Mardi 18 juin 2024

- Présidence de M. Dominique de Legge, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche

M. Dominique de Legge, président. - Madame la ministre, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Si l'agenda législatif est suspendu, le Sénat poursuit ses travaux de contrôle, en accord avec le Gouvernement, qui reste à la disposition de notre assemblée.

Cette audition doit vous permettre de porter la voix de votre ministère après nos auditions de représentants de vos services : la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (Dgesip), et le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS).

Comme vous le savez, notre commission d'enquête traite des politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères qui menacent les intérêts de la France.

Nous souhaitions donc revenir sur les constats qui ont pu être faits en 2021 par notre ancien collègue André Gattolin sur l'exposition particulière de l'enseignement supérieur aux influences étatiques étrangères. Pouvez-vous nous dire si vous partagez les recommandations qu'il avait formulées et si certaines d'entre elles ont été mises en oeuvre ou pourraient l'être ?

À ce propos, je souhaite remercier le HFDS, qui a répondu au questionnaire de notre rapporteur. En revanche, nous attendons toujours les réponses de la Dgesip.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous céder la parole pour votre propos liminaire, il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sylvie Retailleau prête serment.

Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Si l'ouverture, les échanges et la coopération internationale sont à la fois une nécessité et une raison d'être de l'enseignement supérieur et de la recherche, les actes malveillants émanant de puissances étrangères sont incontestablement un enjeu crucial, qui interdisent toute naïveté et nécessitent une forte vigilance.

Avant de présenter les problématiques propres au ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche (MESR), je crois important de contextualiser mon action.

Le renforcement de nos actions contre les influences étrangères s'inscrit dans le cadre d'une prise en compte accrue des enjeux de sécurité dans mon ministère, et ce pour plusieurs raisons : d'abord, un cadre géopolitique instable, avec la guerre en Ukraine, le conflit au Proche-Orient, les prétentions hégémoniques de diverses puissances, dont certaines mènent des entreprises de captation, et l'accroissement des tensions liées aux velléités de prolifération ; ensuite, une conflictualité accrue et une montée en puissance des rapports de force dans les mouvements sociaux, particulièrement dans les universités ; enfin, un contexte général de montée des menaces et des violences aux personnes. Par ailleurs, l'approche des jeux Olympiques et Paralympiques oblige tous les ministères à une forte vigilance et à une mobilisation continue.

La qualification du risque évolue avec le temps et l'apparition de nouvelles technologies impose, comme toujours, une adaptation constante.

Pour répondre à cet accroissement notable d'activité, nous avons veillé à ce que le service spécialisé de défense et de sécurité du MESR, commun avec les ministères de l'éducation nationale et des sports, bénéficie d'effectifs renforcés : ils ont triplé entre 2016 et 2024, pour atteindre cette année 44 agents, tous habilités au secret de la défense nationale.

Ce service mène des missions d'animation et de coordination de la politique de sécurité et de défense - conception et diffusion de plans, veille et alerte, protection des biens et des personnes, protection du potentiel scientifique et technique, protection du secret, sécurité des systèmes d'information, intelligence économique - en lien avec tous les services de l'État, notamment le SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) et les services de renseignement. En revanche, il ne mène pas de missions d'enquête, de police ou de renseignement.

Son action est aujourd'hui organisée autour de sept pôles afin d'assurer la résilience de la structure et de nos capacités de réponse. Citons notamment un pôle chargé de la sécurité des systèmes d'information ; une cellule ministérielle de veille et d'alerte, qui s'occupe du recueil des signalements d'événements graves et très graves, de tout type, dans les établissements scolaires et d'enseignement supérieur, et fournit une synthèse quotidienne aux cabinets et des analyses sur les tendances ; un pôle chargé des valeurs de la République, du séparatisme et des atteintes à la laïcité, qui s'occupe du recueil, du traitement et de la prise en compte des signalements, en lien avec les services déconcentrés ; un pôle chargé de la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST), de la lutte contre la prolifération et de la sécurité économique ; enfin, un pôle chargé des activités d'importance vitale et de la protection du secret, qui est notamment chargé de la gestion des habilitations.

Ce service national s'appuie, à l'échelle des établissements, sur le réseau des fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD). Ceux-ci sont au nombre de 143, dans autant d'établissements - universités, organismes de recherche, instituts d'études politiques (IEP) et établissements publics administratifs. Ils constituent un maillage territorial particulièrement bénéfique, qui garantit l'efficacité de la politique publique sur le terrain. Des actions de formation initiale et continue sont menées à leur profit tout au long de l'année, avec des séminaires permettant à chacun de disposer d'un état des lieux général et d'une hauteur de vue sur les actions entreprises à l'échelle locale.

Une partie importante de l'activité du service et de ces réseaux, qui se fait en lien avec l'ensemble des directions du MESR et tous les services de l'État, contribue, directement ou indirectement, à la lutte contre les influences étrangères indésirables.

Avant d'aborder de manière plus précise les actions menées, je veux vous dresser un panorama général de la menace, tout en précisant qu'il n'appartient pas au MESR de caractériser, de définir ou d'identifier celle-ci : ce travail est mené par les services de renseignement et le SGDSN, qui, au travers d'échanges et de notes, nous instruisent sur la situation.

Si le MESR n'est pas « menant » sur cette problématique, je partage toutefois le constat d'un accroissement des tentatives d'ingérence dans les établissements sur lesquels il a autorité ou dont il assure la tutelle. Les signalements des services de renseignement confirment cette tendance et nous poussent à intensifier de manière importante nos efforts de contre-ingérence.

Cette menace est à la fois généralisée et insidieuse ; elle est incarnée par des compétiteurs stratégiques identifiés. Elle se matérialise par des opérations de plusieurs ordres : des opérations de débauchage, c'est-à-dire de fuite de cerveaux, et de prédation capitalistique ; des opérations de captation de savoirs et savoir-faire sensibles ; des opérations de lawfare - déstabilisation par le droit -, notamment via l'usage de lois à portée extraterritoriale et l'instrumentalisation des décisions de justice ; enfin, des opérations d'influence réputationnelle et de construction de narratifs dans les universités.

Face à cette menace protéiforme, nous menons différents types d'actions.

Les instituts Confucius font l'objet d'une vigilance très particulière, notamment depuis le rapport d'information rédigé par André Gattolin en 2021. Chaque situation fait l'objet d'un suivi au cas par cas, en lien avec le SGDSN et les établissements. Par principe, nous demandons que les instituts disposent d'une personnalité juridique propre et qu'ils ne soient pas adossés aux établissements. Toutefois, par exception, nous acceptons qu'un tel institut soit intégré à un établissement lorsque la convention est de nature à assurer un meilleur contrôle avec un système d'information séparé, des locaux éloignés des laboratoires de recherche sensibles, etc.

Nous ne sommes pas opposés, par principe, à la présence des instituts Confucius en France. Nous veillons toutefois à ce que l'activité de tels instituts se cantonne au domaine de la linguistique. Nous ne pouvons pas tolérer une influence dans d'autres champs d'activité de nos établissements d'enseignement supérieur, tels que les choix et méthodes pédagogiques, ou le contenu des enseignements.

Plus largement, le MESR exerce une vigilance particulière, sans naïveté, sur les opérations d'influence étrangère dans les établissements d'enseignement supérieur, notamment quand elles visent les sciences humaines et sociales. Le caractère insidieux de ces démarches peut rendre compliquée leur détection. Il n'existe pas de recensement et de suivi exhaustif de ces situations au sein du ministère, car c'est une compétence de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), mais des axes de travail permettent de disposer de remontées d'incidents, sans que celles-ci aient un caractère obligatoire : je pense par exemple à l'ouverture de la cellule ministérielle de veille et d'alerte aux établissements d'enseignement supérieur et de recherche.

Aussi, une vigilance renforcée est portée sur certaines associations, notamment celles d'étudiants étrangers, qui ont souvent des liens avec les gouvernements de leurs pays respectifs. Nous nous intéressons à certaines bourses à financement étatique, particulièrement celles du China Scholarship Council (CSC), dont il est documenté que les bénéficiaires doivent rendre compte à l'ambassade de Chine ou à ses proxys.

Je veille également à ce que le MESR soit consulté sur l'ensemble des sujets de doctorat ou de postdoctorat qui seraient financés par le CSC lorsqu'ils s'inscrivent dans les domaines scientifiques et techniques protégés, c'est-à-dire dans la réglementation relative à la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation.

La réglementation relative à la PPST permet, depuis plus de dix ans, de protéger les recherches les plus sensibles menées dans les laboratoires français contre les risques d'ingérence et de captation indue de savoirs et de savoir-faire par des puissances étrangères.

Pleinement adaptée au monde de la recherche, sa prise en main par les fonctionnaires de sécurité et de défense des établissements d'enseignement supérieur et de recherche a permis la création de plus de 900 zones à régime restrictif (ZRR) et la protection de plus de 200 laboratoires sensibles.

En 2023, le ministère a analysé au cas par cas près de 18 000 demandes et a entravé l'accès de plusieurs centaines d'individus présentant un ou plusieurs risques pour les intérêts nationaux aux laboratoires couverts par le dispositif. Pour les États les plus sensibles, le nombre d'avis réservés et défavorables a dépassé le nombre d'avis favorables.

Des outils en cours de déploiement, comme le développement d'indicateurs, la modification du décret portant diverses dispositions relatives à la PPST, ou encore l'intégration à ce dispositif de certaines disciplines des sciences humaines et sociales, permettront, à terme, une couverture plus importante et plus efficace des activités sensibles.

Plus spécifiquement, la modification du décret relatif à la PPST permettra un renforcement notable de ce dispositif à partir de janvier 2025, en particulier en instituant un régime contraventionnel pour manquement aux obligations de protection et de mise en oeuvre d'une ZRR. Jusqu'à ce jour, nous n'avions aucun levier réglementaire pour inciter à la mise en place de ZRR, au-delà du travail de sensibilisation et de formation aux enjeux sous-jacents. Cette évolution est donc essentielle pour s'assurer de la bonne mise en place de ZRR. Par ailleurs, le décret prévoit également qu'un établissement de l'enseignement supérieur ne respectant pas l'obligation d'information du MESR ou du ministère de l'Europe et des affaires étrangères sur des projets d'accord international impliquant des activités au sein d'une ZRR encourra une contravention de cinquième classe. Il s'agit, là encore, de créer un facteur incitatif pour s'assurer d'une bonne vigilance vis-à-vis de tout accord impliquant les ZRR.

Enfin, le MESR est partie prenante du dispositif de contrôle des investissements étrangers en France, piloté par le ministère de l'économie, et rend un avis sur les dossiers dont la société cible entretient des liens forts avec des laboratoires publics ou fonde son innovation sur la recherche publique. Ce dispositif permet d'entraver les opérations les plus sensibles ou d'imposer à l'investisseur étranger des conditions visant à limiter les risques détectés pour les intérêts nationaux. L'instauration de conditions visant notamment à protéger l'activité de la société cible ou sa propriété intellectuelle a été demandée pour certains dossiers soumis au service de défense et de sécurité depuis le début de l'année 2024.

Comme je le disais en introduction, l'ouverture, les échanges et la coopération internationale sont à la fois une nécessité et une raison d'être de l'enseignement supérieur et de la recherche. Cependant, mon ministère exerce une action résolue contre les démarches de puissances étrangères qui vont à l'encontre des intérêts fondamentaux de la Nation et dépassent le cadre des échanges amicaux, ouverts et équilibrés.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez fait allusion, en introduction de vos propos, à nos compétiteurs stratégiques et à des mouvements sociaux dans nos universités. Qui sont les compétiteurs et quels sont les mouvements sociaux en question ? Quels États se mêlent de quels mouvements dans les universités françaises ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Je ne pourrai répondre précisément à cette question au cours d'une audition publique. Je peux simplement vous dire que, quand des problèmes de ce type sont identifiés, ils font l'objet d'un suivi par le SGDSN.

M. Dominique de Legge, président. - Nous pourrons, si M. le rapporteur y consent, vous entendre à huis clos à l'issue de cette audition.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Concernant les fonctionnaires de sécurité et de défense, pièce maîtresse de votre dispositif, leur réseau couvre-t-il tous les établissements d'enseignement supérieur et de recherche, publics comme privés, en métropole et outre-mer ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Tous les établissements publics sont concernés, en métropole comme outre-mer. Les 143 FSD, chapeautés par les 44 agents du pôle national de défense et de sécurité, sont répartis, sinon dans tous les établissements, du moins dans les plus sensibles, dans ceux où des sujets de recherche sensibles ont été identifiés. L'enseignement privé n'est pas concerné par ce réseau, car la recherche y est moins développée que l'enseignement, alors que c'est elle qui concentre l'attention des FSD.

