Mardi 16 novembre 2010
Institutions européennes
Audition de M. Jacques
Delors
(réunion ouverte à tous
les sénateurs)
M. Jean Bizet. - A plusieurs reprises, à l'époque où Hubert Haenel présidait cette commission, nous avons eu la chance de bénéficier de votre réflexion sur l'état de l'Union européenne. Je suis heureux que nous puissions une fois de plus profiter de votre grande expérience et de votre jugement.
Je crois traduire un sentiment largement partagé en disant que la situation de l'Europe nous inspire à la fois espoir et inquiétude. Nous constatons que, face à une crise économique particulièrement grave, l'Europe a jusqu'ici tenu bon, et qu'elle est en train d'approfondir sa gouvernance économique. Nous voyons peu à peu s'affirmer le Conseil européen et son président, et nous avons le sentiment que, grâce à cela, l'Union parvient parfois à dégager des orientations novatrices. Mais nous constatons aussi que, devant une situation qui reste difficile, les réflexes nationaux sont très présents. Les négociations budgétaires pour 2011 sont tendues, les négociations sur le futur cadre financier s'annoncent extraordinairement difficiles. En même temps, la poursuite du processus d'élargissement suscite un certain trouble dans les opinions publiques. Enfin, nous craignons que des franges importantes de la population, notamment la jeunesse, ne comprennent plus la nécessité et les avantages de la construction européenne.
Nous avons besoin d'y voir plus clair, de mieux comprendre. C'est ce qui nous a amenés à nous tourner vers vous, car vous avez une expérience exceptionnelle de l'Europe et une capacité de réflexion sur la construction européenne qui ne l'est pas moins.
M. Jacques Delors. - Je vais tâcher, puisque vous m'y incitez, de mettre en perspective - à grands traits - la situation actuelle de l'Europe.
Le contexte politique et psychologique n'est pas favorable. Les gouvernements suivent-ils trop les opinions publiques ? Les opinions publiques suivent-elles trop les médias ? En tout cas, pour reprendre une expression de l'ancien commissaire au Plan Pierre Massé, « l'air du temps n'est pas bon ».
Parmi les causes, je voudrais mettre l'accent sur deux éléments. Il y a une montée de l'individualisme au sein de nos sociétés. Les jeunes disent volontiers que chacun est seul juge de lui-même, et cela vaut non seulement vis-à-vis des religions, mais à l'égard de tout ce qui est collectif. Il y a, à mon avis, dans cet individualisme une des sources du populisme. Il y a également une tension entre le global et le local. Un raisonnement global est de plus en plus nécessaire, mais réclame un effort culturel. Il a fallu beaucoup de temps pour percevoir l'importance que prenaient les pays émergents : on ne mesure pas encore suffisamment qu'il ne s'agit pas seulement d'un nouveau rapport des forces, mais aussi d'un choc des cultures, car les pays émergents sont pour la plupart d'anciennes grandes puissances qui ont imprimé leur marque durant des siècles. Parallèlement, le désarroi des populations conduit à la résurgence des régionalismes et des nationalismes. Les gouvernements subissent donc à la fois des influences populistes et nationalistes.
En même temps, le processus d'élargissement se poursuit. Huit États frappent à la porte : six pays des Balkans, l'Islande, la Turquie. Je regrette que l'Union européenne n'ait pas tiré les leçons de la précédente vague d'élargissement. Elle était une bonne nouvelle, une victoire pour la paix. Mais elle a été mal expliquée et mal digérée, et nous en subissons les conséquences. Pour l'instant, le processus d'élargissement n'est pas compris. Les Balkans posent un problème redoutable. Leur situation n'est pas sans évoquer l'Europe occidentale de l'après-guerre, avec des plaies toujours à vif. Mais s'y ajoutent des doutes sur la viabilité de certains pays dont la raison d'exister semble le culte des petites différences, en quoi je me refuse à voir une bonne chose. Faut-il se réjouir que, depuis la fin de la guerre froide, il y ait 2 000 km de frontières supplémentaires à l'intérieur de l'Europe ? La Turquie semble moins intéressée par l'Europe, les atermoiements de l'Union finissant par provoquer la lassitude, et sa politique étrangère est de plus en plus spécifique.
