Assises de la subsidiarité
Palais du Luxembourg, 24 octobre 2008
DEUXIÈME PARTIE :
LE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL DE LA SUBSIDIARITÉ :
LES MOYENS JURIDIQUES PERTINENTS
POUR ASSURER LE CONTRÔLE DE CE PRINCIPE,
DANS LES DIFFÉRENTS SYSTÈMES DE DROIT
M. Koen LENAERTS, Juge à la Cour de justice des Communautés européennes
Merci, Monsieur le Président. Permettez-moi quand même, malgré les contraintes de temps de vous remercier m'avoir invité à ce colloque, coorganisé par le Comité des régions et le Sénat français, auquel c'est un plaisir et un honneur pour moi de pouvoir participer.
De plus, je crois pouvoir ajouter une dimension au débat que vous avez déjà eu tout au long de cette journée, en me demandant quelle est la sanction judiciaire du principe de subsidiarité, en particulier en vue de la défense des autorités infra-étatiques des États membres, et plus particulièrement encore des régions à pouvoirs législatifs.
Je serai schématique pour être bref, et évidemment tout à fait disposé à répondre ensuite à des questions, si l'occasion se présentait.
Les régions ou les autorités locales ne sont pas des requérants privilégiés devant la Cour de justice des Communautés européennes. Cela veut dire qu'à la différence des États membres, ces régions n'y ont pas un simple accès, pour demander à la Cour l'annulation de tout acte qu'elles croiraient être contraire au principe de subsidiarité, à savoir celui qui nous intéresse le plus, dans son détail. Au risque de vous froisser un peu, les régions, sont techniquement parlant, assimilables à des personnes physiques ou morales. Elles n'ont accès à la Cour, en l'occurrence au Tribunal de première instance et, en degré de pourvoi à la Cour, que dans le cas rare où un acte communautaire leur est directement adressé. Autrement dit, soit dans le cas où l'acte est adressé à un État membre, ce qui est plus fréquent, soit lorsqu'il s'agit d'un acte de portée générale qui n'est adressé à personne, mais qui entre en vigueur de par sa publication. Dans ces cas-là, les régions doivent démontrer qu'elles sont individuellement et directement concernées, comme le seraient des personnes physiques ou morales. Actuellement, il n'y a que deux domaines dans lesquels cette démonstration réussit assez bien aux régions. Il s'agit du domaine des aides d'État, lorsque la Commission prend une décision interdisant une aide d'État, au motif qu'elle serait incompatible avec le marché commun, et que c'est la région ou l'autorité infra-étatique qui octroie cette aide. Dans ce cas, cette autorité est directement et individuellement concernée dans la façon dont elle exerce ses compétences propres.
C'est également le cas - et le cas récent du Land Überösterreich l'a démontré - lorsqu'elle exerce ses compétences propres, en matière environnementale, par exemple et demande une dérogation à une directive d'harmonisation du marché intérieur, sur la base du fameux article 95 du traité CE.
Donc, conformément à une procédure prévue dans le traité, lorsqu'une région, au titre de ses compétences propres, veut déroger à une telle directive d'harmonisation, elle doit, par le biais de son État membre, demander à la Commission de pouvoir y déroger. Si la Commission refuse et fait grief à cette région, elle est directement et individuellement concernée. Mais, au risque de vous décevoir, ce sont les seuls cas de figure où elles ont un accès "pratique" pour défendre leurs propres prérogatives, et à travers celles-ci, la défense, en leur faveur, du principe de subsidiarité.
Il y a donc une véritable lacune, convenons-en, car il y a une multitude d'actes de portée générale - comme toutes les directives, dans n'importe quel domaine législatif, pour lesquelles l'Union européenne a compétence - où ce sont les régions, qui, par leurs pouvoirs législatifs transposent ces directives dans l'ordre juridique interne, au niveau des ordres juridiques constitutionnels des États membres. Quand bien même une région aurait manifestement l'impression qu'on a passé outre le principe de subsidiarité, elle ne pourrait pas saisir, en tant que telle, la Cour de justice.
Que faire pour combler cette lacune, apparente à tout le moins, de protection juridictionnelle des régions, en vue de la sanction judicaire du principe de subsidiarité? Nous disposons pour cela de trois voies. Premièrement, la région peut frapper à la porte de son État membre, car un État membre peut faire un recours, tout en étant représenté par une région. À ce moment-là, l'État membre étant requérant privilégié, la région jouit du même statut, de facto . Mais cela dépend du bon vouloir de l'État membre dont dépend la région. Deuxièmement, comme vous le savez, depuis le traité de Lisbonne, l'État membre peut notifier à la Cour un recours en annulation du Parlement national, si le Parlement national est convaincu que le principe de subsidiarité a été violé. Il est parfaitement légitime pour un ordre juridique d'un État membre, de convenir, en interne, que ce que le Parlement national fait, le Parlement régional peut le faire. Cela dépend donc d'une espèce d'accord constitutionnel au niveau de l'ordre juridique interne de l'État membre en cause.