M. Rachid Temal, rapporteur. - On a pu constater que les FSD occupaient souvent d'autres fonctions en parallèle. Pourrait-on imaginer d'en faire un métier spécifique plutôt qu'une mission supplémentaire ? Serait-il bon d'obliger les chefs d'établissement à recevoir une habilitation ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Des sensibilisations existent, mais nous travaillons désormais à des formations destinées aux chefs d'établissement, afin de faciliter la prise de décision. Les FSD ont généralement un lien direct avec les chefs d'établissement.

M. Rachid Temal, rapporteur. - L'absence d'habilitation pour les chefs d'établissement peut gêner les échanges que les FSD pourraient avoir avec eux.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Aujourd'hui, dans un premier temps, nous élargissons et renforçons le réseau des FSD, et nous travaillons à leur professionnalisation. Avant d'habiliter les présidents d'université, il faut renforcer leur formation dans ce domaine ; celle que nous mettons en place devrait être pratiquement obligatoire. Elle portera sur l'exercice déontologique des responsabilités en la matière, l'organisation institutionnelle et les pouvoirs de police. Certains chefs d'établissement ont déjà cette habilitation ; cela a été mon cas. Mais leur formation, ainsi que la professionnalisation des FSD que vous évoquiez, sont des préalables nécessaires à la généralisation de l'habilitation.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Le problème, c'est quand le préalable dure...

Nous avons pu constater que beaucoup de ZRR étaient en attente. Le coût important de ce dispositif empêche beaucoup d'établissements de le mettre en oeuvre ; il entraîne donc un manque de sécurité. Comment donner aux établissements les moyens financiers d'instaurer ces mesures restrictives ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Nous favorisons la mise en oeuvre des ZRR, beaucoup ont déjà été créées et la dynamique se poursuit. Oui, les ZRR représentent un surcoût. Le président d'université est le seul qui peut décider de placer un laboratoire ou une partie de laboratoire sous ce statut, mais nous l'accompagnons. J'aimerais avoir la liste des ZRR dont la mise en place serait aujourd'hui impossible pour des raisons de coût. De tels problèmes durent rarement plus d'un semestre, le temps d'élaborer un plan de financement. Nous accompagnons les universités dans ces problématiques, même s'il y a parfois des délais ; je ne crois pas qu'il y ait de réels blocages.

M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est pourtant ce que nous a dit France Universités.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - J'étudierai le problème avec eux. Nous travaillons aux contraintes qui se posent autour des ZRR. Il faut bénéficier de réelles zones de sécurité sans pénaliser le travail de recherche. Le travail doit être collégial. Les contrats d'objectifs, de moyens et de performance permettent de financer les projets prioritaires. On peut aussi restreindre la ZRR aux pièces les plus sensibles, ce qui en limite le coût.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais il y a bien aujourd'hui un nombre important de ZRR en attente, n'est-ce pas ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Ce n'est pas forcément lié à un problème de financement.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien y a-t-il de ZRR en attente ? On nous a évoqué un chiffre autour de 150.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Oui, c'est de cet ordre de grandeur. Il faut travailler sur de nombreux éléments pour faciliter les ZRR ; le facteur financier est l'un d'entre eux. On compte aujourd'hui 931 ZRR, dont 201 ont été créées l'année dernière, témoignant d'une réelle dynamique. Il y a beaucoup d'étapes à franchir entre la volonté de créer une ZRR et sa mise en place effective, nous travaillons à les simplifier, y compris pour l'aspect financier.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Madame la ministre, j'entends votre propos, mais, je le répète, vos services nous ont indiqué en audition que 150 à 200 ZRR étaient en attente et France Universités a précisé que le coût important des ZRR empêchait les universités de mettre en oeuvre le dispositif.

Par ailleurs, selon vos services, seules six des vingt-six recommandations du rapport d'information d'André Gattolin ont été mises en oeuvre. Pourquoi ? Manquent-elles de pertinence ? Soulèvent-elles des difficultés particulières ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Certaines recommandations ne nous semblent pas prioritaires, mais d'autres sont en cours de déploiement. Ainsi, un nombre non négligeable d'actions sont en train d'être réalisées ou l'ont déjà été ; très peu d'actions n'ont pas été engagées - j'en compte cinq.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Le SGDSN est le vaisseau amiral de la lutte contre les ingérences étrangères, laquelle a été organisée de façon empirique ; ce n'est pas un reproche : dans le domaine de la cybersécurité, on est passé d'une organisation empirique à une organisation maintenant stratégique.

Alors que nous arrivons au terme de nos travaux, nous remarquons que plus les ministères sont éloignés des thématiques régaliennes, moins leur culture en la matière est forte. Selon vous, ne faudrait-il pas renforcer la coordination ou la stratégie interministérielle ?

Par ailleurs, que pensez-vous de la réalisation d'études relatives aux répercussions réelles ou supposées des mesures d'ingérence sur la société civile ? Nous manquons d'études de référence, lesquelles permettraient d'analyser ces conséquences sur le long terme.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Monsieur le rapporteur, pour répondre à votre première question, j'évoquerai, à l'aune des différentes casquettes que j'ai eues au cours des dix dernières années, la « dynamique » de la collaboration interministérielle, en lien avec la DGSI et le SGDSN. Cette collaboration s'est renforcée à la suite d'une prise de conscience des enjeux et d'une acculturation de nos services à ces thématiques. Le MESR regroupe 60 % des ZRR en France ; chaque année, il y en a de plus en plus, ce qui illustre bien cette prise de conscience.

J'ajoute qu'il est important de trouver un équilibre : d'un côté, il faut donner à la science les moyens de trouver les solutions aux défis de demain, ce qui nécessite de maintenir la collaboration internationale - on parle de « science ouverte » ; de l'autre, il faut être conscient des problèmes sans faire preuve de naïveté. On constate une prise de conscience à l'échelon aussi bien des laboratoires que de la Commission européenne. Au surplus, l'une des dernières communications de l'OCDE avait pour objet la sécurité de la recherche. Ainsi, il s'agit d'un sujet commun aux pays de l'OCDE, qui essayent de trouver l'équilibre entre la nécessaire ouverture de la science aux collaborations internationales et la sécurité de la recherche.

Bien sûr, la culture du ministère et de ses opérateurs est différente de celle des ministères régaliens, mais la prise de conscience a bien eu lieu - de nombreuses actions de formation ou de sensibilisation ont été menées. Au sein du MESR comme de ses opérateurs, et au niveau individuel des chercheurs, chacun prend conscience de la nécessité de la sécurité de la recherche.

Beaucoup d'études permettent aux présidents d'université, éclairés par le FSD de l'établissement, de suivre les évolutions des indicateurs relatifs aux répercussions des ingérences sur la société civile. D'ailleurs, plusieurs groupes de travail, pilotés par le SGDSN, ont réalisé une veille et une analyse des risques liés aux influences étrangères, qu'elles touchent ou non le monde de la recherche.

Ces groupes de travail réunissent l'ensemble des départements ministériels ; je précise qu'il y a également des activités de recherche au sein des ministères de l'agriculture et de la santé. Ils mobilisent des experts de haut niveau dans des champs thématiques et géographiques précis. C'est à cette aune que l'on identifie les ZRR et que l'on étudie les demandes d'accès.

La collaboration interministérielle et la compétence des experts de haut niveau permettent de disposer d'analyses et de suivre les indicateurs relatifs aux risques d'ingérence ou d'influence sur les établissements.

Mme Nathalie Goulet. -J'ai eu le plaisir d'être la vice-présidente de la mission d'information d'André Gattolin et d'Étienne Blanc de 2021. Il est évident que cette question a été prise en considération : en presque trois ans, nous avons fait un saut qualitatif important en la matière.

Près de 900 millions d'euros de crédits de la mission « Recherche et enseignement supérieur » ont été « ratissés » par le décret publié en février dernier ; quelles en seront les conséquences pour le budget de la protection des universités ?

Dans notre rapport d'information, nous avions recommandé de prévoir, dans le cadre des décrets pris en application de l'article L. 211-2 du code de l'éducation, et en s'inspirant de l'article L. 411-5 du code de la recherche, l'obligation pour les chercheurs de signaler les éventuelles aides dont ils ont pu bénéficier de la part d'États extraeuropéens. Cette recommandation est-elle appliquée ?

Les universités cherchent à maintenir le lien avec leurs étudiants à l'étranger : c'est un travail d'influence. Un travail similaire pour les étudiants français à l'étranger a-t-il commencé ? À l'époque du rapport d'information, un tel réseau n'était même pas encore balbutiant... Si l'on veut que la France rivalise avec les autres pays, il faudrait mettre en place un réseau des étudiants français à l'étranger.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Non, le décret n'aura aucun effet sur les crédits consacrés à la protection des universités. J'ai détaillé les conséquences des économies budgétaires devant la commission des finances du Sénat : sur les 900 millions d'euros de crédits annulés de la mission « Recherche et enseignement supérieur », 588 millions d'euros concernent directement mon ministère. Or, sur ces 588 millions d'euros, quelque 430 millions relèvent de la réserve de précaution du ministère. Les 150 millions d'euros restants concernent, d'une part, la reprogrammation de crédits des contrats de plan État-région (CPER) et, d'autre part, le report d'un montant de 80 millions d'euros relatif à un équipement international.

Le financement des établissements - universités ou organismes de recherche - n'a pas été touché ; les crédits relatifs à la protection des universités n'ont pas été affectés par ces mesures d'économies.

Les dispositions relatives à la règle de prévention des conflits d'intérêts sont en partie engagées : les chercheurs ont pour obligation de signaler dans leur thèse, dans leurs travaux postdoctoraux ou dans leurs publications scientifiques les éventuelles aides directes ou indirectes dont ils ont pu bénéficier de la part d'États extraeuropéens.

Il s'agit d'instaurer progressivement un régime de transparence sur tous les financements et liens d'intérêts extraeuropéens des chercheurs, au-delà des dispositions prévues par l'article L. 411-5 du code de la recherche, qui ne concernent que les expertises réalisées auprès du Parlement et des pouvoirs publics.

Le SGDSN pilote un groupe de travail sur ce point, afin d'exiger la déclaration par les candidats de leurs éventuels conflits d'intérêts dans leurs démarches d'accès aux ZRR. Dès que le groupe de travail aura rendu ses conclusions, celles-ci seront mises en oeuvre, afin que les chercheurs déclarent tel ou tel financement extérieur.

Mme Nathalie Goulet. - Ce serait bien avant le 9 juillet...

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - J'en viens à la question des réseaux d'étudiants à l'étranger. Il s'agit d'un travail dans les établissements via les réseaux d'alumni ou les fondations associées aux établissements. Ce travail monte en puissance, aussi bien pour les Français qui partent à l'étranger que pour les étudiants étrangers qui ont étudié en France. Au-delà de ce travail, nous sommes vigilants sur les associations d'étudiants étrangers - actuels ou anciens - qui ont des liens avec certains pays.

M. André Reichardt. - Madame la ministre, avez-vous constaté, depuis les récents conflits, qu'il s'agisse de l'agression russe en Ukraine ou, au Moyen-Orient, de l'attaque du 7 octobre dernier, des tentatives d'influences, voire d'ingérences, étrangères accrues en provenance de ces zones ?

Quid des influences ou ingérences étrangères d'origine communautariste ? Je pense en particulier au radicalisme musulman. Quelles sont les actions menées par votre ministère en la matière ?

Quid de la permanence des relations, qui sont parfois devenues institutionnelles, entre certaines universités, voire certains chercheurs, avec des établissements ou des communautés universitaires étrangères ? De telles relations pourraient donner lieu à des influences, voire à des tentatives d'ingérences, à l'égard de ces mêmes chercheurs...

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Compte tenu du format de l'audition, il m'est délicat de répondre à votre première question, monsieur Reichardt.

M. Dominique de Legge, président. - Nous aurons un moment pour en parler après à huis clos.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Nous ne méconnaissons pas ce que j'appellerai les rumeurs qui existent au sujet d'opérations d'influence étrangère à l'oeuvre dans des actions menées depuis quelques mois dans les campus universitaires à propos du conflit israélo-palestinien. Pour autant, à ma connaissance, aucun lien n'a été établi dans aucun établissement d'enseignement supérieur et de recherche entre de tels mouvements et des puissances étrangères déterminées.

Les services du MESR sont particulièrement vigilants et assurent un suivi renforcé de la situation dans tous les établissements qui ont connu des mobilisations. Ainsi, la cellule ministérielle de veille et d'alerte a été rouverte à cet effet. Nous avons mis en place des process permettant de créer des liens très forts entre la cellule, le HFDS du ministère, les présidents d'université - ils ont des pouvoirs de police -, les rectorats et les préfets.

M. André Reichardt. - J'entends votre réponse qui porte sur la période récente, mais, de façon plus structurelle, y a-t-il une surveillance plus particulière des ingérences étrangères d'obédience communautariste en provenance d'un certain nombre de pays, qui visent à instaurer progressivement une réflexion - je pèse mes mots - d'obédience frériste au sein d'un certain nombre d'universités, et ce de façon très insidieuse depuis - j'ose le dire - une décennie au moins, voire plus ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Comme je l'ai dit, les services du ministère, qu'il s'agisse des FSD ou du HFDS, font remonter des informations, mais ne les qualifient pas. Ils n'ont pas pour mission d'inspecter ; ils signalent. Ce n'est qu'ensuite que d'autres directions les expertisent et les qualifient. Le MESR n'est pas un service de renseignement, même s'il existe une collaboration avec certaines directions.