Que sera l'Europe à vingt-sept et plus ? Un espace de paix et de compréhension mutuelle, j'espère un espace de prospérité partagée, mais qu'en sera-t-il de sa puissance, de son influence, de sa capacité à défendre ses intérêts ? C'est une question en particulier pour la France, dont les dirigeants successifs ont tous voulu une Europe puissante et solidaire dans le monde.
Je ne vois pas d'autre solution que d'aller vers une plus grande différenciation, certains décidant d'aller plus loin que d'autres, toujours dans le respect - j'insiste sur ce point - du « contrat de mariage » conclu avec tous. Sans la différenciation, nous n'aurions eu ni Schengen, ni l'euro. Le traité de Lisbonne nous offre un mécanisme pour mettre en place cette différenciation, le mécanisme de la coopération renforcée. Je la défends aujourd'hui pour l'approfondissement de l'union économique et monétaire et pour les questions d'énergie, mais j'observe que l'Allemagne reste sur la réserve.
Comment se passe l'application du traité de Lisbonne ? Je constate que le Parlement européen utilise pleinement ses pouvoirs renforcés. Les relations avec les parlements nationaux n'en sont pas moins importantes. Il faut trouver des formules pour les associer dans la transparence. Le Conseil européen « nouveau style » se réunit plus souvent, son président stable joue un rôle croissant, comme on l'a vu avec la « task force » sur la gouvernance économique. Mais le système est compliqué. Il y a beaucoup de présidents pour une seule Europe !
La Commission européenne et le Conseil des ministres voient leur rôle amoindri. Auparavant, le Conseil « Affaires générales » jouait un rôle considérable, c'est moins le cas aujourd'hui. Et, corrélativement, la Commission paraît sur la défensive. J'ai observé que, dans son discours de Bruges du 2 novembre, Mme Merkel a parlé de la « méthode de l'Union » plutôt que de la « méthode communautaire ».
Le nouveau dispositif pour l'action extérieure va-t-il faciliter l'affirmation de l'Europe ? Je constate que l'ONU a refusé par un vote que le président de l'Union européenne s'exprime, et que parmi ceux qui ont voté contre cette possibilité figurent des pays qui bénéficient du soutien financier de l'Union.
Au-delà des traités, il subsiste donc des incertitudes, non seulement sur le « que faire ? », mais aussi sur le « comment faire ? » Et quand on veut évaluer une proposition pour l'Union, on arrive toujours à la question : « est-ce destiné aux 27 de l'Union ou aux 16 de la zone euro ? » Je crois qu'il faudrait tirer plus clairement les conséquences de ce que les pays qui ont adopté la monnaie unique ont beaucoup plus de responsabilités communes.
Quel avenir pour l'euro ? Devant la crise, la réaction européenne a été tardive, mais forte. Cependant, a-t-on suffisamment réfléchi à la nature du capitalisme financier qui appellerait à mon avis plus qu'une réaction face à une crise ?
Le bilan de l'euro sur dix ans est positif : une croissance moyenne supérieure à 2 %, 16 millions d'emplois créés. Mais l'euro souffre depuis le départ d'un déséquilibre entre le volet économique et le volet monétaire. Le pacte de stabilité et de croissance n'a pas été accompagné d'une coordination des politiques économiques. Encore le pacte a-t-il été écorné, y compris par l'Allemagne et la France en 2003. Les réticences à mettre en place cette coordination étaient mal fondées : on a bien vu que, face à la crise financière, la responsabilité de tous était engagée. Et une coordination effective aurait permis de prévenir certaines dérives qui sont à l'origine des difficultés très graves de certains pays de la zone euro. Si on avait eu ce mécanisme efficace de coordination économique, on aurait par exemple pu dire à la Grèce que ses calculs sur la dette et le déficit n'étaient pas bons, on aurait empêché l'Irlande de faire du dumping fiscal, et on aurait demandé à l'Espagne et à l'Irlande de faire attention avec leur niveau d'endettement privé.
Certains économistes anglo-saxons ne croyaient pas à la viabilité de l'euro. Pour eux, les seuls modèles viables étaient soit l'État-nation avec une banque centrale nationale, soit un État fédéral avec une banque centrale fédérale. L'euro répond à un autre schéma, qui suppose un esprit de coopération à défaut de transferts de compétences plus poussés. Ni les fédéralistes, ni bien sûr les eurosceptiques ne croient à ce schéma. J'observe qu'on voit apparaître l'idée d'un « fédéralisme budgétaire » pour l'Union.
