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Mardi 8 juin 2010

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

Institutions européennes

Les frontières de l'Europe
Rapport d'information de M. Pierre Fauchon

M. Pierre Fauchon. - Le rapport que je vous propose relève plus d'un exercice de prospective que des activités habituelles de notre commission. Cet exercice - qu'avait souhaité le président Haenel bien avant la crise que nous connaissons aujourd'hui - m'est cependant apparu utile car il subsiste un malaise, une inquiétude, face au processus d'élargissement, notamment dans notre pays ; ce malaise a été pour quelque chose dans le « non » au référendum de 2005. Et l'un des aspects de ce malaise est que le processus d'élargissement paraît indéfini : on n'en voit pas les limites précises. A cela s'ajoute le sentiment qu'il aurait fallut - et qu'il faudrait encore - davantage consolider l'Union avant de l'élargir. D'où la demande périodique d'une réflexion sur les « frontières de l'Europe ». Il en avait déjà été question lors de la convention sur l'avenir de l'Europe. Le sujet a été relancé par la France fin 2007, avec l'arrière-pensée d'obtenir un débat sur la Turquie.

Finalement, le Conseil européen a retenu, à la fin 2007, le principe de la création d'un « groupe de réflexion indépendant » sur l'avenir de l'Union, mais sans inclure dans son mandat la question des frontières ultimes de l'Europe. En effet, les partisans de l'adhésion de la Turquie s'y sont opposés. Ce groupe de réflexion présidé par Felipe Gonzalez a rendu très récemment ses conclusions et, conformément à son mandat, il n'a pas traité la question.

Il n'y a donc toujours pas de réponse claire à la question des limites de l'élargissement. Avec ce rapport, je ne prétends naturellement pas trancher cette vaste question de manière indiscutable. Mais comme elle correspond à une réelle interrogation dans l'opinion, il me semble que nous ne devons pas l'éluder, et que nous sommes dans notre rôle en essayant de contribuer à la réflexion. Je vais me concentrer sur quelques points.

? Les traités prévoient que seul un État « européen » peut adhérer à l'Union. Mais qu'est-ce qu'un État « européen » ? Cette question, je le disais, n'a pas été tranchée par l'Union. Mais elle l'a été, il y a une quinzaine d'années, par le Conseil de l'Europe.

En effet, de la même manière, pour pouvoir adhérer au Conseil de l'Europe, il faut être un État « européen ». Or, après la chute du mur de Berlin, le Conseil de l'Europe a reçu une vague de demandes d'adhésion. Et il a dû adopter des critères permettant de dire ce qu'est un État « européen ». Pour arrêter sa position, le Conseil de l'Europe a fait intervenir trois critères :

- la géographie : le territoire national doit être situé « en totalité ou en partie » sur le continent européen dont la frontière orientale est définie par l'Oural ;

- la culture : il doit exister des « liens étroits » avec la culture européenne ;

- enfin, subsidiairement, la volonté : dans le cas où les deux autres critères ne fourniraient pas une réponse parfaitement claire, il faut tenir compte de la volonté d'être considéré comme un État européen.

À la réflexion, cette approche m'est apparue tout à fait valable pour l'Union. Pris séparément, ces critères ne sont pas convaincants. Le critère géographique est arbitraire, le critère culturel est vague et peu discriminant, le critère de la volonté est évidemment insuffisant. Mais si l'on cumule ces critères, on arrive à une solution qui paraît raisonnable et opérationnelle.

On arrive alors à la conclusion que les États « européens » sont ceux qui font partie du Conseil de l'Europe, auxquels pourraient un jour s'ajouter deux autres États : la Biélorussie, qui ne fait pas partie du Conseil de l'Europe pour non-respect de la démocratie et des droits de l'homme, et le Kosovo, dont l'indépendance n'est pas reconnue par tous les États européens.

? Il faut souligner que, en acceptant cette définition de ce qu'est un État « européen », on ne dit pas que tous les États intéressés doivent adhérer un jour à l'Union. En effet, être un État « européen » n'est qu'un des nombreux critères à respecter pour pouvoir être candidat à l'adhésion. Autrement dit, la liste des États membres du Conseil de l'Europe ne peut donner qu'une indication concernant les limites ultimes, en théorie, du processus d'élargissement.