M. André Reichardt. - Quid des chercheurs qui travaillent depuis des décennies avec les mêmes communautés de recherche à l'étranger ? On peut s'interroger sur ce qui se pratique réellement dans ce cadre.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Cela soulève la question de la surveillance, qui relève de la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation. L'ensemble des formes d'ingérence, qu'il s'agisse de projets de coopération de long terme et récurrents, de financements de travaux de recherche, de relais académiques motivés par des considérations financières ou politiques, sont suivies dans le cadre de la PPST et par mon ministère, en collaboration avec les services de renseignement. Pour information, nous avons récemment fait trois signalements.

Mme Vanina Paoli-Gagin. - On le sait, l'ingérence résulte de failles de sécurité, lesquelles proviennent souvent des personnes, qui sont faillibles - nous pouvons tous l'être. Avez-vous envisagé de mettre en place, au sein des établissements, des boîtes à outils pour familiariser le personnel à l'hygiène numérique et à la nécessité d'être extrêmement vigilant quant à ces sujets, ainsi que pour remédier, le cas échéant, aux problèmes liés à ces failles ?

L'absence de système d'information interopérable de surveillance ne nous affaiblit-elle pas ?

L'influence ou l'ingérence étrangère peut-elle être vectorisée par la technologie ? Selon moi, toutes les technologies ne sont pas agnostiques. Beaucoup d'outils numériques infrastructurels sur lesquels travaillent nos chercheurs et nos enseignants proviennent des Gamam (Google, Apple, Meta, Amazon et Microsoft). N'est-ce pas une forme plus soft, plus smart, mais plus sharp - pour parler en mauvais français - d'influence ou d'ingérence étrangère ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Le système d'information est un véritable point dur. Nous avons développé depuis quelques années une expertise pour analyser et prévenir les failles dans les systèmes d'information, et nous avons développé la cybersécurité. Au sein des services du ministère et des établissements, ce sont près de 500 agents qui sont mobilisés sur ces sujets-là ; nous avons deux centres de cyberdéfense, l'un pour les systèmes d'information ministériels, l'autre pour les menaces opérées sur le réseau de l'enseignement supérieur, qui est géré par le réseau national de télécommunications pour la technologie, l'enseignement et la recherche (Renater).

S'y ajoutent les responsables de la sécurité des systèmes des systèmes d'information (RSSI), chargés de développer la sécurité des réseaux, qui sont rattachés administrativement aux directions des systèmes d'information (DSI), mais qui, en général, dépendent hiérarchiquement des présidents d'université.

Je ne sais pas si un système global ou interopérable serait nécessairement judicieux : en attaquant un de nos systèmes, on risquerait d'atteindre tous les autres, qu'il s'agisse d'universités, de centres de recherche ou de laboratoires. Personne ne peut certifier aujourd'hui qu'un système informatique est parfaitement protégé : c'est bien pourquoi nous faisons un effort considérable au titre de la cybersécurité. À l'échelle territoriale, nos systèmes d'information doivent certainement être améliorés pour devenir plus cohérents et plus robustes. En revanche, je ne sais pas si un système national serait une bonne chose ou non.

Notre organisation progresse également grâce au déploiement de conseillers à la sécurité du numérique (CSN) dans les directions métiers - je réponds ainsi en partie à votre première question. En pratique, il est compliqué de mettre à disposition des boîtes à outils. Cela étant, on forme des chercheurs et la plupart des laboratoires sont dotés de référents pour l'informatique. En outre, les CSN peuvent être une clef d'entrée : ils peuvent jouer un rôle de conseil, alerter les chercheurs, les former à l'utilisation du système informatique et des différents outils mis à leur disposition.

Enfin, vous évoquez les outils proposés à l'international par le marché, notamment par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ces outils suscitent un certain nombre de problématiques, qu'il s'agisse de l'intelligence artificielle, de l'utilisation des diverses bases de données, de l'influence ou de l'ingérence.

Les directions de l'informatique des différents établissements reçoivent, de la part du ministère, un certain nombre de recommandations. Ainsi, pendant le covid, l'utilisation de certaines plateformes de visioconférence a été vivement déconseillée. Des règles, des consignes sont édictées ; sont-elles toujours appliquées en pratique ? C'est une autre question... Quoi qu'il en soit, nous nous efforçons de développer des outils sécurisés, qu'il convient de préférer aux outils venant de l'extérieur.

De tout malheur on peut tirer profit : à ce titre au moins, la période covid a joué un rôle positif. Dans ce domaine, elle a fait prendre conscience de la nécessité de développer des outils nationaux.

M. Dominique de Legge, président. - Nous allons maintenant poursuivre cette audition à huis clos.

[...]

M. Dominique de Legge, président. - Madame la ministre, il nous reste à vous remercier de votre présence aujourd'hui.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.

Audition de M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères

M. Dominique de Legge, président. - Monsieur le ministre, je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir accepté le maintien de cette audition. Je vois mal que nous puissions rendre nos travaux sans entendre le Gouvernement - encore plus, ai-je envie de dire, dans le contexte actuel -, étant précisé que le Sénat poursuit ses activités de contrôle et d'enquête en accord avec la ministre déléguée en charge des relations avec le Parlement, Mme Marie Lebec.

La question d'un entretien à huis clos a également été soulevée. Il me semble important qu'il y ait au moins une séquence publique pour cette audition, même si, ne doutant pas que vous ayez des informations sensibles à nous livrer, nous pouvons envisager une dernière partie sans diffusion sur les médias ni compte rendu public.

Nous sommes d'autant plus intéressés à vous entendre que votre ministère tient une place particulière dans le sujet qui nous occupe. Aucune audition n'a fait mystère de l'exposition très élevée de la France aux influences étrangères, allant des manipulations de l'information aux ingérences caractérisées.

Le Président de la République avait annoncé dans la revue nationale stratégique 2022 (RNS 2022) la création d'une nouvelle fonction stratégique d'influence, dont la responsabilité reposerait sur votre ministère. Nous aimerions donc vous entendre sur la politique que vous avez développée à cet égard.

Nos auditions n'ont pas fait apparaître une grande unité de vision entre les différents acteurs de la lutte contre les manipulations de l'information, qu'il s'agisse de votre direction de la communication et de la presse, du commandement de la cyberdéfense (Comcyber) ou du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), ce dernier étant particulièrement cité en exemple.

Vous pourrez ainsi nous dire s'il reviendra à votre ministère de développer une stratégie d'ensemble pour contrer les opérations d'influences étrangères, mais aussi pour développer une communication positive - certains parlent de narratif plus offensif.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Séjourné prête serment.

M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Je suis très heureux d'être parmi vous pour évoquer ce sujet qui m'est cher, tant au regard des missions de mon ministère qu'à titre personnel. En effet, la campagne électorale de 2017 avait fait l'objet de plusieurs opérations d'ingérence, à la suite desquelles des actions ont été engagées pour en limiter les conséquences sur la vie politique ainsi que sur l'image de la France.

La représentation nationale et les citoyens doivent être sensibilisés à ce sujet. Nous vivons dans un environnement informationnel terriblement hostile. Sous l'effet, notamment, de la transformation profonde de nos modes de communication et des réseaux sociaux, la vérité semble désormais entourée d'une forme de confusion. Le débat est fortement polarisé entre des bulles informationnelles de plus en plus étanches, séparant des communautés qui ne se parlent plus. Enfin, la parole officielle et institutionnelle fait l'objet d'un nombre croissant de soupçons.

Des facteurs exogènes s'ajoutent à ce tableau, en France comme dans la plupart des démocraties. Il faudra d'ailleurs élaborer une réponse collective, en menant des stratégies de plus en plus offensives. Des compétiteurs, mais également des adversaires, exploitent ce bouleversement de la sphère médiatique et des réseaux sociaux, tout comme les doutes de nos concitoyens envers la parole publique. En attaquant le lien entre la vérité et les faits, ils menacent nos démocraties au travers d'une nouvelle guerre hybride.

D'un point de vue conceptuel, il importe de distinguer les notions d'influence et d'ingérence afin de mieux caractériser les manoeuvres qui frappent la France. Selon le Président de la République, être influent, c'est être bien vu, au maximum aimé, si possible compris, suivi. Ainsi tous les États, dont la France, cherchent à exercer une forme d'influence, de séduction, de soft power, voire de conviction pour éviter la critique. Notre pays mène donc des actions d'influence étrangère, mais celles-ci s'inscrivent dans un cadre démocratique et respectent l'obligation de transparence.

C'est l'esprit de la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France présentée par le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Sacha Houlié, qui a été adoptée par les deux chambres. Ce texte suit la logique de la différenciation entre influence et ingérence, ce dont je me félicite. Il visait d'une part à renforcer l'encadrement par la loi des pratiques d'influence étrangère en France, d'autre part à réprimer les ingérences.

En effet, les ingérences étrangères, malveillantes, sont source de déstabilisation de nos démocraties. Alors que nos actions d'influence s'opèrent dans un cadre de transparence, elles sont dissimulées, souvent clandestines et souterraines. Parce qu'elle vise, notamment, à fragiliser nos intérêts fondamentaux, le fonctionnement de nos institutions démocratiques et la cohésion de notre société, l'ingérence ne peut être acceptée ; en conséquence, elle est punie par la loi.

Il est important de rappeler à nos concitoyens que la représentation nationale se penche sur ces questions et que nous avons des outils pour les protéger. En effet, l'objet de tous les dispositifs que nous avons mis en place est de protéger tant l'image de la France que les intérêts des Français, afin de garantir leur accès à une information libre, fondée sur des faits et non sur des hypothèses ou des manipulations.

Cependant, la cloison séparant ces deux notions n'est pas si étanche que cela. L'influence peut être aussi un moyen de préparer le terrain à des opérations d'ingérence. Or la France est visée par de nombreuses manoeuvres informationnelles agressives, qui tendent de plus en plus vers l'ingérence étrangère. Elle y est d'ailleurs davantage exposée que les autres pays, en raison d'abord de notre action diplomatique et militaire de premier plan. Ensuite, si notre espace médiatique est régulé, il est bien plus ouvert et libre que dans la plupart des autres pays. Enfin, nous avons des liens profonds et historiques avec de nombreuses régions du monde, qui façonnent nos relations diplomatiques et notre image - je pense notamment à l'Afrique.

Si les acteurs et les méthodes varient, les objectifs de ces manoeuvres sont souvent les mêmes : discréditer notre action à l'international, attiser les tensions internes dans notre pays et déstabiliser nos institutions démocratiques.

La principale menace en matière d'ingérence informationnelle est aujourd'hui d'origine russe. Ces actions ne sont pas nouvelles, mais elles se sont multipliées depuis février 2022 en raison du soutien de la France à l'Ukraine. Les méthodes du régime russe sont multiples : elles reposent à la fois sur la création de milliers de sites et de bots pour engager des campagnes de désinformation - comme celle menée par le réseau « Portal Kombat », identifié par Viginum en février dernier - et sur des actions physiques sur notre sol, relayées massivement sur les réseaux sociaux, comme les tags d'étoiles de David sur les murs de Paris en novembre 2023. Et parce qu'internet n'a pas de frontières, Moscou diffuse également de nombreux mensonges sur la France à l'étranger, notamment au Sahel, pour favoriser son implantation agressive en accusant notre pays de tous les maux.

De plus en plus d'acteurs s'inspirent aussi de cette stratégie russe, comme le montre la crise inédite avec l'Azerbaïdjan. Bakou soutient et relaie publiquement des manoeuvres informationnelles d'une grande hostilité. Ces discours s'accompagnent également d'actions qui se rapprochent d'opérations d'ingérence, voire qui peuvent être clairement qualifiées comme telles, et portent atteinte à nos intérêts. Encouragé par la Russie, le régime de Bakou est très actif auprès des responsables indépendantistes de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie. Ce phénomène, assez récent, a été dénoncé notamment par de nombreux sénateurs, y compris lors de séances de questions au Gouvernement. Or ces manoeuvres, au-delà de la question réputationnelle dans l'espace virtuel et sur les réseaux, peuvent aussi avoir des conséquences directes sur la sécurité physique des personnes et des agents des sphères ministérielles. Cela a notamment été le cas au Sahel, quand des mensonges et des fake news ont été lancés sur les réseaux sociaux et que nos postes diplomatiques ont été attaqués.

Face à ces manoeuvres, le ministère des affaires étrangères est déterminé à agir. Nous avons bien pris en compte ces nouvelles attaques. Notre dispositif face aux manipulations de l'information est maintenant opérationnel. Il permet de maîtriser les différents tempos et les éléments clés des opérations d'ingérence. Au-delà de l'analyse et de la détection, le ministère des affaires étrangères, en lien avec l'ensemble des services de l'État, est capable de rétablir les faits dans un temps très court.