Lors de la crise, l'Europe a su jouer le rôle de pompier, mais la situation aurait été moins difficile si des signaux d'alarme avaient été donnés plus tôt. On a confondu solvabilité et liquidité, et finalement la liquidité elle-même s'est trouvée en cause au plus fort de la crise. La présidence française a eu un rôle positif au sein de l'Union, puis au sein du G 20 ; mais les problèmes posés par le capitalisme financier appellent plus que des mesures dictées par les circonstances. Le capitalisme financier n'échappe pas au constat qu'on a fait pour d'autres domaines : tout pouvoir sans règles finit pas aller au-delà de ses limites. Et nous avons vu les dégâts de l'idéologie du marché comme sanction ultime, et de la « création de valeur » définie par la seule augmentation d'un cours de bourse.
Des réponses européennes ont été apportées en matière de surveillance financière, et en matière de coordination des politiques avec le « semestre européen ». Pour la surveillance financière, nous avons désormais des agences européenes dont l'une s'occupe des risques systémiques. Le « semestre européen » va nous permettre enfin de sortir du « tout monétaire », et de parler des perspectives économiques des États membres. Reste à savoir ce qui sera exactement inclus dans la discussion. Va-t-on inclure seulement le budget national ou aussi ceux des collectivités territoriales ? Est-ce qu'on aura une « golden rule » ? Si oui, comment va-t-on définir les investissements légitimement financés par l'emprunt ? Va-t-on examiner les recettes et dépenses publiques dans leur ensemble ? Va-t-on aussi parler de la dette publique ? Examinera-t-on les comptes extérieurs, éventuellement avec l'idée américaine que des excédents extérieurs peuvent dans certains cas être excessifs ? Parlera-t-on des facteurs de croissance ? Et quel sera l'impact sur la vie politique nationale ? Il ne faudrait pas que les considérations de politique nationale donnent à l'exercice les travers de la stratégie de Lisbonne !
Au demeurant, les mesures prises à l'échelon européen devront être portées au sein du G 20. La surveillance financière et la coordination des politiques sont des problèmes globaux. Or, au sein du G 20, l'expression de l'Europe n'est ni unique, ni cohérente. Il y a trop d'Européens autour de la table !
Enfin, de quels moyens doit disposer l'Europe ? Il faut savoir jusqu'où l'on veut pérenniser le fonds de stabilisation. Quelle attitude veut-on adopter vis-à-vis de l'aléa moral ? Le traité de Maastricht contient une clause de « no bail out » : il était admis qu'on ne devait pas payer pour les bêtises des voisins. L'Allemagne évoque une participation du secteur privé : cela veut dire qu'il y aurait des mesures de restructuration de la dette, alors que jusqu'à présent personne n'a voulu parler de cette éventualité.
Il faut également déterminer quelles seront les sanctions, et à qui elles s'appliquent, à la zone euro ou aux vingt-sept. Pour pouvoir suspendre les droits de vote, il faudrait un nouveau traité : je souhaite bien du plaisir à ceux qui se lanceraient dans cette entreprise !
Il faut aussi examiner comment stimuler l'emploi et la croissance. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu d'accord pour lancer des eurobonds, malgré le pas en avant dans la mutualisation qu'est le fonds de stabilisation. L'action de la BEI est utile, mais insuffisante. Ne faudrait-il pas mutualiser les efforts dans des domaines comme l'énergie, la recherche, l'innovation ?
Michel Barnier a lancé l'idée d'un perfectionnement du marché unique. Ses 50 propositions peuvent paraître très techniques, mais ce qui est en cause, c'est de parvenir à un équilibre entre une concurrence accrue et un renforcement du modèle social européen.
Ne faudrait-il pas que l'Europe se dote d'un fonds d'action conjoncturelle pour pouvoir mener des politiques contracycliques ?
Quelle conception avoir du budget européen ? Si la dépense est bien plus efficace en étant gérée à l'échelon européen, je pense par exemple à la recherche, ne faut-il pas choisir cette voie plutôt que d'augmenter chaque budget national ?
Deux considérations me paraissent en tout cas essentielles. D'une part, il faut clarifier ce qui relève des États membres de la zone euro et ce qui relève de tous les États membres. D'autre part, pour que l'union économique et monétaire fonctionne mieux, si l'on ne veut pas transférer de nouveaux pouvoirs, alors il faut un renforcement de l'esprit de coopération, un pacte de coordination des politiques économiques à coté du pacte de stabilité revisité.