Troisièmement - et cela nous amène directement à notre "co-hôte" institutionnel d'aujourd'hui, à savoir le Comité des régions - dans le droit actuel, tout le monde le sait, ce Comité n'a pas accès à la Cour de justice. Toutefois, comme le dernier orateur a appelé de ses voeux la ratification rapide du traité de Lisbonne - et je m'y associe très volontiers -lorsque tel sera le cas, le Comité des régions aura accès direct à la Cour de justice, et cela, dans deux cas de figures.
Premièrement, lorsqu'il lui faudra défendre le respect de ses prérogatives propres, consistant à être consulté, chaque fois que le traité le prévoit comme composant du processus législatif de l'Union. Le traité le prévoit chaque fois que le processus législatif de l'Union donne droit, en regard du principe de subsidiarité entre autres, aux entités infra-étatiques des États membres. Deuxièmement, et ça nous amène au coeur de notre sujet, le Comité des régions - quand bien même il aurait été très correctement consulté et aurait donné son avis - peut néanmoins introduire un recours en annulation contre un acte législatif de l'Union, chaque fois qu'il est convaincu que cet acte viole le principe de subsidiarité, pourvu que la matière sur laquelle porte cet acte législatif de l'Union soit une matière au sujet de laquelle le Comité doit être consulté, dans le cadre du processus législatif. Ici se pose la question de la valeur juridique du Comité des régions. À mon sens, cette valeur est grande.
D'abord une analogie est à faire avec la jurisprudence actuelle, concernant les bases juridiques du traité, selon laquelle le Parlement actuel n'a pas droit à la codécision dans le processus législatif dit "extraordinaire" - et heureusement ces bases juridiques ne sont plus très nombreuses, mais il y en a encore - mais a droit à la simple consultation. Dans ce domaine, la Cour de justice a été régulièrement appelée à préciser le contenu de ce droit à être consultée et la Cour a dit, premièrement, que: "La consultation est une forme substantielle dont le non respect conduit à l'annulation, l'invalidité et l'illégalité de l'acte". Deuxièmement, lorsque le Parlement a été consulté en début du processus de décision, mais qu'au cours de la procédure au sein du Conseil - et entre autres à l'instigation de la Commission, le contenu de la proposition initiale change de manière à ce point importante que la première consultation porte en réalité sur un texte devenu obsolète à la fin du processus, tout juste avant son adoption - l'obligation de consultation comporte celle de reconsultation. À défaut de quoi, de nouveau, une forme substantielle est violée, ce qui conduit à l'annulabilité de l'acte.
Troisièmement, il n'y a pas encore de jurisprudence sur le point de savoir si le Conseil doit, toujours par rapport au Parlement européen, motiver le non suivi du contenu de l'avis. Ce n'est pas que la Cour ait dit que le Conseil ne doive pas le motiver, mais la question n'a pas encore été tranchée. Elle est encore ouverte.
Mais, par analogie avec une autre procédure connue du droit communautaire, à savoir la comitologie - et je vous en épargne les détails, sinon je transgresserais certainement le temps de parole - la procédure d'avis selon laquelle un Comité, composé de représentants des États membres lors de l'exécution du droit communautaire par la Commission délivre un avis à celle-ci, dès lors qu'elle s'en écarte, il est expressément prévu qu'elle doive en indiquer les raisons. Pour le Comité des régions la question se pose de savoir si l'analogie est plutôt à faire avec cette procédure de comitologie, qui consiste en l'obligation pour le processus législatif d'expliquer pourquoi l'on s'écarte de l'avis, ou est à faire avec les avis du Parlement européen, où la question n'est pas clarifiée.
Ma conclusion est la suivante. Au vu du fait que le Comité des régions peut introduire un recours en annulation contre l'acte législatif, si cet acte s'écarte de l'avis du Comité des régions, celui-ci pourra être conduit à faire un recours en annulation contre l'acte, d'autant que l'avis aura mis en cause un non-respect, par l'acte adopté, du principe de subsidiarité.
En cela, et c'est ma dernière phrase, je me retrouve entièrement dans le texte du 16 septembre 2008 qui m'a été communiqué, émanant du Secrétaire général: "Subsidiarity monitoring in the Comity of régions. Political process." . J'ai ici le texte en anglais, où je lis effectivement, à la page 6:"Du point de vue politique, une action devant la Cour de justice, concernant la subsidiarité serait plus légitime si le Comité des régions avait déjà parlé de la subsidiarité et des problèmes qu'elle pose, dans un avis sur le sujet". Le noeud de l'effectivité de l'apport du Comité des régions au processus législatif, ou sa consultation, se trouve ici. Le Comité doit prendre position dans tous ses avis sur le principe de subsidiarité. Si le Conseil et le Parlement en codécision n'en tiennent pas compte et n'indiquent pas les raisons pour lesquelles ils n'en tiennent pas compte, cela constitue, en principe, la base sur laquelle un recours en annulation peut être formé. La conséquence en est que le Conseil et le Parlement vont, à mon sens, motiver leurs actes par rapport à l'avis du Comité des régions. Je vous remercie, Monsieur le Président.
M. Denis BADRÉ
La salle vous applaudit et vous remercie avec moi pour le caractère substantiel et synthétique de cet exposé difficile, qui nous a apporté des précisions tout à fait utiles, de manière très claire. Je donne la parole à Monsieur Mildon, Président du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe.