous a été réservé lors de notre déplacement en Turquie. J'espère que votre séjour à Paris sera aussi constructif pour vous que l'a été le déplacement de la délégation de la commission des affaires européennes la semaine dernière.
M. Robert del Picchia. - Au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, je suis très heureux, Monsieur le Ministre, de vous accueillir aujourd'hui au Palais du Luxembourg. Le Président M. Josselin de Rohan, actuellement en déplacement à Berlin pour parler de la transition en Afghanistan, m'a prié de l'excuser auprès de vous et de vous transmettre un message d'amitié.
Compte tenu du rôle très important joué par la Turquie sur la scène internationale, je souhaiterais vous interroger plus particulièrement sur les orientations de la politique étrangère de votre pays, notamment par rapport aux positions de l'Union européenne. Nous avons tous salué le rôle très positif joué par la Turquie dans les Balkans occidentaux pour favoriser la réconciliation régionale, par exemple lors de la rencontre entre le Président serbe et le Président de Bosnie-Herzégovine, sous l'égide du Président de votre pays. De même, au Caucase ou en Asie centrale, la Turquie a un rôle important à jouer pour favoriser la paix et la stabilité. Votre pays peut aussi aider à la relance du processus de paix israélo-palestinien, que nous espérons tous ici.
Toutefois, sur certains sujets, la position de la Turquie paraît s'écarter de celle de l'Union européenne et de la France. Je pense notamment au dossier du nucléaire iranien ou au renforcement de la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN. La Turquie s'oppose toujours au renforcement de la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN, malgré les difficultés qu'entraîne cette situation sur les théâtres d'opération, notamment en Afghanistan. Comment, d'après vous, pourrions-nous mieux coordonner la politique étrangère et la politique de sécurité et de défense de l'Union européenne et celle de votre pays ?
Enfin, nous souhaiterions connaître la position de votre pays à l'égard des évènements récents au Maghreb et au Moyen-Orient, notamment concernant l'intervention en Libye. Le système politique turc est souvent considéré comme un modèle pour l'ensemble des pays de la région. Par ailleurs, votre pays exerce une influence importante, en matière politique, économique ou culturelle. Or, il semblerait que votre pays ait choisi d'adopter, du moins au début, une position assez prudente et en retrait, comme en témoigne votre refus de participer à l'intervention en Libye. Pourriez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ? Ne pensez vous pas que la Turquie devrait s'impliquer davantage dans la région ?
M. Egemen Baðé°. - Nous avons en effet pu discuter la semaine dernière sur les négociations d'adhésion et sur les évènements du Maghreb et du Machrek. Il m'est agréable de poursuivre nos échanges, ici, dans un cadre plus large ; je vous remercie de votre chaleureux accueil et de me permettre de m'entretenir avec des représentants du peuple français après avoir rencontré depuis ce matin la presse française, puis les ministres M. Wauquiez et M. Le Maire.
Les relations entre la France et la Turquie remontent à 400 ans et la première des représentations que la France ait jamais ouvertes à l'étranger fut le Palais de France, sis dans ma circonscription d'Istanbul.
Plus d'un million d'Européens viennent chaque année en Turquie et nous avons avec la France toute une série de projets menés conjointement. Sur le plan international, même si nous ne sommes pas toujours d'accord, l'important c'est que nous oeuvrons autour de valeurs communes : les droits de l'homme, l'État de droit et notre projet d'adhésion à l'Union européenne. Pour celle-ci, deux nouveaux chapitres ont été ouverts sous la présidence française et j'ai eu aujourd'hui confirmation que, pour le président Sarkozy, en dehors des cinq chapitres sur lesquels il y a blocage, les trente autres ne posent pas de problème et, préférant voir le verre à moitié plein plutôt qu'à moitié vide, ce sont ceux-là que je veux considérer.
Dans les Balkans occidentaux, la Turquie s'efforce d'oeuvrer pour la paix. La médiation menée l'an dernier par notre Premier ministre entre la Bosnie-Herzégovine et la Serbie montre que nos efforts sont couronnés de succès. La semaine dernière, nous étions en Macédoine, pays central en Europe, où Kemal Atatürk fit sa formation militaire. Aujourd'hui, la France et la Turquie coopèrent en Libye, qui fit aussi partie de l'Empire ottoman. Il nous importe beaucoup que la paix et la prospérité règnent dans ces régions car, si vous n'aidez pas à éteindre l'incendie chez votre voisin, le feu peut s'étendre jusqu'à chez vous.