Mme Catherine Tasca. - Vous avez regretté que l'élargissement n'ait pas été mieux géré, et vous avez plaidé pour des coopérations renforcées, notamment entre les États de la zone euro, mais vous avez également souligné les réserves de l'Allemagne. Quelle diplomatie envisagez-vous pour faire avancer cette idée ?
Mme Bernadette Bourzai. - Vous avez défendu, avec le président du Parlement européen, l'idée d'une coopération renforcée dans le domaine de l'énergie. Cette idée gagne-t-elle du terrain ? Elle paraît d'autant plus judicieuse que l'énergie a été un point de départ de la construction européenne avec la CECA.
M. Pierre Fauchon. - Comment voyez-vous le débat difficile qui s'est engagé sur le budget européen pour 2011 ?
Vous avez évoqué l'idée d'un complément éventuel au traité de Lisbonne, et les obstacles qu'elle rencontrait. Cette démarche ne pourrait-elle être l'amorce de la formation du « noyau » dont avait parlé M. Schäuble, dans la perspective d'une Europe comprenant plusieurs niveaux d'intégration ?
Un mot du débat sur les sanctions. Des sanctions financières pour des États déjà en grande difficulté sont-elles crédibles ? Pour la suspension éventuelle des droits de vote, que penseriez-vous d'une solution où l'État sanctionné garderait le droit de participer aux délibérations et de voter, mais où ce vote ne serait pas pris en compte dans le calcul de la majorité ?
M. Jacques Delors. - M. Schäuble avait envoyé un message à la France sur les coopérations renforcées en 1993. Je crois qu'il n'en est pas si éloigné aujourd'hui, même si les termes ont changé. Les nouveaux États membres y sont opposés, et les traités ne facilitent pas les choses.
Je reste favorable à cette formule, notamment pour l'énergie. Qu'il s'agisse de sécurité énergétique, de ressources alternatives, d'économies d'énergie, nous avons tout à gagner à travailler ensemble et à ne pas se présenter à l'extérieur en ordre dispersé. Si ce n'est pas possible, essayons du moins de progresser dans des domaines comme les achats, les réserves, les économies d'énergie. Ce n'est pas la nostalgie de la CECA qui m'inspire ! C'est une question majeure pour l'avenir de l'Europe.
J'en viens aux discussions budgétaires. J'ai déjà salué le renforcement du rôle du Parlement européen, avec deux conditions : le développement des relations avec les parlements nationaux, et la capacité de savoir jusqu'où ne pas aller trop loin. En l'occurrence, le Parlement européen veut être associé à la réflexion sur les ressources propres de l'Union, tandis que certains États s'y refusent au nom des traités.
Les sanctions financières ne sont pas une nouveauté. Elles existent déjà dans certains domaines. On peut concevoir qu'elles prennent la forme d'une retenue sur les fonds versés au titre de la cohésion. Lorsqu'un État bénéficie de la solidarité européenne tout en se montrant non coopératif, une sanction de ce type ne paraît pas illégitime. Je crois plus en tout cas à cette formule qu'aux dépôts ou aux amendes. Je ne suis pas favorable à la suspension des droits de vote : à supposer même qu'il y ait un accord entre gouvernements, présenter un traité à ce sujet serait pour le moins risqué !
M. Richard Yung. - Nous l'avons vu à Deauville, le couple franco-allemand a encore des restes et garde une influence, même si certains de nos partenaires ont eu le sentiment d'être mis devant un fait accompli. Cependant, entre les opinions publiques comme entre les gouvernements, on sent que les relations ne sont plus ce qu'elles étaient. Comment voyez-vous cette évolution ? Y aurait-il des initiatives à prendre, par exemple des coopérations plus poussées dans certains domaines ?
M. Jean-Pierre Sueur. - Il faut une cohérence entre politique monétaire et politique économique, mais ne faut-il pas également qu'un « paquet social » les accompagne, notamment vis-à-vis du chômage et des délocalisations ? Or, c'est un domaine où des coopérations renforcées ne paraissent pas une solution adaptée.
M. Paul Raoult. - Le niveau actuel de l'euro nuit à l'emploi. Les fluctuations monétaires internationales se font contre l'Europe : la monnaie chinoise est sous-évaluée, les États-Unis agissent sur le dollar, et la surévaluation de l'euro qui en résulte pénalise l'économie européenne. A l'intérieur de la zone euro, dès lors que les dévaluations ne sont plus possibles, les ajustements se font par le dumping fiscal et social dont l'Allemagne de M. Schröder a donné l'exemple. Notre balance commerciale est de plus en plus déficitaire. Ne faudrait-il pas aller beaucoup plus loin dans l'unification fiscale, pour éviter une course au moins-disant social ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Je suis d'accord avec Jacques Delors sur « l'air du temps ». Je ne le suis pas sur la nature de la crise de l'euro. Il y a eu dans la conception même de celui-ci une erreur initiale. L'entrée dans la monnaie unique repose sur cinq critères : budget, taux d'intérêt, dette, inflation, fluctuations du change ; il n'y a pas de critère proprement économique. De ce fait, certains pays ont pu entrer dans la zone euro sans qu'on leur demande de corriger des déséquilibres dont nous payons le prix aujourd'hui. L'Irlande a été acceptée sans aucune harmonisation fiscale, avec un taux d'impôt sur les sociétés à 12,5 %. Aucun critère ne portant sur la dette privée, les difficultés actuelles de l'Espagne n'ont pas été prévenues. Finalement, tout reposait sur le seul pacte de stabilité et de croissance dont l'inefficacité est aujourd'hui avérée.
La zone euro est hétérogène, les économies divergent, les écarts de compétitivité s'aggravent du fait de la politique de l'Allemagne et du laxisme d'autres pays. Les différences culturelles empêchent la mobilité du travail. Les nations demeurent une réalité. Peut-on surmonter tout cela par la seule vertu de l'esprit de coopération ?
J'approuve le constat de Paul Raoult sur la désindustrialisation de la France résultant de notre participation à l'euro, tandis que l'Allemagne s'appuie sur un tissu industriel solide et diversifié.
L'Allemagne pourrait-elle accepter des compromis, par exemple le recours aux eurobonds ? Elle a tendance à s'abriter derrière la Cour de Karlsruhe pour interpréter très strictement la clause de « non renflouement ». J'observe que les réticences et les atermoiements favorisent la spéculation. L'Allemagne pourrait-elle renoncer à l'idée, qui me paraît pour le moins étrange, de vouloir imposer aux pays déficitaires des sanctions dont les États excédentaires se répartiraient le produit ?
À moins d'initiatives très fortes, d'une réorientation complète vers la croissance, d'un improbable changement des règles du jeu, la coordination va se résumer à l'addition de plans de rigueur qui vont déprimer l'économie européenne et aboutir à l'éclatement de la zone euro.
M. Jacques Delors. - Attention à ne pas chercher dans l'Europe la cause de nos faiblesses. Ce que la France doit faire pour elle-même, l'Europe ne le fera pas à sa place. Ne faisons pas porter aux autres le poids de nos insuffisances. On ne peut tout de même pas demander à l'Allemagne, au nom de l'Europe, de faire les mêmes erreurs que les autres !
Pour ce qui est des critères d'entrée dans l'euro, j'avais pour ma part proposé sept critères et non cinq : je souhaitais inclure un critère concernant le chômage des jeunes, et un concernant le chômage de longue durée, afin de rééquilibrer l'économique et le monétaire. Je n'ai pas été suivi, les opposants à mon idée prétextant des incertitudes sur les statistiques du chômage.
Je voudrais rappeler aussi que j'ai plaidé en 1997 pour que la coordination des politiques économiques intervienne à coté du pacte de stabilité et de croissance. À l'époque, je n'ai pas eu le sentiment que la France mettait énormément d'énergie à défendre cette idée.
Je partage certaines des inquiétudes exprimées. L'esprit de coopération s'avèrera peut-être insuffisant. Mais aussi longtemps que les gouvernements ne voudront pas transférer des compétences supplémentaires, ce sera la seule voie possible.
Il faut effectivement conjuguer l'économique et le social. Mais lorsque la Cour de justice a donné priorité à la libre circulation des prestataires de services sur la protection sociale, au lieu d'assurer un juste équilibre, qui a protesté ? C'est un intégrisme de la libre circulation qui s'est imposé, au moment même où le Parlement européen faisant un excellent travail en amendant la directive « services » pour en faire un texte équilibré.