Notre capacité de réaction est en effet fondamentale. Nous nous sommes interrogés pour élaborer notre stratégie : la dénonciation rapide d'une fake news peut-elle renforcer l'effet Streisand ? Notre expérience montre que dès lors qu'une puissance a décidé de rendre une fausse information virale, nous ne pouvons l'en empêcher. Nous privilégions donc la réactivité et la dénonciation publique des opérations d'ingérence, que ce soit sur les réseaux sociaux ou physiquement, lors d'actions sur le territoire national.

Pour garantir la rapidité de notre réponse, la France a renforcé en amont ses moyens de veille et d'analyse de la manipulation de l'information depuis 2020.

Je pense d'abord à la création de Viginum en 2021. Il s'agit d'un service d'enquête en sources ouvertes, rattaché au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et destiné à caractériser les ingérences numériques étrangères pouvant porter atteinte à nos intérêts fondamentaux.

De plus, les mécanismes d'alerte et de riposte à l'étranger ont été renforcés via la création d'une nouvelle sous-direction dédiée à la veille stratégique au Quai d'Orsay au sein de la direction de la communication et de la presse. Sa mission consiste à protéger les réseaux diplomatiques et à agir contre les atteintes réputationnelles à l'encontre de la France à l'étranger.

Enfin, la revue nationale stratégique 2022 a consacré l'influence comme sixième fonction stratégique afin d'intégrer au mieux les enjeux informationnels dans la doctrine française. En dix-huit mois, nous avons instauré à Paris et dans les ambassades une logique de riposte, pour rétablir les faits de manière rapide et agile par tous les moyens. Il s'agit aussi de lutter contre la dénonciation publique en recourant à cette même méthode. Ainsi mes services, en lien avec Viginum, ont préparé les premières dénonciations publiques de manipulation de l'information contre la France. Nous avons aussi renforcé la coordination interministérielle en instaurant une réunion hebdomadaire à très haut niveau, notamment avec l'état-major des armées, pour faire un point régulier sur ces risques.

Dans une perspective de long terme, la France a également à coeur de devenir un acteur reconnu du débat international sur l'ingérence et la lutte contre les manipulations de l'information. Nous accusions un retard certain par rapport à certains États. Je pense notamment aux pays frontaliers de la Russie, qui, en réaction aux nombreuses attaques qu'ils subissaient, avaient développé une expertise sur le sujet dont nous avons pu nous inspirer.

Nous prendrons aussi de nouvelles initiatives relatives à l'utilisation de l'intelligence artificielle, à l'occasion du sommet de Paris sur l'intelligence artificielle de février 2025.

Ces acquis doivent désormais être consolidés. Cela passera par le développement des compétences de mon ministère en matière d'enquête en sources ouvertes, au travers de la nouvelle sous-direction que j'ai évoquée, mais aussi grâce à l'expérience croissante des professionnels sur le sujet et au recrutement de personnalités extérieures. Nous devrons également renforcer le niveau des formations liées à ces nouveaux métiers, et généraliser l'usage de l'intelligence artificielle pour contrer les opérations de désinformation.

Nous continuons à soutenir l'écosystème médiatique et sa résilience dans le cadre de la feuille de route « Médias et développement » pour 2023-2027, qui poursuit un triple objectif.

D'abord, elle vise à améliorer l'environnement médiatique, en défendant l'indépendance et la protection des journalistes. C'est en effet la clé d'une information libre et la garantie du lien de confiance entre nos concitoyens et la presse.

Ensuite, il s'agit de renforcer la régulation des plateformes et des réseaux sociaux pour accroître leur transparence et leur redevabilité. C'est d'ailleurs ce que permet le Digital Services Act (DSA), qui a été voté sous la présidence française de l'Union européenne.

Enfin, nous devons soutenir la production d'informations fiables. Pour cela, nous agissons sur la formation des journalistes via les programmes de « désintox » et « désinfox » en Afrique portés par Canal France International (CFI). Cela passe également par les projets de France Médias Monde, qui mène des actions remarquables en la matière. Nous renforçons également l'éducation aux médias, en nous appuyant sur des collaborations menées avec plusieurs pays. Je pense notamment au Brésil, qui, ayant fait face à des phénomènes de désinformation, a mis en place des dispositifs fondés sur la société civile dont nous pouvons nous inspirer. En effet, les instruments ne seront rien si nous n'agissons pas dans ce domaine. À ce titre, Reporters sans frontières (RSF) a oeuvré pour la création d'un observatoire international sur l'information et la démocratie. Ce bel instrument doit être soutenu par les pouvoirs publics et la représentation nationale. Je pense aussi au partenariat sur l'information et la démocratie lancé en 2019 par RSF et rejoint par 52 pays. En effet, il nous faut maintenant des coalitions étatiques pour faire face à cet enjeu mondial. À ce titre, j'ai une pensée pour Christophe Deloire, dont l'engagement, j'en suis sûr, n'aura pas été vain.

Vous l'avez compris, l'espace informationnel est désormais un champ à part de la conflictualité. Les facteurs sont multiples. Nous constatons depuis quelques années les opérations d'influence et d'ingérence à notre encontre. Nous avons commencé à y répondre, avec, il me semble, une forme d'efficacité. Mais nous devons désormais organiser une réponse intellectuelle, technique et politique, auprès à la fois de la population civile, des acteurs et de tous les réseaux.

Pour finir, je vous remercie de soulever un sujet aussi essentiel, auquel nous devons nous confronter si nous voulons garantir la cohésion nationale et préserver nos démocraties dans les années à venir.

Je me tiens à votre disposition pour répondre à toutes vos questions. Certains dispositifs ne pourront être détaillés dans le cadre de cette audition publique, mais je pourrai vous transmettre certains éléments par écrit ou vous les préciser à huis clos.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête a en effet pour objet les attaques envers notre société, d'autant que la fracture qui l'affecte actuellement en fait un terreau favorable pour les ingérences étrangères.

Je veux d'abord vous interroger sur l'expérience que vous tirez des mesures prises en la matière. En Afrique, la France a été victime d'un grand nombre d'opérations d'ingérence, notamment dans le domaine de l'information. Vous avez également cité le rôle joué par Bakou en Nouvelle-Calédonie. On peut enfin évoquer le cas des élections européennes. Quels sont les enseignements que vous tirez de ces trois événements, et quelles mesures ont été prises par votre ministère pour améliorer notre défense face aux ingérences étrangères ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Notre réponse face à la désinformation s'inscrit dans le renouveau des partenariats entre les pays africains et la France. Une partie de cette réponse est politique. Certes, nous pouvons instaurer des dispositifs pour riposter aux opérations d'ingérence. Néanmoins, en Afrique, il importe surtout de rétablir un lien de confiance et de retrouver un agenda diplomatique et politique fondé sur le partenariat, dans un rapport d'égal à égal.

Cette première réponse est extérieure à notre stratégie de lutte contre l'ingérence, mais elle ne peut, en réalité, en être dissociée. Si certaines puissances ont essayé de déstabiliser la relation unissant la France et nos amis africains, c'est parce que l'instrumentalisation était possible. Nous devons donc retisser ce lien de confiance, en particulier avec les pays du Sahel. C'est un véritable chantier diplomatique, dont nous pourrons reparler à d'autres occasions, mais qui me semble très important.

Par ailleurs, dès lors que nos adversaires décident de rendre virales certaines informations, notre seule manière d'y répondre est de les décrypter et de toucher l'ensemble des sphères informationnelles, qui sont aujourd'hui cloisonnées. C'est la raison pour laquelle il est fondamental de disposer d'un réseau médiatique à l'international, s'appuyant sur des journalistes formés. Sans cela, nous ne pourrons atteindre le public qui n'a pas accès à ces contre-narratifs. C'est notre principal défi.

Nous avons procédé de la sorte dans de nombreux cas, au Sahel notamment. Nous avons ainsi riposté pour rétablir la vérité dans l'affaire d'un faux charnier - en lien avec le ministère des armées -, ou encore lorsque de fausses informations relatives à l'hébergement d'un ancien président dans une ambassade ont été diffusées.

Récemment, nous avons détecté sur les réseaux sociaux des vidéos en provenance de Russie relayant de fausses informations grossières. Elles n'étaient pas encore devenues virales. Nous avons voulu communiquer immédiatement, de manière large, auprès des acteurs locaux, afin de montrer qu'elles étaient fausses. Nous devons être capables de détecter les fake news sur les réseaux sociaux dès qu'elles apparaissent et de riposter aussitôt.

De même, depuis que j'ai été nommé ministre, nous collaborons étroitement, en format Weimar, avec l'Allemagne et la Pologne, pays qui sont aussi particulièrement visés par ces attaques informationnelles. Nos directions de la communication et de la presse travaillent ensemble. Notre riposte est ainsi coordonnée. Nous publions tous les rapports démontrant l'ingérence d'autres puissances : c'est la meilleure manière d'éduquer l'opinion et d'élaborer un contre-narratif.

À l'étranger, nous avons besoin de pénétrer des sphères informationnelles que nous ne maîtrisons pas. C'est pourquoi il est important de disposer de notre réseau. France Médias Monde constitue un formidable réseau de journalistes : celui-ci doit perdurer et être doté des moyens nécessaires. La collaboration avec les journalistes est un élément de la réponse face aux attaques informationnelles.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous n'avez pas répondu sur l'Azerbaïdjan et sur l'Arménie.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Je vous répondrai tout à l'heure, lorsque nous serons à huis clos.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons le sentiment que la réponse face aux opérations d'influence étrangère est empirique et qu'il manque une stratégie nationale, qui serait déclinée au niveau de l'État, des collectivités, des citoyens, etc. Que pensez-vous, à cet égard, de la coordination entre les différents ministères ou avec les autres pays européens ?

Le ministère des affaires étrangères est actuellement chargé d'élaborer la stratégie d'influence de la France et d'assurer la communication sur ce sujet. Selon vous, cette mission, qui inclut la définition des narratifs et des contre-narratifs, doit-elle relever du Quai d'Orsay ou plutôt de Matignon ?

Ma dernière question concerne les moyens. La puissance de frappe de nos ennemis en matière informationnelle est importante. Avons-nous les moyens de nos ambitions ? Il y a, certes, la création de Viginum. Mais chaque ministère essaie de développer son propre outil. Est-ce cohérent ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - La définition de nos actions en interministériel est une nouveauté. Cette méthode nous permet de mieux comprendre les menaces et de construire une réponse adaptée ensemble. Évidemment, des améliorations sont certainement possibles. Le sujet est nouveau. Des avancées significatives ont eu lieu depuis deux ans. Nous sommes convaincus que la réponse doit être interministérielle et européenne. L'agression russe en Ukraine concerne tous les pays européens. Les questions d'ingérence et de déstabilisation se posent partout.

Nous avons donc besoin de nous organiser au niveau européen. De nombreux partis politiques européens peuvent s'accorder sur la nécessité de mutualiser nos moyens afin d'être en mesure d'analyser les situations, de riposter, de divulguer en temps réel tout de ce qui se passe dans la sphère informationnelle dans tous les pays. Il est bon que les Français sachent, par exemple, qu'une attaque massive d'ingérence a eu lieu hier en Pologne et en Allemagne : cela illustre l'ampleur de la menace pour toutes les démocraties européennes. À l'heure où la parole publique est mise en cause, cette communication montre la réalité du danger, participe de l'éducation de l'opinion. Nous pouvons ainsi expliquer aux Français pourquoi on doit réagir. C'est ainsi que l'on peut se prémunir contre des opérations d'ingérences et de déstabilisation qui visent à affecter notre vivre-ensemble et notre cohésion nationale.

Le ministère des affaires étrangères me semble bien placé pour piloter la réponse de notre pays. Il dispose d'un réseau à l'international. Il assure déjà la coordination interministérielle lorsque la France doit prendre position sur des sujets internationaux, sur des traités économiques, sur de grands enjeux de société, etc. Il a développé une expertise en matière d'ingérence. Nos ambassadeurs sont de plus en plus formés sur ce sujet. Répartir l'expertise dans tous les ministères est une fausse bonne idée.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela nous semble pourtant une piste intéressante.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Cela aboutirait à diluer la réponse : celle-ci varierait en fonction des ministères et des sujets. Le ministère des affaires étrangères doit conserver cette compétence. Nous avons beaucoup progressé depuis deux ans. Nous sommes désormais en mesure d'apporter des réponses. Certes, il faut toujours rester vigilant, suivre l'actualité, tenir compte des nouvelles technologies, mais il serait problématique de perdre l'expertise acquise ces dernières années.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons beaucoup parlé de l'ingérence informationnelle, mais l'ingérence étrangère prend des formes multiples. L'Iran retient en otage trois de nos ressortissants. Considérez-vous que cela fait partie d'une politique d'ingérence de ce pays en France ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Nous avons réussi à faire revenir sur le territoire national, voilà quelques jours, certaines des personnes concernées. C'est un élément de satisfaction. J'avais eu des contacts avec l'ancien ministre des affaires étrangères de l'Iran. Ma démarche avait suscité des débats, mais mon unique but était de faire progresser ce dossier. Cela ne nous a pas empêchés de faire preuve de fermeté à l'égard de l'Iran : nous avons, par exemple, été en pointe pour faire adopter une résolution sur le nucléaire par le conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Il n'y a donc pas de contradiction entre notre fermeté globale et notre capacité à obtenir des résultats pour faire libérer nos compatriotes.