La Turquie, qui détient le Secrétariat général de l'Organisation de la conférence islamique, mène un constant travail de médiation, y compris dans le conflit palestino-israélien. S'il n'y a pas de paix dans les Balkans occidentaux, il n'y aura pas de paix en Europe ni, en conséquence, dans le monde. C'est la même chose pour le Moyen-Orient. Les hommes et les femmes qui, aujourd'hui, descendent dans la rue luttent pour la démocratie et pour de meilleures conditions de vie. Ces pays se comparent à la Turquie. Avec ces populations nous avons des valeurs communes et la Turquie est pour elles une source d'inspiration. Si nos traditions sont communes, la Turquie a pris de l'avance, depuis les Tanzimat de 1839, la création de notre République en 1923 jusqu'à nos négociations d'adhésion. Cette avance, ce modèle que nous constituons pour ces pays justifient que nous soutenions leur demande de démocratie. Mais, pendant ce temps, la Turquie ne doit pas être entravée dans son chemin vers l'Union européenne. Et sur ce point, j'espère le soutien de nos amis français. La Turquie est candidate à l'adhésion, elle joue un rôle dans la politique européenne de sécurité et de défense ; c'est un membre important de l'OTAN, un des plus anciens et des plus expérimentés, et elle entretient, avec les pays en crise du Maghreb et du Machrek, des liens beaucoup plus étroits que bien d'autres pays de l'Organisation.
C'est pourquoi la Turquie s'étonne de ne pas être conviée dans les sommets où sont prises des décisions importantes pour la politique extérieure et de sécurité, alors que la Bulgarie ou la Roumanie y étaient invitées avant même leur adhésion. Malheureusement, depuis plus de quatre ans, la Turquie, ainsi que d'autres pays candidats comme la Croatie ou la Macédoine n'y sont plus invités.
En Libye, il semble que la diplomatie n'a pas été utilisée autant qu'elle aurait pu l'être et que toutes les occasions n'ont pas été saisies. Il y a dans cette région des mécanismes traditionnels ou tribaux dont il faut tenir compte. Qui peut nier les souffrances du peuple libyen ? C'est pour nous un peuple frère qui fit partie de l'Empire ottoman et où Atatürk a risqué sa vie. Nous voulons la fin des effusions de sang, nous voulons, dans le cadre de l'OTAN, créer des couloirs humanitaires et faire parvenir à un cessez-le-feu. Ce n'est pas facile... Notre ministre des affaires étrangères est aujourd'hui en Syrie. Avec la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et les membres de l'OTAN, il nous faut une vision commune. En tout cas, la Turquie n'a aucune prétention territoriale dans ces régions. Elle ne souhaite que la paix et la stabilité. En Libye résident 35 000 de ses concitoyens, dont une partie a été évacuée - avec d'autres étrangers, dont des Français parmi les 25 000 personnes que nous avons rapatriées. Un bateau turc en a ramené jusque dans les hôpitaux d'Izmir. A tous les dirigeants des pays en crise, nous vantons les mérites de la démocratie et leur recommandons de procéder aux réformes que réclament leurs peuples.
Pour notre adhésion, 13 chapitres sur 33 sont ouverts alors que nos réformes devraient permettre d'en faire ouvrir 29. Sur les 20 chapitres restants, 17 demeurent bloqués pour des raisons politiques. Les évènements du Maghreb et du Machrek, et le fait que, pour ces pays, la Turquie soit une source d'inspiration, voire un modèle, devraient modifier la vision que les Européens ont de nous.
M. Jacques Blanc. - C'est avec beaucoup de bonheur que notre groupe d'amitié, très lié à son homologue au sein de la Grande Assemblée nationale de Turquie, mesure combien vous avez fait progresser la Turquie. Tous ceux qui ont eu le privilège d'y aller en reviennent convaincus que vous avez su y conduire un changement profond. Nous souhaitons que votre long cheminement vers l'Union européenne se conclue rapidement. Vous avez dit avoir mesuré que, de la part de la France, il n'y a pas de blocage pour l'ouverture de certains chapitres. En effet, la présidence française a été l'occasion d'avancées en ce sens.