Les relations franco-allemandes ne sont plus ce qu'elles étaient, c'est vrai. Les nouvelles générations ne se ressemblent pas. L'Allemagne de Berlin est plus tournée vers l'Est que l'Allemagne de Bonn. M. Van Rompuy a dit très justement que le couple franco-allemand est nécessaire, mais pas suffisant pour l'Europe. Je crois qu'il y a beaucoup de non-dits entre la France et l'Allemagne, et que pour y remédier il faudrait intensifier les contacts à tous les niveaux. Cela me paraît absolument prioritaire. L'image de l'Allemagne en France est souvent biaisée. Nos systèmes politiques sont différents, l'Allemagne est un pays fédéral, la vie politique y est moins passionnée ; il est difficile de se comprendre avec des cultures aussi différentes. Mais il nous reste un point commun essentiel : savoir si nous allons accepter le déclin de l'Europe ou bien assurer sa survie. Et je continue à penser que l'union fait la force, que c'est là qu'il peut y avoir un espoir.
La BCE veut-elle un euro fort ? Je ne crois pas qu'on puisse avoir un tel jugement. L'euro a fluctué de 0,87 à plus de 1,5 dollar ! Ce qu'on peut reprocher à la BCE, c'est de s'être concentrée uniquement sur la stabilité des prix, sans se préoccuper suffisamment de la stabilité financière. Rester sous 2 % d'inflation a été le seul objectif. La politique monétaire doit se doter de plusieurs instruments d'analyse, comme le souligne Jacques de Larosière.
Cela me conduit à une question plus générale. Dans les années 1970, le grand danger était l'inflation. Est-ce qu'aujourd'hui les déficits publics ne sont pas un danger du même ordre ? Les marchés infligent aux États une double peine. Si ces derniers semblent remettre à plus tard la réduction de leur dette, la sanction est l'augmentation des intérêts à payer. S'ils entreprennent de réduire significativement leur dette, on annonce une diminution de la croissance et la spéculation continue. Il serait temps de remettre le capitalisme financier à sa place !
On parle de « guerre des monnaies ». Évitons les présentations trop schématiques. Le dollar reste la monnaie reine, avec ses forces et ses faiblesses. Si les Européens ne sont pas capables d'êtres unis pour discuter avec les Américains, il ne faut pas s'étonner que se forme un G 2 entre les États-Unis et la Chine. J'entends dire qu'il faut faire baisser l'euro. Que faut-il faire pour cela ? Émettre de la monnaie ? Répandre de mauvaises nouvelles sur l'Europe ? Évitons de surestimer nos forces, nous pouvons les accroître par notre union, mais n'imaginons pas, par exemple, que nous sommes capables d'imposer, à nous seuls, une réforme du système monétaire international. Et surtout ne souhaitons pas la fin de l'euro au nom de la guerre des monnaies ! Soyons conscients des atouts et des faiblesses de la France, et n'imputons pas nos difficultés à l'Europe. Ce n'est pas elle qui est responsable des limites de notre politique industrielle, et ce n'est pas par une dévaluation que nous aurons la bonne réponse à nos problèmes.
En matière d'harmonisation fiscale, la priorité devrait être d'harmoniser l'impôt sur les sociétés. Si nous progressons sur ce sujet, nous aurons un levier pour progresser aussi sur le plan social. C'est un sujet qu'il faudra aborder dans le « semestre européen ».
Sur l'avenir du couple franco-allemand, il faut tenir compte de la différence des expériences historiques, de la différence des systèmes sociaux, des mentalités... Ce sont autant de facteurs d'incompréhension. On ne discute pas assez. Et nous devons nous rappeler cette phrase de l'ancien ministre des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher à son successeur : « Ne te mets pas en situation de devoir choisir entre l'intérêt de l'Allemagne et l'intérêt de l'Europe ». Cela vaut pour tous les pays. Les grands dirigeants sont ceux qui savent faire la balance entre l'intérêt national et l'intérêt européen.
Il est vrai que l'accord de Deauville a provoqué des réactions épidermiques. Peut-être à l'époque des « couples » Mitterrand-Kohl et Giscard-Schmidt, les accords étaient-ils présentés de manière plus diplomatique. Mais les rapprochements n'étaient déjà pas des affaires simples. Lors de la crise des années 1970, avec le flottement des monnaies et la crise de l'énergie, les réactions avaient été opposées dans les deux pays : l'Allemagne avait plaidé pour l'austérité, la France pour forcer le retour de la croissance ; et pourtant, finalement, il y a eu un accord pour lancer le système monétaire européen. La leçon est qu'on ne fait pas l'Europe sans une vision de l'avenir.
