LA MULTIPLICATION DES PEINES
Jacques-Henri
ROBERT,
professeur émérite de l'Université de Paris II
(Panthéon-Assas)
Le thème qui nous réunit invite à un exercice d'arithmétique comparé. En 1810, il y avait cinq peines correctionnelles d'emprisonnement : l'amende, la confiscation, la surveillance de haute police et la perte de droits civils, civiques et politiques. En 2010, l'article 131-3 comprend une énumération de huit entrées dont un numéro renvoie à l'article 131-6 qui comprend 15 numéros, soit un total provisoire de 22 peines auxquelles s'ajoutent les peines complémentaires de l'article 131-10 dont les énoncés sont pour certains précis, comme la fermeture d'un établissement, tandis que d'autres sont bien plus vagues, comme les incapacités ou les retraits d'un droit. Il s'avère alors difficile de dénombrer les peines correctionnelles. La démonstration de leur multiplication ne s'arrête pas là : si on considère le sursis avec mise à l'épreuve, le total s'élève à une trentaine de peines correctionnelles.
Le titre multiplication fait moins bonne figure pour les peines criminelles qui étaient au nombre de 13 en 1810 (réclusion, travaux forcés, mort civile, marque, confiscation générale...). Ces peines ont été supprimées au fil du temps. Ne substituaient en 1994 que la réclusion et la détention criminelle. Le nouveau code pénal y a ajouté l'amende et les peines correctionnelles puisées dans le vivier de l'article 131-10.
Depuis 1994, la liste des peines criminelles a augmenté, plutôt en introduisant des nouvelles modalités d'exécution de la peine qui sont ressenties par les condamnés comme des peines. Ces nouvelles peines complémentaires sont, par exemple, le suivi socio-judiciaire ou la surveillance électronique mobile. Ces modalités se sont multiplié en 2007, 2008 et 2010 avec la surveillance judiciaire et l'injonction thérapeutique puis la rétention de sûreté et la surveillance de sûreté. Si le Conseil constitutionnel considère qu'il s'agit de mesures de sûreté, il sera difficile de convaincre les condamnés qu'ils ne sont pas soumis à une peine quand ils sont enfermés au titre de la rétention.
Les peines criminelles et les mesures de sûreté ont été inspirées par l'effroi populaire que causent certains crimes. L'enfermement est alors jugé insuffisant : les peines criminelles sont alors multipliées pour les ajouter, en prison ou après la prise, à l'enfermement. La multiplication des peines correctionnelles est en revanche inspirée par le désir législatif d'éviter l'emprisonnement, souci qui date de l'école positiviste italienne. Les positivistes ont bien compris que, d'un emprisonnement très court, on ne peut attendre aucune amélioration du condamné. De cette conviction centenaire sont nées de nombreuses lois, à commencer par le sursis simple du sénateur Bérenger ou par la libération conditionnelle de Waldeck-Rousseau jusqu'à la loi du 24 novembre 2009. Deux mouvements contraires existent : l'un consiste à multiplier les peines correctionnelles pour éviter l'emprisonnement et l'autre à multiplier les peines criminelles qui s'ajoutent à l'enfermement.
J'exclurai de mon propos les peines de police, désormais peines contraventionnelles, les peines infligées aux personnes morales, créées ex nihilo dont les applications sont très inégales.
I - LA MULTIPLICATION DES PEINES CORRECTIONNELLES
La statistique montre que les peines correctionnelles de courte durée restent nombreuses, avec ou sans sursis. Un cinquième des peines correctionnelles aboutit à un emprisonnement. 94 % de ces emprisonnements sont prononcés pour moins de deux ans : la grande majorité des peines correctionnelles est donc brève en dépit des enseignements des positivistes. Le législateur réalise de nombreux efforts pour dissuader le magistrat de prononcer ces peines. Ces efforts ont débuté avec le sursis et la libération conditionnelle ; ils ont continué avec le sursis avec mise à l'épreuve en 1958, le contrôle judiciaire, les peines de substitution créées en 1975 et augmentées en 1983. Le nouveau code pénal de 1992 invente enfin les peines dites alternatives : le législateur est ainsi invité à les inscrire comme peine principale encourue. Toute cette palette ne convainc toutefois pas les magistrats.
1. Les peines de remplacement
La liberté d'aller et venir étant la plus précieuse des libertés, on peut imaginer de punir les citoyens en les privant d'autres libertés : il faut alors listes les libertés publiques et inventer les peines correspondantes. Le législateur s'est livré à ce jeu, agissant sur la nature des peines mais aussi sur la manière de les infliger.
a) La multiplication du contenu des peines
La liberté d'aller et venir peut être restreinte autrement que par la prison, à savoir par l'interdiction de séjour, la surveillance électronique fixe, la privation du permis de conduire, l'obligation de recevoir ou de faire des visites à des fonctionnaires, la reconduite à la frontière pour les étrangers.
Les libertés civiques peuvent également être supprimées à titre de peine : l'électorat, l'éligibilité, l'exercice de fonctions publiques ou la liberté de communiquer. La loi Hadopi du 28 octobre 2009 prive une personne du loisir d'être connectée à Internet. Interdiction peut également être faite aux malfaiteurs de raconter ce qu'ils ont fait dans des livres ou des émissions de télévision.
L'incapacité civile connaît beaucoup de limitations avec les interdictions professionnelles, d'utiliser les moyens de paiement, de concourir aux marchés publiques, d'élever ses enfants ou même de vivre avec son conjoint.
La propriété peut être limitée par les jours amendes, la fermeture d'établissement...
Cet ensemble se gonfle au gré des imaginations législatives et fait ressusciter la mort civile d'autrefois. Il existe également des obligations de faire : le travail d'intérêt général, les stages de sensibilisation à différents objets comme les valeurs républicaines, la responsabilité parentale, les dangers des stupéfiants. Existent enfin les sanctions / réparations.
b) La multiplication des régimes
Le travail d'intérêt général peut être une peine complémentaire, qui peut être également prononcée à titre principal, être la condition d'un sursis ou être le fruit de la transformation de l'emprisonnement opéré par le JAP. Au cours des discussions relatives au code pénal, une discussion très intéressante a porté sur le fait de savoir s'il fallait changer les peines de substitution en peines alternatives. Les peines de substitution sont offertes au juge à la place de l'emprisonnement. Certains députés ont proposé que le législateur puisse inscrire ces peines alternatives dans le texte d'incrimination, comme à l'article 322-1. Cette invitation que le législateur s'adressait n'a pas beaucoup prospéré. La loi du 3 mars 2004 a supprimé la formule de l'article 131-6 destiné à inciter le législateur à utiliser ces peines. Nous en sommes donc restés aux peines de substitution, cette dernière étant opérée par le juge.
58 000 peines d'emprisonnement fermes, soit la moitié de ces peines, sont des peines de substitution, ce qui équivaut à un dixième des condamnations correctionnelles. Seules trois peines sont réellement appliquées : la suspension du permis de conduire, les jours-amendes et le travail d'intérêt général. Les autres sont quasiment inusitées.
1. Les limites de ces peines de remplacement
La plupart de ces trente peines ne peut être contrôlée. La sanction de l'inobservation de ces peines, lorsqu'elle est détectée, est l'emprisonnement lui-même. L'emprisonnement encouru peut toutefois être lui-même d'une substitution. Un magistrat hostile à l'emprisonnement pourrait donc accumuler, au fil des condamnations successives pour un même condamné, une quantité d'incapacités qui finirait par lui rendre la vie impossible.
Les peines de remplacement trouvent une limite criminologique et juridique dans la nécessité de maintenir l'exemplarité de la peine. La privation de droits non privatifs de la liberté d'aller et venir n'est pas ressentie par la communauté nationale comme suffisamment sévère. Les auteurs de la loi du 11 juillet 1975 instituant les peines de substitution les avaient d'ailleurs qualifiées de substitut aux peines courtes d'emprisonnement. Le législateur interdirait lui-même de manière indirecte ces peines de remplacement pour des délits graves.
Il existe d'ailleurs une gradation dans la gravité des délits correctionnels. Au dessus de deux ans, le juge d'application des peines perd son pouvoir de transmutation de la peine d'emprisonnement. Les peines de plus de trois ans sont la plus petite infraction pour encourir le suivi socio-judiciaire, peine d'addition et non de substitution. Au même seuil de trois ans, le régime des peines plancher pour les récidivistes commence à s'appliquer. Au dessus de cinq ans, le bénéfice du sursis ne peut plus être accordé et la période de sûreté commence à pouvoir être prononcée. Les délits punis de dix ans d'emprisonnement sont traités comme des crimes. La frontière entre délits et crimes a effectivement été élevée de sept à dix ans. Pour ces infractions, l'enfermement demeure la sanction ordinaire. Les auteurs exposés à des peines multipliées sévère sont ceux dont on redoute la dangerosité : ils sont concernés par la multiplication des peines.