Dans ce monde méditerranéen actuellement troublé, j'aimerais avoir votre analyse sur l'évolution de l'Union pour la Méditerranée (UPM) et sur la manière de lui donner un contenu plus substantiel, sachant qu'il faut dissiper vos craintes qu'il s'agisse d'une diversion à votre marche vers l'adhésion.
Au Sénat, et dans tous les groupes politiques, il se trouve des élus qui souhaitent renforcer encore davantage les liens tant bilatéraux qu'avec l'Union européenne. Hier encore j'étais dans une réunion consacré à l'Afghanistan où des militaires français disaient pouvoir s'appuyer sur la Turquie. Et même au-delà de nos deux groupes d'amitié, vous pouvez compter sur beaucoup de responsables politiques qui ont mesuré ce que votre pays pouvait nous apporter et apporter à l'Europe. Nous souhaitons que tous aient une meilleure connaissance de votre pays et, à cet égard, la saison turque nous a permis de mieux découvrir ses réalités culturelles, technologiques ou politiques. Nous souhaitons aller de l'avant.
M. Egemen Baðé°. - Je remercie le groupe d'amitié du Sénat. Entre amis, nous pouvons évoquer un point sensible, un sujet déjà débattu par le passé au Sénat. Il s'agit des évènements de 1915, dont certains sénateurs voudraient discuter à nouveau. Notre rôle de politiques n'est pas de nous pencher sur le passé mais de façonner l'avenir afin de répondre aux aspirations du peuple. Ne remplaçons donc pas les historiens ! Ce ne serait bon ni pour nos nations ni pour les relations entre nos nations. Donc, j'en appelle à tous les sénateurs et les mets en garde : si ce sujet revenait sur le tapis, cela porterait atteinte à nos bonnes relations et provoquerait un dommage durable !
Sur l'UPM, je partage votre sentiment. Nous sommes avec vous dans plus de 40 organisations internationales dont le Conseil de l'Europe, le FMI, la Banque mondiale, l'OCDE, etc. L'UPM est une enceinte de dialogue importante mais qui ne doit en aucun cas être considérée comme une alternative à une autre enceinte. Pour que l'UPM soit dynamique, il faut la doter d'un Secrétariat général efficace et réunir les pays membres de cette Union. Pour cela, la Turquie sera toujours à vos côtés.
Je me suis rendu en Afghanistan et j'y ai vu la situation de nos soldats. A deux reprises, la Turquie a assuré le commandement de la FIAS. Si notre pays n'y a pas eu de pertes, c'est qu'il sait dialoguer avec le peuple afghan. C'est bien pourquoi on devrait nous consulter dans les sommets européens. L'OTAN devrait prendre en compte notre expertise et ce que nous avons fait là-bas. C'est valable aussi pour la Libye : parce que nous sommes proches de cette population, nos alliés doivent être disposés à nous écouter. Je rappelle que la Turquie est présente militairement dans 31 pays où elle oeuvre pour la paix et où nos soldats, comme les vôtres, risquent leur vie.
En 2010, la croissance de notre économie a atteint environ 9%. C'est aujourd'hui un pays plus puissant qu'hier - ce n'est pas moi, c'est l'OCDE qui le dit - et qui le sera encore davantage en 2011. Avec ce potentiel de croissance, avec sa population jeune, avec son armée puissante, elle peut beaucoup apporter à l'Europe - et au monde - parce qu'elle sait faire coexister l'islam et la démocratie. Cela, nos alliés doivent enfin le comprendre.
M. Jean Bizet. - Je reviens sur le sujet qui vous préoccupe, la proposition de loi visant à réprimer la contestation du génocide arménien. Certains d'entre nous y voient en germe une atteinte à la liberté d'expression et à la liberté des chercheurs ; j'y vois aussi une remise ne cause de la séparation des pouvoirs entre le législatif et le judiciaire. Je souhaite que nous n'allions pas plus loin sur le sujet.
Mme Catherine Tasca. - Sur nos relations bilatérales et sur votre entrée dans l'Union européenne, nos groupes politiques ne sont pas monolithiques. Les divergences de vue traversent tous les groupes et il y a des opposants à l'adhésion sur tous les bancs. Mais vous avez aussi ici beaucoup d'amis qui militent en votre faveur.