Je ne dirais pas que cette pratique iranienne relève de l'ingérence. Elle a été maintes fois utilisée par ce pays et par d'autres. Je vous apporterai des éléments de réponse plus fournis sur nos relations diplomatiques lorsque nous serons à huis clos.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Est-ce une stratégie d'influence ? Je ne vous interroge pas sur le contenu des discussions.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - C'est effectivement une stratégie de pression diplomatique envers la France, mais cela ne nous a pas empêchés de faire preuve de fermeté.

M. Akli Mellouli. - Vous avez expliqué que la France était réactive, mais il faut aussi savoir anticiper et être proactif. Avez-vous élaboré des outils de vigilance, y compris à l'égard de nos partenaires ? Certains pays sont nos alliés sur ce point, mais sont en concurrence avec nous sur d'autres sujets - en Afrique, par exemple.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Le ministère des affaires étrangères a pour rôle non seulement de répondre aux ingérences étrangères, mais aussi de les prévenir. La France ne fait pas d'ingérence ; elle fait de l'influence, de manière transparente et dans un cadre démocratique, pour aider nos entreprises à gagner des parts de marché, pour défendre ses valeurs universalistes et ses intérêts aux niveaux bilatéral et multilatéral, dans les organisations internationales, comme le G7 ou l'Union européenne. Le discours de la Sorbonne constitue un élément de notre politique d'influence en Europe. France Médias Monde représente un outil d'influence précieux.

M. Akli Mellouli. - Ce groupe a-t-il les moyens nécessaires à son action ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Il diffuse une quinzaine d'émissions consacrées à la « désinfox », la lutte contre la désinformation, en français et dans des langues étrangères, afin de toucher le public le plus large possible dans différents pays pour rétablir la vérité face à la diffusion de fausses informations. Ces dernières font souvent partie de stratégies d'influence.

Le groupe réalise un effort en matière d'éducation aux médias : 3 000 élèves en France et à l'étranger ont ainsi pu échanger avec des journalistes de France 24 ou de RFI. Le groupe produit aussi des contenus audiovisuels dans une vingtaine de langues. Il permet de répondre à l'action des médias russes en Afrique, qui font d'ailleurs exactement la même chose, mais avec une volonté d'ingérence et en diffusant de fausses informations.

La bataille est permanente. Nous devons être agiles, nous adapter sans cesse aux nouvelles technologies. Pour être efficaces, nous devons aussi centraliser la décision, afin de ne pas diluer les responsabilités et de parler d'une même voix, avec une même stratégie.

L'éducation, l'information, la mobilisation de notre réseau à l'étranger, la diffusion d'émissions dans plusieurs langues, la capacité à répondre rapidement lorsqu'une fausse information est diffusée : tels sont, selon moi, les maîtres mots.

Mme Nathalie Goulet. - J'ai été corapporteur du budget du ministère des affaires étrangères au Sénat. Nous n'avons pas eu l'occasion de vous auditionner pendant l'examen du projet de loi de finances. Je ne sais pas si nous aurons cette occasion lors de la prochaine session budgétaire...

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Qui sait !

Mme Nathalie Goulet. - Votre cabinet nous a complètement rassurés en nous expliquant que les coupes budgétaires n'altéreraient pas la politique d'influence et s'imputaient uniquement sur les réserves budgétaires. C'est une bonne chose.

Vous avez mis l'accent sur la dimension informationnelle. Mais la question de l'influence étrangère est beaucoup plus vaste. Ne conviendrait-il pas de créer, comme l'ont fait les Américains, une task force qui réunirait les ministères de la justice, de l'économie et des affaires étrangères ? L'extraterritorialité du droit américain lui confère une grande efficacité.

Quel est votre sentiment sur la montée de l'islam radical et le développement de l'antisémitisme en France ?

Que pensez-vous de l'exclusion des entreprises israéliennes du salon Eurosatory ? Des entreprises ont dû signer un document pour attester qu'elles n'avaient pas de lien avec des entreprises israéliennes.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Ce dernier point relève de la compétence du ministère des armées.

Mme Nathalie Goulet. - Enfin, de quand datent, selon vous, les ingérences très hostiles de l'Azerbaïdjan ?

M. Stéphane Séjourné, ministre. - En ce qui concerne le volet économique, nous travaillons étroitement avec Bercy. Nous sommes en pointe en Europe en matière de coordination et d'efficacité dans le domaine de l'influence. Le ministère des affaires étrangères met en oeuvre une stratégie en matière de diplomatie économique. Nous cherchons à monter en compétence, en nommant par exemple des agents du ministère de l'économie à certains postes à l'étranger. Les enjeux varient selon les pays. Il importe donc être agile, de nommer les bonnes personnes, possédant les bonnes compétences, aux bons endroits.

Il faut aussi « jouer groupé » au niveau européen. Si les Vingt-Sept n'arrivent pas à élaborer une stratégie économique commune, ils seront déclassés par les Chinois et les Américains. Le Président de la République a toujours eu pour ambition que l'Europe puisse parler d'une seule voix - je vous accorde que nous n'y sommes pas encore. Nous devons continuer à emmener dans nos déplacements à l'étranger des représentants politiques ou économiques d'autres pays européens - et réciproquement. C'est ainsi que nous apprendrons à intégrer systématiquement la dimension européenne dans nos politiques.

Nous avons demandé à un ambassadeur de rédiger un rapport sur les Frères musulmans et leur influence. J'attends ses conclusions pour en tirer les leçons opérationnelles. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et le ministère de l'intérieur ont déjà travaillé sur ce sujet. La stratégie d'influence de cette mouvance n'est pas dure, violente, comme celle de la Russie : elle est larvée, souterraine et idéologique. Elle n'en est pas moins dangereuse pour autant, par ses effets de déstabilisation, pour la cohésion de notre société. La réponse doit donc être différente. Il ne suffit pas de dénoncer publiquement des ingérences sur le sol français ou des fake news sur les réseaux sociaux : il convient d'élaborer une stratégie globale, de surveiller certains acteurs, d'apporter une réponse idéologique et de mener un combat politique et culturel autour d'un certain nombre de valeurs. Cela dépasse le cadre du ministère des affaires étrangères, mais il est essentiel que nous ayons une réflexion collective sur ce sujet.

M. André Reichardt. - Que pensez-vous des stratégies d'influence des pays du Golfe ? Ne faut-il pas y voir une forme d'ingérence ? Je pense notamment au Qatar, qui finance à grands frais certaines associations ou certains clubs, ou encore à l'Arabie saoudite.

Je viens d'assister à l'audition de l'ambassadeur de France au Togo par le groupe sénatorial d'amitié France-Afrique de l'Ouest, que j'ai présidé pendant longtemps. Il nous a expliqué que le discours antifrançais était permanent dans ce pays. Il n'y a pas d'agressivité, certes, mais chaque fois que quelque chose ne fonctionne pas, on incrimine la France ! J'ai pu constater, lors de mes déplacements, à quel point ce type de discours était répandu en Afrique de l'Ouest, même au sein de pays amis.

Existe-t-il une vraie stratégie française pour contrer ces messages négatifs, qui sont propagés par certains de nos adversaires ? A-t-on pris conscience de la nécessité de faire remonter la cote d'amour de notre pays sur ce continent ? Ne faudrait-il pas avoir une approche différente de la francophonie ou mieux valoriser le travail de l'Agence française de développement (AFD) ? Celle-ci fait beaucoup pour ces pays, mais on n'en parle jamais, car son action est considérée comme normale sur place, alors que quand la Chine fait quelque chose, on le sait ! Je prendrai l'exemple d'un pays qui a été pendant très longtemps francophile. La Chine a construit son Parlement : deux gigantesques calicots de dix mètres de long sont encore affichés à l'entrée, avec le portrait du président du pays et celui de Xi Jinping !

La France a-t-elle une vraie stratégie, non pas défensive, mais offensive en la matière ? Nous dépensons beaucoup d'argent, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de nos attentes.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - Je commencerai par les investissements étrangers en France. Il ne faut pas confondre perte de souveraineté et investissements en France. Concernant les pays que vous avez évoqués, nous étudions, attentivement et de manière transparente, en en discutant avec eux, chacun de leurs investissements, que ce soit dans l'immobilier ou dans des secteurs plus stratégiques, que nous apprécions au regard de notre objectif de préserver notre souveraineté nationale. Cette grille de lecture est intégrée à notre stratégie. Avec la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, notre vigilance est désormais absolue, tout comme l'est notre volonté de lutter contre le séparatisme et le communautarisme en France.

A contrario, ces pays comptent sur nous pour investir dans les domaines culturels, y compris sur leur territoire. Je ne parle pas d'investissements financiers, mais plutôt d'investissements à vocation historique. À cet égard, AlUla est un très bon exemple. En partageant nos compétences dans ces domaines, nous valorisons l'image de la France. Et cette politique d'influence française est assumée, même si elle n'est pas sans contrepartie.

Concernant nos stratégies en Afrique, nous n'agirons pas comme la Chine. De fait, vous ne verrez pas une photo ou une statue du Président de la République française accrochée à l'intérieur de l'assemblée de tel ou tel pays. Nous sommes en train de mettre en oeuvre, avec l'Agence française de développement, une stratégie pour un pilotage politique très fin de ses objectifs. L'AFD est un instrument fondamental pour le développement des pays concernés, mais c'est aussi un instrument de l'influence française, au bon sens du terme, qui doit nous permettre de regagner la confiance de ces peuples, qui ont été parfois instrumentalisés par des opérations d'ingérence.

Cette stratégie doit être partagée avec la représentation nationale. J'ai moi-même été déjà auditionné sur ce sujet à l'Assemblée nationale.

Les projets que nous menons dans ces pays doivent être identifiés. Il est tout de même problématique, je suis bien d'accord avec vous, qu'on ne sache pas toujours que tel ou tel projet important est financé par la France. Peut-être convient-il de redéfinir les priorités. Ainsi, nos ambassades disposent de fonds grâce auxquels elles peuvent, en toute flexibilité, pour de petits montants, financer une association, un projet de quartier, etc., actions qui sont parfois presque plus efficaces que les grands projets que nous soutenons avec des moyens financiers importants.

Je rappelle que notre aide au développement a été doublée en sept ans. Il convient donc que nous nous réinterrogions sur notre stratégie collective en la matière.

Par ailleurs, nous avons décidé de doter nos ambassades de services de presse, qui n'en disposaient pas toujours - c'est pourquoi les effectifs de mon ministère ont crû de 123 équivalents temps plein (ETP). Ces services doivent être notre « bras armé » local à la fois en exerçant un rôle de veille, en faisant remonter un certain nombre d'informations, mais surtout pour communiquer. Voyez avec quelle puissance des ambassades russes, quand elles le décident, communiquent, soit dans la presse nationale, soit au moyen d'un porte-parole, comme c'est le cas en France.

Le sentiment anti-français peut être réel, notre pays peut faire l'objet de critiques, sans que celles-ci aient les conséquences qu'on a pu observer au Sahel. C'est le propre du débat démocratique. En France, le débat politique peut être animé sur des pays comme les États-Unis ou la Chine, différentes thèses peuvent s'opposer à leur sujet sans que cela n'emporte de conséquences dramatiques ou irréversibles dans notre relation avec ces pays. Il faut donc faire la part des choses.

En Côte d'Ivoire, la France a fait l'objet de critiques. Je suis en contact avec les autorités pour établir un partenariat très différent. Nous voulons privilégier les diasporas qui, bien que jouissant de la nationalité française, veulent revenir en Côte d'Ivoire pour y produire et construire un projet entrepreneurial.

C'est à nous, donc, de répondre aux critiques.

Au Sénégal, de la même manière, les choses n'ont pas pris les mêmes proportions qu'au Burkina Faso ou au Niger.

Il faut donc établir des distinctions selon les pays et mesurer les conséquences dans le débat public de ces critiques à l'encontre de la France. Autant nous devons assumer la dimension politique, autant nous devons combattre tout ce qui relève de l'ingérence. À défaut, si on fait l'amalgame entre l'une et l'autre, on verse dans la stratégie chinoise ou dans la stratégie russe. C'est ce qui explique les déconvenues que nous avons connues dans notre relation avec ces pays avec lesquels nous avons une histoire en commun.

