Les Parlements dans la société de l'information
Palais du Luxembourg, 18 et 19 novembre 1999
XII. CONCLUSION DES DÉBATS : M. DOMINIQUE WOLTON, CNRS
« M'étant penché sur les questions touchant à la communication depuis plus de vingt ans, j'ai eu l'occasion d'entendre la plupart des théories qui sont exprimées aujourd'hui sur Internet, à propos d'autres moyens de communication. Vous pardonnerez donc le peu d'enthousiasme dont je ferai montre à l'égard d'Internet.
Ce qui est important, c'est le désir du changement, pas les techniques qui permettent de changer. Ceux qui croient que les techniques vont tout modifier en seront donc pour leurs frais. Entre 1960 et 1985, une génération entière a cru que l'informatique de réseaux allait tout changer. Je ne veux pas dire que la technique n'a pas d'importance. Toutefois, depuis le début du siècle, qui a pourtant été marqué par l'arrivée d'un grand nombre de techniques de communication nouvelles qui se sont surajoutées les unes aux - autres, les déplacements physiques n'ont pas cessé d'augmenter.
Pour ce qui concerne le travail parlementaire, je vois quant à moi plusieurs évolutions positives. En politique comme ailleurs, il est toujours intéressant d'observer ce que font les gens, de manière empirique. C'est donc une bonne chose qu'une communauté professionnelle comme les parlementaires prenne la peine de faire ce travail. Par ailleurs, il est certain que les systèmes informatisés peuvent apporter davantage de rapidité dans le traitement de l'information, tout comme le courrier électronique et l'accès aux bases de données. Je trouve également positive la possibilité pour les parlementaires de pouvoir se passer de temps en temps des médias et de passer par une communication directe. Enfin, les nouvelles technologies permettent de relancer quelques questions fondamentales.
Mais je souhaite aussi lister, un peu ironiquement, sept petits problèmes. Tout d'abord, on ne cesse de dire que les systèmes informatisés permettent de rendre les processus plus transparents. C'est vrai, mais seulement jusqu'à ce qu'éclate la première crise. Dans la politique comme dans l'entreprise, il suffit qu'une rumeur circule pour que la spéculation redémarre, contre toute logique strictement informationnelle. Il en va de même dans le domaine scientifique : le fait de pouvoir accéder à toutes les bases de données du monde ne permettra jamais de faire la moindre découverte scientifique.
En deuxième lieu, nous devons gérer dans notre société un nombre toujours croissant d'informations. Le parlementaire, assailli de demandes de toutes natures, a besoin d'assistants capables de hiérarchiser les demandes et les informations. Ce n'est pas parce que l'on accède à beaucoup d'informations que l'on a davantage d'idées.
Troisièmement, on dit souvent que les nouvelles technologies permettent de se passer d'intermédiaires. Or la définition même d'une société démocratique est qu'elle fonctionne avec des intermédiaires, comme les parlementaires. Il serait donc illusoire de croire que l'on peut créer une société sans institutions intermédiaires ou sans archaïsmes.
Quatrièmement, il existe de par le monde quelque 3 milliards de téléspectateurs, alors que les internautes ne sont que quelques dizaines de millions. Même en Europe, il n'y a encore que 30 millions d'internautes, pour 370 millions d'habitants. A cet égard, le rôle de la radio ou de la télévision est largement sous-estimé, de par leur dimension collective, en particulier par rapport à l'Internet, qui est un média avant tout individuel. De ce point de vue, la radio et la télévision ne sont pas de vieux médias, mais sont au contraire d'une extrême modernité.
En cinquième lieu, si tout le monde s'exprime sur Internet, qui va écouter, qui va délibérer ? La force d'un Parlement est justement d'être un lieu de délibération. La démocratie directe est une illusion : la lenteur des institutions démocratiques représentatives est une des conditions de l'existence de la démocratie.
Sixièmement, il existe un déséquilibre croissant entre la masse d'information mise à la disposition du citoyen et son influence réelle sur la vie politique. Internet ne fait qu'accroître ce déséquilibre.
Enfin, l'inégalité d'accès à l'information est une réalité. On ne parle pas du coût de l'information. Le paradoxe du progrès technique est qu'il va probablement rendre l'information et la communication beaucoup plus chères que pendant les 150 dernières années, avec des moyens techniques moins performants. Les informations que nous achetons aujourd'hui pour 7 francs, le prix d'un quotidien, coûteront sans doute demain beaucoup plus cher, du fait de l'émergence d'un marché de la communication.
En conclusion, je l'ai déjà dit en introduction, ce qui importe, ce sont les utopies. Il est normal que Bill Gates nous dise que la technologie aboutira à la société de l'information. Les constructeurs automobiles nous disent aussi que leurs véhicules contribuent à créer une nouvelle société... Mais il est néfaste que les politiques se contentent de cela : la modernité n'est pas un projet de société, c'est un fait. Finalement, ce qui fait le génie des hommes politiques, c'est leur capacité de médiation. Je pense qu'il faut avoir une vision « archaïque et conservatrice » de la politique pour sauver l'essentiel de la politique, c'est-à-dire l'acceptation par le citoyen de déléguer à d'autres individus, en qui il a confiance, des décisions qui engagent son avenir. Enfin, je considère que la société de l'information et de la communication est un concept industriel, certainement pas un concept politique. Le fait que les politiques reprennent aujourd'hui le vocabulaire des industriels de l'information me semble particulièrement grave : c'est comme si les politiques du début du siècle s'étaient fixé pour but de construire une société de l'automobile ou de l'électricité ! Cela n'a évidemment aucun sens. Nous souffrons là d'un mal terrible, le modernisme, voire le jeunisme. Il nous revient d'expliquer aux jeunes, qui sont les moteurs du changement, qu'une société ne se construit pas avec des réseaux. »