Nous sommes aussi nombreux au Sénat et au sein de notre groupe d'amitié à ne pas souhaiter dresser à nouveau entre nous l'obstacle d'un texte de loi qui porterait tort à nos relations. Mais l'initiative parlementaire est libre...
Et puisque nous sommes ici entre amis, il serait utile que vous nous donniez le point de vue de votre gouvernement sur la question très contestée de Chypre.
M. Bernard Piras. - J'émettrai ici une voix un peu discordante sur le génocide arménien. Je suggèrerai, moi qui suis favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, que votre pays reconnaisse le génocide. Le problème serait alors réglé ; les communautés arméniennes de la diaspora n'auraient plus à faire leur perpétuel forcing pour obtenir cette reconnaissance. J'ai noté avec intérêt les prises de position de certains intellectuels de votre pays, qui commencent à vouloir débattre de ce sujet que, jusqu'à présent il est interdit d'aborder dans votre pays. Je répète que je suis favorable à votre adhésion et ce que je vous dis, franchement, ne doit pas altérer notre amitié.
M. Egemen Baðé°. - Nous sommes entre amis ; je vais donc parler franchement. Sur Chypre, la position turque est très claire. En 2002, lorsque l'AKP est arrivé aux affaires, les Grecs chypriotes ont eu la possibilité d'aller dans la partie nord de l'île. Ensuite, nous avons voulu que des allers-retours soient possibles entre les deux parties. M. Erdogan, alors secrétaire général de notre parti, a convaincu le Secrétaire général de l'ONU et le plan Annan a été mis au point. Je me souviens des paroles de M. Annan qui, après avoir essuyé trois échecs, disait ne pas vouloir en essuyer un quatrième. M. Erdogan l'avait alors rassuré, l'assurant que la Turquie serait toujours à l'avant-garde pour la paix. En effet, 66% des Chypriotes turcs ont dit oui au plan Annan, tandis que 76% des Chypriotes grecs l'ont rejeté, refusant ainsi le retrait des forces armées, la réunification et la paix politique. Le Conseil européen du 24 avril 2004 a alors décidé - sur proposition de la France - de lever les restrictions pesant sur le nord de l'île. Depuis, sept ans se sont écoulés et, sur les vingt- sept États membres, un seul a appliqué cette décision ! En matière de commerce et de circulation entre le nord et le sud de l'île, il y a vraiment un injuste « deux poids, deux mesures ». Nous voulons que la décision du Conseil européen soit appliquée. La multiplication des entraves à notre endroit est inacceptable.
Sur la question arménienne : que chacun commence par balayer devant sa porte ! Quel pays peut affirmer qu'aucune faute n'a entaché son passé ? Lorsque je me penche sur les études et recherches historiques, je m'aperçois qu'il n'y a pas eu génocide. Cela n'empêche pas que vous puissiez être d'un avis contraire. En 2004, le Parlement turc, à l'unanimité, a décidé d'envoyer une lettre à la république d'Arménie annonçant que nous allions ouvrir nos archives et proposant que tous les pays fassent de même et désignent des experts pour qu'ils étudient toutes ces archives et rédigent un rapport. Malheureusement, l'Arménie a refusé cette proposition, en exigeant la reconnaissance préalable du génocide.
C'est pourquoi il est tout à fait injuste de nous opposer cette question pour entraver notre adhésion. A aucun autre candidat on n'a demandé de se confronter à son passé. Lorsque l'Union européenne a été créée, a-t-on passé au crible le passé de chacun de ses membres ? Et lors de la dernière vague d'adhésion, tous les candidats satisfaisaient-ils à tous les critères requis ? Seul le respect de l'acquis communautaire est nécessaire pour adhérer. Et, je le répète, nous, responsables politiques, devons bâtir l'avenir, non nous retourner sur le passé. Dans le cadre du groupe de Minsk, coprésidé par la France, les États-Unis et la Russie, votre pays pourrait grandement faire progresser le dossier. Et plutôt que de s'occuper de ce qui se serait passé en 1915, qu'on s'occupe donc de ce qui se passe actuellement en Azerbaïdjan et des millions de personnes déplacées qui vivent sous des tentes. Qu'on s'occupe donc des questions actuelles et de l'avenir ! C'est ainsi qu'on préparera un futur plus radieux. Ce n'est pas en se focalisant sur le passé qu'on répondra aux aspirations de nos peuples.