M. Christian Cointat. - Il y a eu beaucoup de traités, et cependant on a l'impression que, malgré tous les instruments dont dispose aujourd'hui l'Union, l'Europe cherche encore sa voie. L'opinion ne le comprend pas. Ne faudrait-il pas essayer de travailler avec les instruments que nous avons, les utiliser pleinement, plutôt que de vouloir toujours de nouveaux instruments ? Commençons par faire tout ce qui est possible avec les instruments dont nous disposons ! J'ai approuvé tous les traités, mais ils ne remplaceront jamais la volonté d'agir.
Mme Josette Durrieu. - Vous n'avez pas prononcé le mot de « gouvernance », en lui préférant « coordination » ou « coopération ». Pour quelle raison ?
Sur l'énergie, on pourrait parler tout autant d'une « guerre de l'énergie » que d'une « guerre des monnaies ». Où en est-on de la Charte européenne de l'énergie, où est l'action unie des Européens ? On a l'impression que la Russie a imposé ses vues.
Enfin, dans la perspective du prochain sommet de l'OTAN, quel est votre sentiment sur l'extension du bouclier anti-missiles ? Ne faut-il pas refuser cette forme de protectorat des États-Unis sur l'Europe ?
M. René-Pierre Signé. - Ma question porte sur l'avenir de la PAC. La France et l'Allemagne bénéficient toutes deux de cette politique et les points de vue se sont rapprochés. Le maintien des aides européennes est indispensable, de même qu'une régulation des marchés. Sinon, nous nous retrouverons dans une situation catastrophique. Pensez-vous que les aides seront reconduites et une régulation maintenue ? Y-a-t-il un risque de renationalisation ? Quelle est la position des autres pays ?
M. Jean Bizet. - On a malgré tout le sentiment que, finalement, l'Europe progresse au travers des crises. Je crois que le « semestre européen » est un vrai progrès. J'approuve votre idée que la BCE s'est trop exclusivement concentrée sur la lutte contre l'inflation. Ne faudrait-il pas redéfinir de façon plus large ses missions ?
M. Jacques Delors. - Au-delà des gouvernements, un grand atout de la France est d'avoir une administration compétente et inventive. Par exemple, il y a une réflexion sur les marchés agricoles mondiaux, avec l'idée de constituer des stocks pour limiter la spéculation. Les cours du coton ont triplé : il y a des raisons objectives, mais la spéculation amplifie les mouvements. Cette réflexion sur les marchés mondiaux me paraît importante.
La France et l'Allemagne profitent certes de la PAC, mais les nouveaux États membres tout autant, sinon plus. Ils ont hérité d'une agriculture retardée et partiellement « soviétisée » : la PAC est une chance pour eux. Je crois essentiel de défendre les principes de base de la PAC : unicité du marché, solidarité financière, politique commerciale commune. Je crois également nécessaire d'agir en faveur de la ruralité, de la cohésion territoriale, du maintien de la biodiversité. D'où, entre autres, la défense des petits agriculteurs.
Je n'emploie pas volontiers le mot de « gouvernance » qui me paraît usé. Le « semestre européen » me paraît une bonne occasion pour aller plus loin dans la coopération.
La Russie face aux Européens, c'est effectivement Horace contre les Curiaces. C'est pourquoi je plaide pour que les Européens décident d'avancer en commun au moins sur quelques points. Je crois que l'OTAN devrait s'interroger plus au fond sur son rôle et son avenir. Je ne suis pas sûr qu'il y ait urgence à aller aujourd'hui vers un dispositif anti-missiles couvrant l'Europe.
Je crois qu'il n'y a eu que trois traités européens réellement utiles : la CECA, le marché commun et l'Acte unique. Les autres n'étaient pas assez lisibles pour être mobilisateurs. Je suis d'accord pour dire que la priorité doit être d'utiliser pleinement les instruments existants, sans activisme technocratique, dans le strict respect du partage des compétences entre l'Union et les États membres. Je ne vois pas pourquoi la Commission a cru devoir aborder la question des retraites, qui est une compétence nationale.
Pour conclure, je dirai que, quelles que soient les inquiétudes actuelles sur l'euro, nous devons être conscients qu'un échec dans ce domaine mettrait en cause l'avenir même du projet européen.