Il y a aujourd'hui vingt États membres du Conseil de l'Europe qui n'appartiennent pas à l'Union. Quatre d'entre eux (Andorre, Liechtenstein, Monaco, Saint Marin) sont des « micro-États », dont la population - allant de 28 000 à 72 000 habitants - ne dépasse pas celle d'une ville moyenne : leur adhésion à l'Union comme membres de plein droit ne paraît pas envisageable. Dans deux autres États (la Norvège et la Suisse), la population a jusqu'à présent refusé d'adhérer à l'Union. Les deux référendums organisés en Norvège à ce sujet, en 1972 et en 1994, ont eu le même résultat négatif ; en Suisse, le résultat négatif du référendum sur l'espace économique européen, en 1992, puis sur l'initiative « oui à l'Europe », en 2001, ont montré un clair refus de l'adhésion. Enfin, la Russie n'a jamais manifesté l'intention d'adhérer un jour à l'Union.

Sur les treize États subsistant de la liste, trois ont d'ores et déjà le statut de pays candidat : la Croatie et la Turquie, avec lesquelles les négociations sont en cours, et l' « Ancienne République yougoslave de Macédoine » pour laquelle elles ne sont pas ouvertes. Les dix autres pays se répartissent en trois zones géographiques :

- il y a tout d'abord quatre États balkaniques : l'Albanie, la Bosnie, le Monténégro et la Serbie ; l'Union a déjà reconnu la « vocation à l'adhésion » de ces quatre États ;

- il y a ensuite cinq États d'Europe orientale : l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine ; l'Union n'a pas reconnu pour l'instant leur vocation à l'adhésion ;

- il y a enfin un État d'Europe du Nord, l'Islande ; ce pays a déposé sa candidature, la Commission lui a donné un avis favorable, mais le Conseil ne s'est pas encore prononcé sur sa reconnaissance comme pays candidat.

? Si on considère cette liste, on aboutit, me semble-t-il, à la conclusion que le problème de l'élargissement ne devrait pas être dramatisé à l'excès.

Il n'y a que deux États susceptibles d'adhérer à court terme : la Croatie et l'Islande. Ensemble, ils représentent moins de 1 % de la population de l'Union. Pour les pays des Balkans et la Turquie, on est dans le moyen terme. Les pays des Balkans, ensemble, représentent 3,7 % de la population de l'Union : s'ils adhèrent, ils ne vont pas bouleverser la donne.

La Turquie, évidemment, est un beaucoup plus gros morceau : elle représente 15,3 % de la population actuelle de l'Union ; si elle adhérait, elle représenterait après son adhésion 12,8 % de la population. C'est beaucoup, mais il faut noter que, d'un point de vue démographique, l'élargissement aux nouveaux États membres a été un changement plus important ; dans le passé, l'élargissement au Royaume-Uni, au Danemark et à l'Irlande avait été un changement bien plus important encore. C'est dès ce moment-là qu'on est sorti de l'Europe des « Pères fondateurs ».

Nous ne sommes donc pas devant des problèmes qui seraient d'une dimension inédite pour l'Union.

Enfin, pour les cinq pays d'Europe orientale, on est clairement dans une perspective de long terme, et, de toute manière, le poids de ces pays n'est pas immense : ensemble, ils représentent 66 millions d'habitants.

Bien entendu, je ne veux pas minimiser les difficultés :

- les pays susceptibles d'adhérer sont presque tous économiquement en retard par rapport à l'Union ;

- la plupart sont de « petits » États, ce qui va encore accroître la sur-représentation des « petits » États par rapport aux « grands » ;

- enfin, ces États sont souvent éloignés des habitudes de travail en commun des Européens.

Toutefois, ces difficultés prévisibles doivent être mises en regard des avantages que l'on peut attendre d'une poursuite de l'élargissement, que ce soit en termes de stabilité régionale, de croissance économique ou de place de l'Europe dans un monde de plus en plus marqué par la prédominance de quelques grands pôles de puissance. Surtout, maintenir ouvert le processus d'élargissement reste un des principaux moyens d'influence extérieure de l'Union dans son voisinage européen. La perspective, même très lointaine, de l'adhésion joue un rôle stabilisateur et favorise le rapprochement vis-à-vis des standards européens.