M. Jean Bizet. - J'espère que M. Piras a été convaincu.
M. Bernard Piras. - Pas du tout !
M. Robert del Picchia. - Et quelle est votre position sur le nucléaire iranien ? La Turquie avait proposé une médiation...
M. Egemen Baðé°. - La frontière entre la Turquie et l'Iran est délimitée depuis 1639 ; nos deux pays partagent une culture commune depuis plus de mille ans. Leurs relations, tant culturelles qu'économiques sont importantes. A titre d'exemple, 30% du gaz naturel consommé en Turquie provient d'Iran. Notre pays connaît beaucoup mieux la mentalité perse que les autres pays de l'OTAN ou de l'Union européenne. Il sait que les sanctions, embargos et autres condamnations ne sont pas efficaces et que le dialogue est la meilleure solution : mieux vaut ouvrir des McDonald's ou des Carrefour dans ce pays...
Dans le cas de l'Iran, comme de tout autre pays, nous sommes contre l'armement nucléaire. Soyez rassurés sur ce point. Avec le Brésil, nous avons tenté de convaincre le gouvernement iranien. Et des négociations avaient été entamées pour que de l'uranium très peu enrichi soit utilisé à des fins médicales. Nous avions aussi conclu un accord sur un troc. Malheureusement, le Conseil de sécurité a coupé court à tout cela en décidant des sanctions, auxquelles nous nous étions opposés. La Turquie n'est pas de ces pays qui attaquent les flottilles humanitaires... Et même si nous nous sommes élevés contre ces sanctions, il s'agit d'une décision du Conseil de sécurité et nous n'avons rien fait contre elle. Un avion a été obligé d'atterrir en Turquie et sa cargaison a été saisie. Nous faisons toujours notre devoir ; nous sommes respectueux du droit international.
En définitive, à qui nuisent les sanctions contre l'Iran ? Aux populations, non au gouvernement. Pour ce pays voisin qu'est l'Iran, nous serons toujours disposés à servir d'intermédiaire, si l'on nous en fait la demande.
M. Didier Boulaud. - Quel est votre sentiment sur le Sud du Caucase, une zone importante pour la Turquie, et en particulier sur les relations entre la Géorgie et la Russie ? La Turquie avait joué un rôle de médiateur durant la crise qui avait opposé ces deux pays. Aujourd'hui, la situation semble bloquée : la Russie a mis la main sur deux régions géorgiennes, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud. Que pensez-vous de la demande qu'a faite la Géorgie d'intégrer l'OTAN, organisation dont vous êtes un membre important ? A long terme, ce pays souhaite également entrer dans l'Union européenne. Enfin, dans ce pays aussi, se pose le problème des réfugiés, même s'il est moins aigu qu'en Azerbaïdjan.
M. Egemen Baðé°. - Lors de la crise géorgienne, le premier ministre turc s'est rendu en Géorgie : M. Sarkozy a oeuvré pour la réconciliation sur place ; nous avons suivi ce dossier de près. La Turquie veut la paix, que ce soit au Nord, à l'Est ou au Sud de ses frontières. Si cela est souhaité, nous servirons volontiers d'intermédiaire. Nous sommes attachés au principe de l'intégrité territoriale. Néanmoins, il faut également tenir compte des mosaïques de populations dans ces régions, traiter les ethnies sur un pied d'égalité et respecter leurs aspirations. La Turquie entretient des relations commerciales, militaires et politiques avec l'ensemble de ces pays.
M. Jacques Blanc. - Que pensez-vous de l'évolution en Syrie, pays avec lequel vous entretenez des relations assez fortes ? Ensuite, quid de vos liens avec Israël ?
M. Egemen Baðé°. - La Turquie a été l'un des premiers pays musulmans à reconnaître la souveraineté d'Israël ; nous avons également accompagné d'autres pays, tel le Pakistan, dans ce cheminement. Les négociations entre la Syrie et l'Israël via la Turquie étaient sur le point d'aboutir il y a deux ans, lorsque Israël a commis un acte de violence à Gaza. Pas moins de neuf personnes ont trouvé la mort dans l'attaque contre la flottille qui transportait une aide humanitaire. Le bateau ne se trouvait même pas dans les eaux territoriales israéliennes ! Nous demandons des excuses, la moindre des choses pour les familles des victimes. Cette demande paraît raisonnable ; nous comprenons mal l'obstination d'Israël. Nous souhaitons le rétablissement de nos relations avec ce pays ; nous n'avons aucune difficulté avec sa population. J'ai moi-même conduit une délégation importante à une cérémonie en mémoire d'Auschwitz. Les citoyens turcs d'origine juive vivent en bonne intelligence avec leurs autres compatriotes.