Il faut également faire très attention à la manière dont notre stratégie d'influence est perçue à travers les critiques qui nous sont adressées ou la demande de partenariats plus équilibrés, surtout quand des puissances étrangères se trouvent derrière pour contrer nos intérêts fondamentaux dans tous ces pays.

Mme Évelyne Perrot. - Monsieur le ministre, je me suis rendue à l'ambassade de France au Yémen, installée à Riyad. Elle exerce ses activités dans des conditions difficiles, faute de moyens, en dépit du travail considérable qu'elle effectue. La situation au Yémen étant ce qu'elle est, il importe de regarder les choses d'un peu plus près.

M. Stéphane Séjourné, ministre. - J'examinerai avec attention la situation que vous décrivez.

M. Dominique de Legge, président. - Monsieur le ministre, nous nous rendrons la semaine prochaine en Finlande et en Estonie. Je profite de l'occasion pour vous demander de transmettre nos remerciements à nos ambassadeurs, qui nous ont bien aidés dans la préparation de ce déplacement qui s'annonce intéressant.

Mes chers collègues, avec sa permission, nous allons maintenant poursuivre l'audition de M. le ministre à huis clos.

[...]

M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre. Nous avons passé près d'une heure et demie ensemble, ce qui me fait dire que nous avons bien fait de maintenir cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 17 h 00

Jeudi 20 juin 2024

- Présidence de M. Dominique de Legge, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de M. Guy-Philippe Goldstein, chercheur, consultant dans un cabinet de conseil en stratégie

M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui nos travaux avec l'audition de M. Guy-Philippe Goldstein, consultant, enseignant et romancier, spécialiste des enjeux cyber. Nous parvenons quasiment au terme de nos auditions - nous en avons organisé près d'une cinquantaine.

Monsieur, vous nous présenterez, dans une perspective stratégique, un état des lieux de la guerre cognitive, dans ses aspects tant offensifs que défensifs. Nous serons également intéressés par votre analyse de la vulnérabilité cognitive de la société civile et des leviers dont disposent les pouvoirs publics pour renforcer sa résilience. Une délégation de notre commission d'enquête se rendra d'ailleurs la semaine prochaine en Finlande pour examiner ces questions.

Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guy-Philippe Goldstein prête serment.

M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, sur les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Vous avez la parole pour un propos introductif d'une durée de quinze à vingt minutes. Après quoi, le rapporteur et les membres de la commission d'enquête vous poseront des questions.

M. Guy-Philippe Goldstein, consultant et enseignant spécialiste des enjeux cyber. - Dans la mesure où vous avez sans doute déjà auditionné beaucoup d'autres experts, en particulier sur les aspects plus opérationnels de la lutte d'influence, mon propos liminaire sera moins tactique, mais plus stratégique. Il s'articulera autour de deux objets dont on parle beaucoup - d'une part, les réseaux sociaux, d'autre part, les questions d'intelligence artificielle - d'une façon qui surprendra peut-être un peu.

En tant que chercheur, enseignant à l'École de guerre économique, advisor pour des groupes privés, mes travaux portent sur les questions non seulement cyber, initialement de défense et de cybersécurité, mais également d'opérations d'influence. Je souhaite également vous faire part de l'évolution de mes réflexions sur une question que je suis depuis une dizaine d'années, plus précisément depuis l'avènement de plusieurs épisodes politiques en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Dans le contexte actuel, la question que vous posez est extrêmement importante. Je ne saurais trop souligner l'importance des travaux que vous êtes en train de mener et j'expliquerai pourquoi. J'évoquerai ensuite les réseaux sociaux et les limites d'une telle réflexion sur ce sujet, ainsi que les nouvelles pistes qui doivent être ouvertes et la question de l'intelligence artificielle.

Nous évoluons dans un contexte que, dans un article paru voilà deux ans et demi dans Le Monde, j'ai appelé « une guerre froide 2.0 », qui menait initialement à l'affrontement des États-Unis et de la Chine. Depuis, avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie et le rôle de la Russie, il y a évidemment eu une accélération et ce que certains analystes-chercheurs, comme Bruno Tertrais, appellent « l'amicale des pays autoritaires » - Russie, Chine, Corée du Nord, Iran - s'est renforcé. Il faut dire que le rôle que joue la Russie entraîne un renforcement de ce pôle et une déstabilisation. On l'a vu pas plus tard qu'hier avec la nouvelle d'un pacte de garanties militaires entre la Corée du Nord et la Russie.

Dans cette nouvelle guerre froide, on retrouve tous les outils de la première guerre froide, ce sur quoi vous travaillez en partie, à savoir les éléments de guerre hybride, que ce soit dans le monde virtuel, cyber, cognitif, ou dans le monde physique, avec des coups d'éclat - en France, ce sont les faux cercueils, les mains rouges, les étoiles bleues, etc. - ou des opérations de sabotage. Tout cela fait partie d'une palette d'actions dites sous le seuil.

Je souhaite appeler votre attention sur le fait qu'il y a une manière de gagner les guerres froides - certes, on n'en a connu qu'une, mais on entre peut-être dans une nouvelle. Ce qui fait la caractéristique d'une guerre froide, c'est qu'elle est froide ; en d'autres termes, il y a un gel de l'affrontement militaire via le nucléaire. C'est un point très important. Parfois, on peut perdre des territoires. Ainsi, quand la première guerre froide a démarré, l'Occident a perdu les pays d'Europe de l'Est, le Vietnam, etc. Pour autant, le bloc occidental a fini par gagner, parce qu'il a tenu plus longtemps. Le nucléaire ayant entraîné un gel de la montée des extrêmes, ce qui a fait qu'un bloc a gagné cette guerre froide, c'est qu'il était plus stable et a bénéficié de plus de croissance et de développement que le bloc adverse. D'ailleurs, les gens du camp d'en face ont fini par se demander s'il ne fallait pas changer de situation. Les Russes ont compris cela. C'est ce que Mark Galeotti a appelé la « doctrine Gerasimov » - il s'est excusé depuis. C'est en effet cet aspect d'attraction - un bloc a un meilleur modèle que l'autre - qui a fait la bascule.

D'une certaine façon, gagner une guerre froide, c'est gagner la guerre sur les influences étrangères. C'est aussi montrer que l'un des blocs est plus résilient que l'autre, que l'on y trouve plus de cohésion, et qui dit plus de cohésion dit moins d'extrémisme. En effet, quand une poussée extrémiste arrive, de quelque bord que ce soit, l'établissement de l'intérêt national et du consensus national devient beaucoup plus délicat.

Je prendrai pour exemple ce qui se passe aux États-Unis. À dessein, j'axerai beaucoup la réflexion sur ce pays, d'abord, parce que, du point de vue de la méthode, il existe beaucoup d'éléments de recherche et de données, ensuite, parce que cela nous permet de faire un pas de côté, d'avoir la distance analytique nécessaire pour essayer de comprendre ce qui se passe et d'être moins subjectif, enfin, parce que ce qui s'y passe se produit, malheureusement, très souvent, dans le reste de l'Occident cinq à dix ans plus tard.

Si l'on prend l'histoire de la polarisation politique aux États-Unis, depuis plus d'un siècle, on constate, d'après les études DW-Nominate, un moment d'accélération depuis soixante-dix ans. Cette polarisation politique est le produit d'un désordre difficile à identifier. Celui-ci se manifeste au travers de la polarisation politique, mais aussi d'autres phénomènes. Ainsi, les statistiques qui ont été réalisées par le Congrès américain et analysées par Robert Putnam - il s'agit là aussi d'une courbe en forme de U avec une accélération - portent sur le désordre mental et la santé mentale allant jusqu'aux deaths of despair (morts par désespoir), comme les appelle l'économiste anglais Angus Deaton, que ce soit par suicide, par overdose ou par excès d'alcool.

Il y a un lien potentiel entre, d'un côté, un désordre qui va amener, par exemple, à moins de participation politique, à une extrémisation des propos, parfois même à une augmentation du crime et de la violence politique et, d'un autre côté, ces éléments de désordre mental.

Chaque année, l'institut Gallup établit des sondages portant sur l'évaluation, par chaque personne, de la qualité de sa vie via une note de 0 à 10. En l'espace de quinze ans, aux États-Unis, le nombre de personnes qui notent leur vie 0 sur 10 est passé de 1 sur 65 à 1 sur 13. L'explosion de la solitude est peut-être l'une des raisons à l'origine d'une telle évaluation. Ainsi, toujours aux États-Unis, depuis trente ans, le nombre de personnes n'ayant aucun ami proche est passé de 1 sur 30 à 1 sur 6.

À cette solitude s'ajoute un manque d'espoir. On constate en effet une sorte de corrélation entre tous ces éléments à l'origine de ce désordre plus profond qui s'exprime par la polarisation politique, mais qui s'exprime aussi, d'une autre façon, socialement et en termes de santé mentale.

Face à ce constat, on parle beaucoup aujourd'hui des réseaux sociaux - à raison, mais peut-être pas complètement. En effet, quel est l'impact des réseaux sociaux sur le désordre que l'on vient d'évoquer ?

On peut déjà dire que, de manière générale, les médias ont un impact sur la polarisation. En 2022, une étude a été réalisée par des chercheurs de UCLA, de Berkeley et de Yale University sur l'impact des chaînes du câble. Ainsi, en faisant regarder CNN à des gens qui regardent Fox News, on a constaté une légère dépolarisation ; certes, elle a été très temporaire, mais elle montre bien l'impact des médias, en tout cas des chaînes du câble. De la même façon, une étude de 2018 a montré que la disparition de la presse locale dans les zones urbaines américaines avait entraîné une réduction faible, mais significative statistiquement, du nombre de personnes qui, lors des élections, étaient capables d'être bipartisans, c'est-à-dire de voter à la fois pour un parti au Parlement et pour un autre à l'élection présidentielle. Voilà qui peut contribuer à justifier la nécessaire réglementation intervenue depuis la Seconde Guerre mondiale pour, a minima dans les grands médias, assurer l'impartialité, le pluralisme et l'exactitude. Ce sont des éléments qu'on retrouve dans la réglementation relative aux médias de la plupart des grands pays occidentaux.

Venons-en aux médias sociaux. D'un point de vue théorique, les médias sociaux peuvent extrémiser la pensée. J'insiste plus sur le point d'extrémiser la pensée que sur la question de la bulle de filtrage dont on parle beaucoup. En effet, d'une certaine façon, la bulle de filtrage est une théorie conservatrice : celui qui a toujours été centre-droit ou centre-gauche, avec la bulle de filtrage, restera centre-droit ou centre-gauche.

Ce n'est pas ce que l'on voit. Une étude de 2018 du MIT (Massachusetts Institute of Technology) sur la circulation de l'information a montré que, entre 2006 et 2017, sur 3 millions de personnes, les informations surprenantes et fausses étaient tweetées et retweetées 70 % de plus que les informations positives et vraies et, surtout, restaient dans les chaînes de retweets dix à vingt fois plus longuement. D'un point de vue théorique, les algorithmes des réseaux sociaux poussent à l'extrémisation. Cette extrémisation et cette information négative et surprenante peuvent avoir un impact politique.

Quand on associe les études de sciences politiques à la réflexion sur les traits de personnalité, on se rend compte que les électeurs qui connaissent une forme d'instabilité émotionnelle, donc qui sont très réceptifs à une information surprenante et négative, ont plus tendance à voter pour les partis extrémistes, à droite ou à gauche. Une étude menée sur les élections de 2015 en Grande-Bretagne par un chercheur de la London School of Economics l'a montré, mais elle n'est pas la seule.

En théorie, on constate donc un impact des réseaux sociaux, mais qu'en est-il en pratique ? C'est là où les choses se corsent. Dans une première étude menée en 2018, puis reprise en 2020, on a demandé à plus de 2 700 utilisateurs de désactiver Facebook pendant quatre semaines, au moment des élections de midterm de 2018. Certes, ces utilisateurs ont reçu moins d'informations politiques, ce qui a entraîné une forme de réduction de la polarisation sur les opinions relatives aux grands sujets ; en revanche, on n'a pas constaté de réduction statistiquement significative de la polarisation affective, c'est-à-dire ce qui fait que l'on se sent appartenir à un camp ou à un autre. Alors, oui, quelque chose se passe, mais est-ce si important que cela ?

Une étude réalisée un an plus tôt, en 2017, par des chercheurs de Stanford University et du National Bureau of Economic Research (NBER) portant sur les années 1996 à 2016 a montré que les aspects de polarisation étaient beaucoup plus importants dans les groupes d'âge où l'usage d'internet était le plus faible. Il y a donc une décorrélation entre utilisation d'internet et croissance de la polarisation politique. Il faut avoir cela en tête.

Si l'on superpose toutes ces données, on constate que c'est à partir du milieu des années 2010 que les médias sociaux ont obtenu le plus d'impact et deviennent la première source d'information pour les Américains. Pour autant, la véritable accélération de la polarisation politique aux États-Unis ne date pas du milieu des années 2010. Le mouvement est beaucoup plus ancien - sans doute peut-on le faire démarrer au milieu des années 1990. Cela peut être dû aux chaînes du câble, il y a peut-être aussi quelque chose de plus profond, qui doit faire l'objet d'investigations.