I - LA MULTIPLICATION DES PEINES POUR LES CRIMINELS DANGEREUX
Le phénomène des criminels dangereux est une résurgence de la surveillance de haute police d'autrefois. Les peines destinées à s'ajouter à l'enfermement des criminels ou des délinquants dangereux ressemblent à cette surveillance de haute police. La société se méfie de ces personnes et estime que leur activité doit être encadrée. Avec l'amélioration des procédés techniques de surveillance, l'époque moderne dispose du bracelet électronique mobile, de fichiers informatiques et de traitements médicaux. La Suède a ainsi longtemps pratiqué la castration chirurgicale. Les progrès de la médecine ont permis d'appliquer l'administration de substances inhibitrices de la libido. Le fruit de ces multiplications de peines est réservé à certains délinquants.
1. Les délinquants concernés
Le droit moderne définit les personnes dangereuses non plus par les catégories juridiques délit-crimes mais par un procédé subtil : la création des personnes qui encourent le suivi socio-judiciaire. Il n'est pas nécessaire que ce suivi soit prononcé ou que ces personnes aient commis des infractions après l'entrée en vigueur du suivi socio-judiciaire. L'article 717-1 du code pénal définit les personnes condamnées pour une infraction pour laquelle un suivi socio-judiciaire est encouru. Outre les infractions criminelles contre la vie figurent les séquestrations, les enlèvements, les destructions de biens par explosif, les violences mêmes légères contre des personnes vulnérables ou respectables ou perpétrées avec une circonstance aggravantes et qui ne font encourir que trois ans d'emprisonnement. Enfin, la rétention de sûreté s'adresse aux auteurs de crimes atroces.
2. Le traitement réservé à ces personnes
Le législateur procède en deux temps. Il met d'abord en oeuvre des procédures permettant de prendre des décisions à l'égard des condamnés : outre le jugement de condamnation, il s'agit de la libération conditionnelle, assortie de conditions, la permission de sortie, la semi-liberté, le placement à l'extérieur, soit toutes les mesures que peuvent prendre les tribunaux d'application des peines. Ces institutions anciennes sont réutilisées à de nouvelles fins et s'y ajoutent de nouvelles institutions dédiées aux délinquants dangereux, comme le suivi socio-judiciaire, la surveillance judiciaire et la surveillance de sûreté.
Différents outils sont vissés sur ces supports de décision, avec des restrictions anciennes, avec les 24 conditions du sursis de mise à l'épreuve, ou nouvelles comme l'injonction de soin ou l'interdiction de fréquenter certains lieux ou certaines personnes. La surveillance électronique mobile peut être appliquée comme peine complémentaire autonome, comme composante du suivi socio-judiciaire, comme composante de la surveillance judiciaire, comme composante de la surveillance de sûreté. L'injonction thérapeutique peut s'adapter à la libération conditionnelle, aux permissions de sortie, à la semi-liberté ou au placement à l'extérieur. Ces restrictions nouvelles s'ajoutent aux 24 conditions du sursis avec mise à l'épreuve. Ce dernier a changé de nature : alors qu'il servait à l'origine pour éviter l'emprisonnement, il est désormais utilisé comme un instrument d'oppression.
La surveillance de l'exécution de toutes ces restrictions est assurée par des fichiers, comme le fichier national automatisé des auteurs d'infraction sexuelle ou violence, le fichier des personnes recherchées au titre des décisions judiciaire ou encore le fichier national automatisé des empreintes génétiques. Tous ces dispositifs permettent de localiser les personnes. Une restriction de liberté est particulièrement cruelle : celle qui consiste à s'approcher des lieux où pourrait se trouver la victime et ses héritiers. Si jamais la personne s'en approche, elle peut être arrêtée par la police et mise en garde à vue dans une procédure dans laquelle le juge d'application des peines exerce les fonctions du Procureur. Nous avons donc reconstitué une catégorie d'individus qui était celle visée par la surveillance de haute police, laquelle n'était pas soutenue par des fichiers.