Nous n'avons aucun problème avec le peuple israélien : nous condamnons seulement l'attitude des membres de son gouvernement et attendons de leur part des excuses.
M. Robert del Picchia. - La Turquie voit son poids économique et politique s'accroître chaque jour ; l'Union européenne a besoin d'elle. Au terme des négociations d'adhésion qui dureront encore des années, n'y a-t-il pas un risque que ce pays, considérant son développement, estime ne plus avoir besoin de l'Europe et négocie une alternative à l'adhésion ?
M. Jean-Louis Carrère. - C'est une plaisanterie !
M. Egemen Baðé°. - Tout dépend de votre définition de l'Union européenne. S'agit-il d'une simple union économique ? Avec un taux de croissance de 9%, la Turquie aura peut-être des doutes... En revanche, si l'Europe est également une union politique, dotée d'un budget militaire important, nous voulons participer à la construction de la paix. Grâce à elle, vous avez réussi à éloigner le spectre des guerres sanglantes qui vous ont opposés aux Allemands et aux Anglais. Pourquoi l'adhésion de la Turquie vous gêne-t-elle tant quand notre relation n'est pas grevée par ce passé difficile ? Avec l'entrée de notre pays dans l'Union, un projet de paix à dimension continentale prendra une dimension mondiale. Pour nous, il n'y pas d'alternative à l'adhésion ; nous poursuivrons sur la voie des réformes à accomplir pour intégrer l'acquis communautaire. On ne change pas de recette dès que le diététicien constate des difficultés... Voyez les efforts que nous avons réalisés : nous respectons 95% des critères politiques avec une économie prospère. Nous avons conclu une union douanière avec l'Europe, 66% de nos échanges sont orientés vers l'Europe ; plus de 5 millions de Turcs vivent en Europe : c'est plus que la population de plusieurs petits États européens. Nous sommes présents partout, si ce n'est dans les instances décisionnelles.... Puisse cela changer dans un avenir proche !
M. Jean Bizet. - Merci pour la clarté de vos réponses. Lors de son entretien avec le président Sarkozy, le Président Gül avait dit son souci d'une meilleure répartition des richesses entre les régions, et au sein de la population ; cet aspect est important pour nous. Autre sujet qui a fait l'objet du point 6 de l'accord entre les deux chefs d'État : oeuvrer à la maîtrise de la volatilité des prix des matières premières au sein du G20. Une question essentielle quand la Turquie sera un important hub énergétique demain ! Enfin, l'Union pour la Méditerranée n'est pas un succédané de l'adhésion à l'Union. Nous espérons que la Turquie participera activement au partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée, annoncé par M. Barroso. Nous serons très attentifs sur tous ces dossiers.
* (1) Arrêt du 11 décembre 2007, International Transport Workers' Federation and Finish Seamen's Union contre Viking Line ABP, aff. C-438/05.
* (2) Arrêt du 18 décembre 2007, Laval und Partneri Ltd, aff. C-341/05.
* (3) Arrêt du 3 avril 2008, Rüffert, aff. C-346/06.
* (4) La Charte consacre le droit d'action collective, y compris le droit de grève (article 28).
* (5) Arrêt Laval précité, point 105.
* (6) Arrêt Viking, point 175, et arrêt Laval, point 101.
* (7) Voir notamment le rapport d'information n° 3150 (XIIIème législature- février 2011) de Mme Anne Grommerch, députée, fait au nom de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale sur le détachement des travailleurs.
* (8) Voir la récente communication de la Commission européenne du 21 février 2011. COM(2011) 75 final.
* (9) Articles L. 8254-1 et suivants du code du travail en ce qui concerne l'emploi d'étrangers sans titre de travail. Voir aussi les articles L. 8222-1 et suivants du code du travail en cas de travail dissimulé.