Pour ma part, je proposerai de développer quelques pistes nouvelles et de creuser, d'une façon qui sera peut-être un peu surprenante, l'impact de l'intelligence artificielle, puisque c'est l'autre choc qui arrive.

L'une des premières causes possibles de l'augmentation de la polarisation, mais je prends beaucoup de pincettes parce qu'il y a beaucoup de débats d'experts, c'est certaines formes d'inégalités, notamment de revenus. Des études menées par des chercheurs de Princeton, de Berkeley et de Stanford semblent montrer une corrélation entre l'augmentation des inégalités marquées par l'indice de Gini et la polarisation politique, ce grand mouvement que j'ai décrit. On parle d'inégalités de revenus, peut-être faut-il parler d'inégalités de destin, c'est-à-dire quand ces inégalités se creusent et que l'on ne voit pas d'évolution de sa situation personnelle dans le temps, mais aussi d'inégalités de risque - on est exposé à plus de risques que d'autres populations -, peut-être aussi des inégalités d'optimisme et de mobilité sociale.

Il est intéressant de noter que l'impact des inégalités a été étudié par d'autres chercheurs, notamment deux chercheurs britanniques, Pickett et Wilkinson, et il semble bien qu'il y ait une corrélation - j'insiste sur ce mot, car on pourrait dire que corrélation n'est pas causation - avec les problèmes de santé mentale. D'une certaine façon, il y a une logique et l'on va essayer d'en faire le tour.

D'où viennent ces inégalités ? On peut fournir beaucoup d'explications, mais il me semble qu'il y en a une dont on ne parle pas assez et qui a été mise en avant par trois chercheurs : Claudia Goldin, qui a obtenu le prix Nobel d'économie en octobre dernier, Lawrence F. Katz et David Autor, un grand économiste de l'humanité qui a réfléchi d'une façon très critique sur l'impact des nouvelles technologies et l'emploi.

Ils montrent que, dans le cas américain, l'accès à l'éducation en particulier pourrait expliquer l'augmentation forte des inégalités : de 38 % à 75 % des inégalités salariales aux États-Unis entre 1980 et 2017 s'expliqueraient par la différence de salaire par niveau d'éducation, donc l'accès à l'éducation. L'accès à l'éducation a évidemment un lien direct avec ce qui relève de la mobilité sociale et de l'espoir - j'en reviens à des questions de nature psychologique.

Ces inégalités sociales entraînent des divergences sociales, donc un risque de compartimentalisation de la société, ce qui peut favoriser un plus grand risque de solitude. Ces éléments ont notamment été étudiés par Robert Putnam dans un ouvrage de référence, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, mais aussi dans The Hupswing, paru en 2021.

Je voudrais maintenant commencer à ouvrir des pistes de solutions. Certes, on constate un effet de polarisation depuis le milieu des années 1960, mais, avant - et c'est toute l'histoire de la première partie du XXe siècle américain -, on relève un effet de dépolarisation. Je renvoie de nouveau aux travaux de Claudia Goldin et Lawrence F. Katz, en particulier un essai de 2009 qui, pour moi, explique une grande partie de ce qui se joue, The Race between Education and Technology.

Ce qui est très intéressant dans ce mouvement de dépolarisation, et je vais faire le lien avec l'intelligence artificielle, c'est qu'il démarre à la fin du XIXe siècle, avant même la Première Guerre mondiale. Entre 1900 et 1912, une baisse de la polarisation politique s'amorce déjà, c'est-à-dire à un moment où survient une révolution technologique peut-être aussi importante que celle de l'intelligence artificielle, celle de l'électrification. L'électrification transforme les ateliers en usines et renforce le rôle du mécanicien, qui est bien diplômé pour l'époque, mais réduit le rôle du manoeuvre qui devait rapporter les pièces d'un endroit à l'autre - tout ce processus est transformé et remplacé par des machines.

Pour autant, on assiste à un phénomène de dépolarisation, et ce, parce qu'au même moment a lieu un très grand mouvement, très bottom up, The High School Movement, où, tout d'un coup, une très large partie de la population accède à l'éducation secondaire. On passe de 10 % de la population ayant le niveau bac en 1910 à 50 % en 1940. Ce phénomène se poursuit avec le GI Bill, avant de stagner à partir des années 1960-1970. On se retrouve alors dans la situation actuelle : on a permis le passage d'une très large partie de la population au niveau secondaire, comme on l'avait fait au cours du XIXe siècle au niveau de l'école primaire, mais, au niveau de l'école tertiaire, on bloque à 40 %-50 %.

C'est là qu'arrive l'intelligence artificielle. L'intelligence artificielle présente de nouveaux risques, en particulier en termes de deepfake, mais aussi potentiellement de facilitation d'attaques cyber. Elle pose aussi potentiellement des questions sur l'emploi, et l'on voit bien à quel point l'emploi peut avoir un impact sur la cohésion sociale, donc sur le fait de gagner ou pas cette guerre froide 2.0.

Plusieurs études sont parues. Certaines de Goldman Sachs ont annoncé que plus d'un quart des emplois seraient transformés, réduits ou remplacés à cause de l'intelligence artificielle.

Que disent l'économiste David Autor et les auteurs qui ont étudié la question de la course de vitesse entre l'éducation et la technologie ? Très récemment, David Autor, qui, d'habitude, est très critique sur l'impact des nouvelles technologies sur l'emploi, a pour la première fois dit qu'il serait peut-être possible, grâce à l'intelligence artificielle, de renforcer les classes moyennes. Ce qui est au coeur de cela, c'est la démocratisation de l'accès à l'expertise, d'autant plus que l'intelligence artificielle, en particulier l'IA générative, peut s'utiliser grâce à un nouveau langage de programmation que nous avons tous en possession, puisque c'est le langage naturel. C'est ce que dit Andrej Karpathy, qui est un très grand chercheur sur la question.

En d'autres termes, si, tout à coup, nous avons les plus grandes expertises à portée de doigt, le « monopole » de l'élite des experts va se réduire et l'on retrouvera peut-être cette contraction sur les primes des plus hauts diplômés qui a existé par le passé sur d'autres métiers grâce à l'accès à l'éducation.

Cela concerne deux secteurs : le monde du travail et l'éducation.

Je n'évoquerai que des études extrêmement récentes, car l'idée générative l'est elle-même. C'est pourquoi il faut prendre tout ce que je vais vous dire avec des pincettes. Il s'agit d'un domaine encore expérimental, que je trouve fascinant à titre personnel.

Pour ce qui concerne le monde du travail, deux études récentes ont montré que, dans des métiers à faible qualification, par exemple des call centers aux Philippines, l'IA générative entraîne une augmentation de la productivité. Toutefois, j'insiste sur ce point, l'augmentation de la productivité est plus forte sur les populations les moins performantes au travail. En d'autres termes, ce sont les « moins bien notés » qui en profiteront le plus. De l'autre côté du spectre, regardons à quelle vitesse les consultants de Boston Consulting Group, qui sont extrêmement diplômés, sont capables d'accomplir des tâches compliquées : de la même façon, on constate, en moyenne, une hausse de la productivité, mais celle-ci est surtout forte chez les « les plus mauvais ». Cela signifie donc une forme d'égalisation par le haut des performances, ce qui confirme les propos de David Autor.

Dans le domaine de l'éducation, que ce soit l'école ou la formation professionnelle, il y a une dimension très importante qui est le tuteur et le tutorat. Plusieurs études l'ont montré : si vous avez un tuteur personnel, vous allez passer du top 50 % au top 35 %, mais cela coûte cher. Tout d'un coup, on peut régler ce problème avec l'IA générative, qui permet d'avoir un tuteur informatique, c'est-à-dire un logiciel à très bas coût.

Il y a eu une étude sur l'apprentissage en chirurgie simulée avec des étudiants en médecine au Canada, et une autre sur l'apprentissage du langage de programmation Python, avec Microsoft et l'Institut Max Planck. Dans les deux cas, on s'est rendu compte qu'un tuteur IA arrivait à des résultats équivalents à ceux d'un tuteur humain. Et ces études datent d'avant ChatGPT 4.0.

Pour conclure mon propos préliminaire, je dirai que la résilience de la société est une clé de la victoire ou de la défaite dans cette guerre froide 2.0. À cet égard, ce que vous faites est absolument fondamental. S'il est vrai que les différentes formes d'inégalité ou d'inadaptation à ces transformations peuvent dégrader la résilience du corps social et donc, d'un point de vue défensif, nous exposer à des attaques cognitives ayant beaucoup plus d'effets, la technologie, bien employée, bien distribuée, pourra paradoxalement renforcer la résilience de la société et donc garantir la sécurité de la nation.

M. Dominique de Legge, président. - J'ai noté ce qui m'est apparu comme une contradiction. Vous avez dit que les médias sociaux avaient tendance à « extrémiser » la pensée, pour ajouter plus loin que la fréquence d'usage des médias sociaux ne conduisait pas à la polarisation. Comment combinez-vous ces deux affirmations ?

M. Rachid Temal, rapporteur. - Votre présentation permet d'élargir notre spectre de réflexion.

Je reviens sur la question du cyber et des protections. Dans vos ouvrages, vous faites de la prospective sur ces thèmes. Aujourd'hui, quelle est votre perception de cette guerre cognitive et des ingérences ? Comment envisagez-vous l'avenir ? En dehors de la résilience, comment notre pays peut-il développer ses capacités de lutte ?

M. Guy-Philippe Goldstein. - Théoriquement, on pourrait penser qu'il y a une extrémisation ; dans les résultats empiriques, c'est moins évident, parce que l'être humain n'est pas exposé seulement aux réseaux sociaux : il y a l'environnement professionnel, la famille, les amis, les conditions sociales.

Je ne nie pas un impact des réseaux sociaux, mais le piège qui nous est tendu et qui pourrait faire « gagner » nos adversaires ne se limite pas strictement aux réseaux sociaux. Beaucoup de chercheurs en cybersécurité travaillant sur cette guerre cognitive se sont focalisés sur les réseaux sociaux, mais il est apparu que le problème était beaucoup plus complexe. Comme toujours, les technologues ne voient que sous le prisme de la technologie, à l'instar d'une personne avec un marteau qui pense que tout ressemble à un clou. L'être humain est plus complexe. Dans l'histoire de cette polarisation, les réseaux sociaux n'interviennent qu'en dernier ressort. C'est ce qui s'est passé avant qui doit vous intéresser.

J'en reviens à la cybersécurité, et je finirai par faire un lien avec la guerre cognitive.

Sur certains théâtres de conflit - là où il y a le plus d'innovations -, on voit de plus en plus d'opérations de hack-and-leak. C'est le cas notamment au Moyen-Orient. Le principe est de monter des opérations de hack contre certaines cibles qui n'aboutissent pas vraiment, mais qui servent en fait à jeter le discrédit sur l'ennemi, en gonflant les résultats de ladite opération. Par exemple, des hackers iraniens ont fait croire qu'ils avaient hacké les caméras de la base aérienne de Netivot en Israël, alors qu'ils avaient juste atteint une autre ville dénommée Netivot, qui n'avait rien à voir. De même, en France, des hackers russes ont prétendu avoir attaqué avec succès un grand barrage hydroélectrique en mars dernier, alors qu'ils n'avaient atteint qu'une microcentrale alimentant 300 personnes. La résonnance a quand même été forte.

Cela démontre peut-être aussi une amélioration des défenses cyber occidentales. En tout cas, ce faisant, nos adversaires essaient de jeter le discrédit sur nous. Le risque existe pour les jeux Olympiques : rappelons-nous ce qui s'est passé à Pyeongchang lors de la cérémonie d'ouverture. Néanmoins, je penche plutôt pour de petites opérations « faisant semblant de », comme celles que je viens de décrire.

Pour la défense nationale, devons-nous considérer que nous sommes face à une arme susceptible de créer un grand black-out ? Ce n'est pas le scénario de la guerre en Ukraine, alors que les Russes s'y sont essayés, en particulier dans les quarante premiers jours. Les Ukrainiens ont parfaitement résisté.

Vous le savez, j'ai un cours à l'École de guerre économique sur la cyberpuissance. J'ai également abordé ce sujet dans mon roman Babel Minute Zéro, ainsi que dans certains de mes articles de recherche qui reprennent des éléments avancés par des chercheurs comme Robert Jarvis : on sent une capacité des armes cyber à avoir des effets stratégiques, mais on ne les a pas vus en Ukraine. Ce conflit sera peut-être une première victoire cyber-défensive, alors que l'avantage semblait du côté de l'attaquant.