Mais si l'on admet que le processus d'élargissement ne doit pas être arbitrairement stoppé aujourd'hui, il faut admettre aussi que la question des « frontières de l'Europe » ne peut recevoir de réponse « cartésienne ». On peut, dans l'abstrait, désigner des frontières ultimes à l'élargissement, mais ce sont seulement des frontières potentielles, à long terme. Et la réalité de l'Europe sera sans doute longtemps d'avoir des frontières susceptibles d'évoluer.

? Pour ma part, je me refuse à y voir un handicap majeur pour la construction européenne. Je crois au contraire que cette question des frontières doit être relativisée. Je crois que nous sommes trop habitués au modèle de l'État-nation, avec ses frontières bien précises et son homogénéité culturelle et juridique. Ce n'est pas un modèle qu'on peut transposer à l'Europe. La construction européenne est quelque chose d'inédit.

Je voudrais rappeler que l'âge des États-nations est une courte période dans l'histoire de l'humanité, et qu'il a été marqué par deux guerres mondiales. D'autres modèles sont concevables. Dans le passé, une construction comme l'Empire romain a permis à des populations extrêmement diverses, au sein d'un espace immense, de vivre en paix et dans un relatif État de droit. Il ne s'agit pas de vouloir le ressusciter, mais de souligner que le champ du possible est plus ouvert qu'on ne le croit.

Je voudrais souligner que la construction européenne, c'est avant tout un projet commun. Il y a des institutions communes, c'est nécessaire et c'est très important, il y a des affinités entre les États membres, naturellement, mais ce qui cimente véritablement la construction européenne, c'est d'avoir un projet commun ou un ensemble de projets communs. Telle était, en tout cas, l'intuition de départ de Robert Schuman et Jean Monnet.

Et il faut constater que, dans les faits, il y a plusieurs niveaux d'engagement des États dans le projet européen. A l'intérieur de l'Union, il y a ceux qui appartiennent à la zone euro et ceux qui sont en dehors, ceux qui appartiennent à l'espace Schengen et ceux qui sont en dehors. Inversement, il y a des États européens qui n'appartiennent pas à l'Union mais qui, en pratique, sont étroitement associés à la vie de l'Union. Dans le rapport, je donne l'exemple de la Suisse, qui est associée à de très nombreuses politiques communes.

C'est pourquoi, à mon avis, il faut relativiser la question des frontières. Pour reprendre sur un plan laïc une formule célèbre, je dirai qu'il y a plusieurs demeures dans la maison européenne. L'Europe n'est pas une réalité figée. Tous les membres de l'Union n'ont pas nécessairement la volonté et la capacité d'avancer à la même vitesse dans tous les domaines ; en même temps, les frontières extérieures de l'Union ne sont pas stabilisées et ne le seront vraisemblablement pas avant de longues années ; et parallèlement, des États non membres sont intimement associés aux politiques menées par l'Union.

Mais ce n'est pas nécessairement un handicap pour la construction européenne que de ne pas être une réalité figée. Si l'Europe est avant tout un projet ou un ensemble de projets, le point principal est d'approfondir ce projet, de se donner les moyens nécessaires pour progresser, plutôt que d'avoir d'avance une liste exhaustive des catégories de participants, une frontière bien nette de l'entreprise. Le débat institutionnel paraît clos pour longtemps avec l'adoption du traité de Lisbonne. Il ne faudrait pas qu'un débat sur les limites de l'élargissement vienne prendre le relais pour reléguer au second plan la question de l'approfondissement du projet européen.

Un rapide examen des thèmes prioritaires pour cet approfondissement confirme d'ailleurs ce caractère relatif de la question des frontières.

Le renforcement de la gouvernance de la zone euro est, à l'évidence, un thème prioritaire, nous le constatons tous les jours : or, en pratique, il ne concerne pas tous les États membres, et les élargissements futurs ne sont pas susceptibles, pour la plupart, d'avoir une conséquence sur la composition de la zone euro, si ce n'est à longue échéance.

La construction effective de l'espace de liberté, de sécurité et de justice est indiscutablement un autre thème prioritaire. Or, il est clair que tous les pays membres ne participeront pas de la même manière à tous les aspects de cet approfondissement - ne serait ce qu'en raison des « opt-out » obtenus par certains d'entre eux - tandis que des États non membres de l'Union, mais participant à l'« espace Schengen », seront associés à certains aspects.

Le domaine « climat/énergie » est un autre thème particulièrement important : dans ce cas, la configuration est encore différente, puisqu'il s'agit non seulement que l'Union dans son ensemble s'engage dans une démarche ambitieuse, mais qu'elle entraîne au delà de ses frontières le maximum d'autres États dans cette démarche.

Il n'est pas nécessaire de multiplier les exemples pour conclure que la question des « frontières de l'Europe » doit s'apprécier à partir de l'exigence, plus fondamentale, de l'approfondissement du projet européen. C'est pourquoi j'aurais tendance à paraphraser le baron Louis : « faites-moi une bonne politique européenne et je vous ferai de bonnes frontières ».

Pour conclure, je voudrais faire deux remarques.

L'idée d'organiser l'Europe en cercles concentriques est mal reçue, même si elle a été évoquée par des personnalités comme Édouard Balladur, Jacques Delors ou Wolfgang Schäuble. Mais l'existence de plusieurs cercles est une réalité. Dès lors, il me semble que l'appartenance ou non au cercle le plus vaste ne doit pas être dramatisée. Le cercle central, où les solidarités sont de plus en plus étroites, demande au contraire une approche plus exigeante. Il faut tenir compte de cette différenciation de fait.

Par ailleurs, je crois que nous ne devons pas aborder la question de l'élargissement en regardant dans le rétroviseur. Nous sommes dans un monde globalisé en évolution très rapide. Il faut se tourner vers l'avenir pour définir l'intérêt de l'Europe, dans un monde qui n'est plus du tout ce qu'il était il y a cinquante ans ou même vingt ans.

M. Jean Bizet. - Je retiens particulièrement quatre aspects.

Vous soulignez que l'élargissement n'est pas un processus illimité ni hors de contrôle.

Vous relevez que les difficultés prévisibles d'intégration de nouveaux membres doivent être mises en balance avec la nécessité pour l'Europe d'avoir la « taille critique » dans un monde dominé par quelques géants.

Vous indiquez que la construction européenne ne marque pas la fin des États-nations, mais qu'ils sont dépassés lorsqu'il s'agit de répondre aux grands défis d'un monde globalisé.

Enfin, vous affirmez que l'Europe sera une création du XXIe siècle cimentée par un projet ou un ensemble de projets.

Je crois que ce rapport nous aide à mettre en perspective les travaux plus spécialisés que nous menons d'ordinaire.

M. Simon Sutour. - Ce rapport, qui était, vous l'avez rappelé, une idée du président Haenel, me paraît particulièrement utile parce qu'il présente toute la problématique de l'élargissement. En même temps, il soulève plus de questions qu'il ne donne de réponses ! En tout cas, il me donne la certitude que nous avons bien fait de ratifier le traité de Lisbonne ! Demain, il sera encore plus difficile de réviser les traités.

La priorité doit être d'intégrer les Balkans, aujourd'hui entourés de pays membres. Mais nous aurons encore plus de « petits » États membres, avec les déséquilibres que cela induit et la difficulté grandissante pour obtenir l'unanimité.

Dans le cas de la Turquie, j'ai le sentiment que la perspective de l'adhésion devient plus lointaine, dans la mesure où l'évolution de ce pays ne me paraît pas aller dans ce sens.

En Ukraine, il existe une réelle volonté d'Europe, un ancrage européen indiscutable. Il faut aller plus loin qu'une politique de voisinage, donner une plus grande portée au partenariat oriental.

Pour ce qui est du retard économique de certains pays, souvenons-nous de ce qu'on disait de l'Espagne et du Portugal à une certaine époque ! Ne sous-estimons pas la capacité des pays à se remettre à niveau dans un cadre européen favorable.

M. Robert Badinter. - La menace aujourd'hui pour l'Europe, ce n'est pas le risque de dilution lié à la poursuite de l'élargissement. C'est le risque de désintégration face à une crise financière qui met sa cohésion à l'épreuve. L'Europe, ce sont des institutions, des valeurs, un destin commun, à la fois une réalité et un projet. L'euro fait partie de cette réalité. Va-t-il résister à la crise, aux perspectives d'une croissance durablement faible ? J'ai lu avec inquiétude le sombre pronostic de Nouriel Roubini. Nous ne sommes pas à l'abri d'un délitement.

Je souhaite la définition d'une frontière pour l'Europe. L'absence de frontière donne le vertige. Et je doute que l'Europe ait vocation à traverser le Bosphore pour avoir une frontière avec l'Iran, l'Irak ou la Syrie. Ce n'était pas le projet des Pères fondateurs ! Si on a reconnu la vocation européenne de la Turquie, c'était à cause de la guerre froide. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que la Turquie accepte de se plier aux disciplines qu'implique l'appartenance à l'Union.

Pour les Balkans, la nécessité d'une ouverture à l'adhésion est indiscutable. La Croatie ne pose pas de problèmes ; la Serbie, à terme, n'en posera pas. Les autres États paraissent beaucoup plus fragiles.

Pour l'Europe orientale, il paraît raisonnable d'envisager à terme l'adhésion de l'Ukraine. Les autres États de la zone posent des problèmes redoutables.

Soyons clairs : la construction européenne est menacée ; la priorité doit être de la consolider, et de n'intégrer que les pays qu'on peut valablement intégrer sans s'affaiblir. Il y a une civilisation européenne, une conscience européenne, des valeurs communes ; il faut aussi des frontières à l'Europe.

Deux remarques pour conclure mon propos.

La Turquie est en train de retrouver sa vraie vocation, qui est d'être un pont. Elle est européenne jusqu'à Istanbul, après elle ne l'est plus. Et elle est l'héritière d'un grand empire. Je suis persuadé que, le moment venu, les Turcs préfèreront être eux-mêmes plutôt que de se définir comme Européens.

Pour les Balkans, je voudrais rappeler la formule de Bismarck : « Ces pays produisent plus d'histoire qu'ils n'en peuvent consommer ».

M. Robert del Picchia. - Effectivement, on ne voit pas d'autre solution pour les Balkans que l'entrée dans l'Europe. C'est la clef de la paix, pour une zone qui doit se désintoxiquer des conflits.

Je suis pour ma part persuadé que, le moment venu, la Turquie préfèrera obtenir un statut sur mesure plutôt que l'adhésion. Les Turcs ne prendront pas, de toute manière, le risque d'un refus de leur adhésion par tel ou tel pays membre, qui pourrait provoquer chez eux un choc en retour. Les négociations avec l'Union sont un levier pour faire évoluer le pays ; je doute que la Turquie soit prête à accepter toutes les contraintes d'une adhésion. C'est un pays qui devient de plus en plus important, qui développe son influence régionale. Je crois que, finalement, elle préfèrera rester à côté de l'Union plutôt que d'être à l'intérieur.

M. Pierre Fauchon. - Effectivement, les États-nations ne vont pas se fondre dans un État unique : l'objectif, c'est de les unir dans un ensemble doté d'un fonctionnement efficace. Pour la forme finale de cet arrangement, faisons confiance à la créativité humaine !

Je conviens que, en Europe orientale, il existe de fortes attentes à l'égard de l'Europe qu'il ne faut pas décevoir. Je crois que, sans créer d'illusions, il faut se montrer souple et ouvert, accepter une marge d'incertitude, une « zone grise » sur les frontières finales de l'Union.

Je reconnais volontiers que le risque principal aujourd'hui pour l'Europe est celui d'un délitement, si nous ne parvenons pas à agir de façon cohérente et ordonnée contre la crise. C'est bien le sens de mon propos quand je dis que la priorité est d'approfondir le projet européen.

Mais je ne suis pas certain qu'il faille chercher à donner dès maintenant une frontière précise à l'Europe. En réalité, depuis l'adhésion de la Grande-Bretagne, le projet européen est devenu plus vague, plus flou. La priorité me paraît être de dire clairement ce que nous voulons faire ensemble, à quel niveau d'engagement, et je crois que les frontières se dessineront progressivement à partir de la réponse.

Les candidats à l'adhésion sont pour la plupart de « petits » pays : cela pose un problème institutionnel, mais pas une difficulté stratégique. La Turquie, je le reconnais, pose un problème d'une ampleur particulière : mon propos n'était pas de proposer une solution, simplement d'en appeler à une approche tenant compte de tous les aspects. Enfin, je ne peux que souscrire au constat unanime de la nécessité d'intégrer les Balkans.

Pour conclure, je dirai que j'ai été souvent tenté de comparer l'Europe à un dédale sans Minotaure. Maintenant, le Minotaure est là : c'est la crise très grave que nous traversons. Qui sait ? Elle sera peut-être notre chance !