Néanmoins, j'attire votre attention sur certains coups d'éclat militaires qui ont eu pour cadre le conflit larvé Israël-Iran entre 2020 et 2023. Ainsi, 77 % des stations-service iraniennes ont été mises hors d'usage par une cyberattaque en 2021. De même, des aciéries ont explosé de l'intérieur, après une prise de contrôle des caméras de contrôle afin de vérifier qu'il n'y avait pas de personnels civils, et ce pour rester dans les limites du droit de la guerre.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous nous interrogeons depuis le début de nos travaux sur les capacités de mesure de l'impact réel ou supposé de cette guerre cognitive. Considérez-vous qu'il soit possible de développer un outil de mesure fiable pour évaluer l'impact réel de ces actions sur l'individu et la société ?

M. Guy-Philippe Goldstein. - Non seulement un, mais plusieurs, dirai-je. Effectivement, nous n'avons pas d'éléments statistiques précis dans ces domaines. C'est problématique. Il est possible de comptabiliser les attaques, mais cela revient souvent à ajouter des pommes et des oranges.

Qu'est-ce qu'une attaque par déni de service ? Faut-il la comptabiliser comme l'équivalent d'une attaque de rançongiciel ? À quel point une attaque est-elle vraiment significative ?

Il faut interroger les responsables du Club des experts de la sécurité de l'information et du numérique (Cesin), qui regroupe les responsables de sécurité et d'innovation des plus grandes entreprises en France. Ils essaient d'avoir a minima des éléments de volumétrie, mais c'est très compliqué.

Dans la guerre cognitive, il faut essayer d'évaluer les attaques et nos capacités à nous défendre. Or nous n'avons pas assez d'études à disposition, même sur les plus grands cas d'école, comme l'élection de Trump en 2016. Très peu de chercheurs ont été capables de dire si oui ou non l'attaque cognitive que les Russes ont déclenchée, selon un rapport bipartisan du Sénat américain de 2018, a été le point de bascule, compte tenu des particularités du système électoral américain. Seule une étude statistique sur le Michigan a montré que certains électeurs démocrates les plus exposés aux fake news de Facebook s'étaient plus abstenus qu'habituellement. C'est la seule étude que je connaisse qui ait pu mettre clairement le doigt sur un effet possible de l'opération russe.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans un premier temps, le cyber s'est construit de façon empirique, comme aujourd'hui la lutte contre les influences étrangères. Ne serait-il pas temps que la France se dote d'une stratégie nationale de lutte contre les ingérences étrangères ?

M. Guy-Philippe Goldstein. - Il est nécessaire aujourd'hui d'avoir une forme de mobilisation nationale en matière de réserve. Vous allez faire un voyage en Finlande, et je crois pouvoir dire que ce pays propose le modèle le plus intéressant en la matière. Nous avons besoin de ce type de mobilisation, dans le cyber ou le cognitif, sachant que 90 % à 95 % des attaques cyber sont liées à des erreurs humaines, que ce soit dans le civil ou dans le militaire. Ce chiffre ressort d'une audition d'officiers du Pentagone en 2018.

Il faut d'abord une prise de conscience, puis un apprentissage des comportements à adopter, voire de la réglementation en vigueur. L'authentification multifactorielle est peut-être la seule manière de réduire une partie de ce risque humain. En tout cas, c'est vraiment une lutte où chacun d'entre nous est sur le front, où la faille est le maillon le plus faible. Mais c'est avant tout un sport d'équipe.

Il importe de mobiliser des éléments pour animer une campagne nationale permanente. Certes, le coût est important, mais la qualité de la production française s'en trouvera ainsi améliorée. C'est aussi une dimension de ce qui pourrait être un « made in France ». Un pays comme Israël est en pointe sur ce sujet. Il faut avoir à l'esprit que nous sommes dans un système industriel où la dimension du logiciel est de plus en plus importante. Dans les voitures, c'est 30 % à 50 % de la valeur. Avec l'IA et la miniaturisation, on peut penser que la plupart des objets embarqués finiront par avoir des éléments d'intelligence artificielle ou en tout cas du code. Cette capacité à être bon dans le cyber sera déterminante pour la qualité de la production. Et si la population comprend parfaitement ce risque cyber, nous aurons un avantage non seulement en matière de défense, mais également dans notre capacité à produire de la qualité.

Ce raisonnement sur le cyber peut être plaqué sur le cognitif.

Le cognitif, c'est quoi ? C'est la capacité à bien raisonner, à poser des hypothèses, à ouvrir les perspectives, à aller questionner. Cela doit se voir dans le champ politique, mais aussi dans l'entreprise. Un employeur préfère avoir des employés qui réfléchissent bien et qui sont capables de bien voir toutes les hypothèses, plutôt que l'inverse. C'est ce que l'on appelle un meta skill.

Ayez à l'esprit que l'expansion des expertises que nous allons tous connaître grâce à l'IA fait que les rôles dans l'entreprise seront de plus en plus généralistes. Avec ce système de réserve, nous serons protégés des actions extérieures et le niveau moyen de nos employés et salariés sera amélioré. Ils seront capables de bien réfléchir, de bien poser les questions, d'aller aux sources des données rapidement, de savoir utiliser les outils, de juger.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous mettez en avant la résilience dans le modèle démocratique et prétendez que l'IA peut être un outil de réduction des fractures et des inégalités. Il y a comme une forme de contradiction : l'IA générative permet d'amplifier les ingérences étrangères, mais reste potentiellement notre meilleure alliée pour nous en sortir. Comment gérer cette contradiction ?

M. Guy-Philippe Goldstein. - Avec une voiture qui s'apprête à prendre un grand tournant, il faut non pas freiner, mais accélérer. Cette métaphore illustre bien la situation dans laquelle nous sommes.

Je vais vous dire des choses sur l'IA que je n'aurais jamais imaginé vous dire voilà douze ou dix-huit mois, d'autant que je ne suis absolument pas « technosolutionniste » la plupart du temps, bien au contraire.

Tout d'un coup, avec l'IA, ce système que l'on peut programmer avec le langage naturel, des capacités considérables sont mises à disposition du plus grand nombre. Pour moi, l'apparition de ChatGPT a d'abord été un instant de saisissement en négatif, compte tenu de nos difficultés à pousser le curseur en matière d'éducation, au contraire de pays comme la Corée du Sud ou le Japon. Mais les premières études ont fait apparaître ces tendances à l'égalisation vers le haut. Certes, c'est un début, et il va falloir pousser les études, mais des éléments logiques laissent entrevoir quelque chose de révolutionnaire. Je ne suis pas le seul à le dire : David Autor, qui est un économiste bien plus éminent que moi, l'a aussi prédit.

Il y a également ce que l'IA laisse espérer en matière de tutorat. Salman Khan et ses équipes ont sorti des publications à ce sujet qui me semblent un peu exagérées, mais il y a du potentiel, et ce pour toutes les classes d'âge, y compris les plus avancées. Nous ne sommes qu'au début du chemin et l'évolution est très rapide.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans cette guerre froide 2.0, pour reprendre votre expression, il y a un aspect défensif, mais également un aspect offensif. Dans le respect des principes démocratiques, nous avons des difficultés à imposer un narratif, si tant est que nous en ayons un. Sur qui l'État pourrait-il s'appuyer pour construire et imposer ce nouveau narratif français ?

M. Guy-Philippe Goldstein. - Je reprends cette idée de réserve cognitive qui serait capable de porter une parole de vérité. Le debunking ne marche pas nécessairement, mais c'est une façon de tracer une ligne et de refuser ce que certains psychologues appellent l'ouverture de la fenêtre d'Overton. Il faut être capable de tenir la ligne au regard de nos valeurs, en essayant de rechercher la vérité, parce que c'est l'ADN des démocraties libérales. Ce type de questions se posaient déjà durant la Seconde Guerre mondiale : jusqu'où pouvait aller la propagande pour faire triompher nos valeurs ? Si l'on va trop loin dans le mensonge, il y a perte de la raison même pour laquelle nous nous battons.

Aujourd'hui, nous sommes encore un peu dans l'aspect défensif et de résilience, mais nous devons être capables de porter un langage de vérité, de produire un contre-discours. Mais la vérité reste le coeur de la méthode scientifique : plusieurs personnes vont faire la même expérience et aboutir à la même conclusion ; on peut alors se dire que la vérité est proche.

Je milite pour une communauté de debunking basée sur des méthodologies et des valeurs communes, avec des outils qui peuvent être différents. C'est valable pour le monde politique comme pour la sphère économique privée. On a ainsi vu se développer une industrie du cyber utilisant l'expertise d'anciens militaires aux États-Unis, en Israël ou en France. Celle-ci se tient très bien aujourd'hui. Il y a peut-être là une perspective sur le cognitif, les entreprises privées ayant tout intérêt à avoir des employés, des collaborateurs qui savent réfléchir mieux que leurs compétiteurs.

M. Dominique de Legge, président. - Vous avez affirmé que l'IA contribuait à un nivellement par le haut, mais le terme de « nivellement » renvoie à l'idée d'uniformité. Risquons-nous d'aboutir à une société dans laquelle prévaudrait une forme de pensée unique ?

M. Guy-Philippe Goldstein. - J'ai évoqué une égalisation par le haut et non pas un nivellement. Vous avez raison d'insister sur le fait qu'il ne doit pas s'agir d'une convergence qui aboutirait à l'uniformisation des points de vue. La force de notre société libérale et démocratique, mais aussi de notre société capitaliste, réside dans sa capacité à trouver de nouvelles idées et à permettre à chacun de trouver et d'explorer le plus loin possible son propre chemin.

Dans le cadre de cette égalisation par le haut, on peut imaginer que l'amélioration des performances et la réduction du risque de décrochage permettront d'ouvrir des portes et d'explorer les différentes pistes.

Une des figures de l'économie de l'innovation est celle d'un individu qui a développé sa start-up seul dans son garage : fort bien, mais ce garage est généralement celui de son père. Dans certains modèles sociaux, par exemple le modèle scandinave, une forme d'égalisation est à l'oeuvre, mais est accompagnée d'une incitation à l'investissement : la Suède est d'ailleurs l'un des pays où l'investissement en capital-risque dans l'innovation est le plus élevé, alors qu'elle n'est pas directement connectée à des grands marchés de capitaux à la différence du Royaume-Uni avec la City de Londres.

Nous entrons dans une période dans laquelle nous devrons trouver un équilibre entre les trois termes de la devise républicaine : nous avons à la fois besoin d'égalité et de liberté et un bon dosage entre ces deux valeurs doit apporter cet élément de résilience qu'est la fraternité.

M. Akli Mellouli. - Quelle importance accordez-vous à la formation et à la sensibilisation des citoyens et des salariés face aux menaces de cyberespionnage et de désinformation ? Quels programmes ou initiatives de sensibilisation recommanderiez-vous afin d'améliorer la vigilance et la résilience de notre population ?

M. Guy-Philippe Goldstein. - Cette sensibilisation est fondamentale et a de l'intérêt tant pour l'État que pour l'employé : bien réalisée, elle permettrait de savoir identifier les sources et de raisonner de façon logique en évitant de céder à l'émotion et de retenir la première solution venue. Une telle démarche viendra en aide au politique et à l'entreprise, puisque les acteurs économiques et les collaborateurs seront plus compétents.

Ladite sensibilisation pourrait consister à apprendre à rechercher la vérité au travers de la méthode scientifique ou de la méthode journalistique. Des outils et des formations devraient être mis en place à cet effet, dans un monde où le numérique désormais augmenté par l'IA offre la possibilité de développer et de distribuer des outils à un coût encore plus faible, afin de les tester. Il s'agirait dans le même temps de créer une communauté qui pourrait être structurée dans une sorte de réserve, l'idée étant de bâtir un dispositif « gagnant-gagnant » pour tout le monde, à l'instar du marché de la cybersécurité : il s'agit d'un marché stable et pérenne, car il offre un retour sur investissement pour tous les acteurs.

Quant aux techniques elles-mêmes, elles peuvent consister à s'inspirer du travail des journalistes, c'est-à-dire en recherchant et en vérifiant les sources, démarche qui existe d'ailleurs dans des groupes sociaux en ligne tels que Wikipédia.

M. Akli Mellouli. - Pensez-vous que la législation actuelle est suffisante pour protéger notre pays ? Sinon, quelles modifications recommanderiez-vous ?

M. Guy-Philippe Goldstein. - Il me semble que certains dispositifs et éléments d'une mobilisation nationale font défaut dans le domaine du cyber comme du cognitif - sur ce dernier aspect, il faut cependant faire attention à ce que l'on fait, par exemple si on entre dans une logique de contre-discours.

Beaucoup de choses ont été mises en place, mais, je le redis, il faudrait mener une réflexion sur une réserve de masse et sur une base scientifique, des éléments qui manquent à l'heure actuelle. Un espace dans lequel des personnes seraient associées pour faire de la R&D permettrait aussi de constituer une autre base, qui serait - j'ose dire le terme - industrielle : si telle ou telle solution venait à être identifiée en France, nous serions en mesure de la diffuser chez nos alliés occidentaux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 15 h 00