Mardi 11 juin 2024

- Présidence de M. Dominique de Legge, président -

La réunion est ouverte à 16 h 00.

Audition de M. Stéphane Bouillon, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (sera publié ultérieurement)

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

Ce point de l'ordre du jour n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.

La réunion est close à 17h30

Jeudi 13 juin 2024

- Présidence de Mme Nathalie Goulet, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Audition de MM. Antoine Bernard, directeur « Plaidoyer et Assistance », et Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général, Reporters sans frontières

Mme Nathalie Goulet, présidente. - Dès la programmation de nos travaux, nous savions que M. Christophe Deloire, directeur et secrétaire général de Reporters sans frontières, ne pouvait venir à notre rencontre en raison de sa maladie. Nous étions donc convenus de recevoir pour le représenter M. Thibaut Bruttin, son adjoint, et M. Antoine Bernard, directeur « Plaidoyer et Assistance » de l'ONG.

Depuis, la maladie a emporté Christophe Deloire. Nous ne saurions commencer cette audition sans rendre hommage à sa mémoire et à son engagement au service de la liberté de la presse.

Toute sa vie, qu'il a consacrée au journalisme, il aura oeuvré pour l'indépendance et le pluralisme des médias. Il fut nommé directeur du comité de pilotage des états généraux de l'information par le Président de la République en juillet 2023 ; sa place aurait été ici parmi nous pour défendre la liberté d'informer et lutter contre les manipulations de l'information.

Je vous propose d'observer une minute de silence en sa mémoire...

Je vous remercie.

Il me revient à présent, monsieur Bernard et monsieur Bruttin, de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thibaut Bruttin et M. Antoine Bernard prêtent serment.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet et les réseaux sociaux du Sénat.

Vous avez la parole pour nous brosser l'état de ce que vous nommez « les stratégies d'immixtion et de déstabilisation des espaces informationnels démocratiques » et nous présenter le cas échéant des propositions.

Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général, Reporters sans frontières.  - Nous sommes sensibles à l'hommage que vous venez de rendre à Christophe Deloire, qui ne manquait pas d'apporter son concours aux travaux des assemblées parlementaires.

Tout travail sur les ingérences étrangères doit inclure une compréhension fine des mesures à prendre dès qu'il s'agit du champ des médias. On a coutume d'évoquer une guerre de l'information. Elle est désormais hybride. Nous en avons fait l'expérience lors de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par les forces russes : dès le lendemain, nous relevions dans nos boîtes à lettres des offres nouvelles de diffusion satellitaire soudainement disponibles. Certaines puissances joignent une main militaire et une main informationnelle...

Cette guerre hybride de l'information nous invite à réfléchir sur trois dimensions.

Il est d'abord essentiel de saisir plus justement et plus précisément ce que, à Reporters sans frontières, nous appelons la propagande, cet effort de parade au travers des atours du journalisme, et qui peut être extrêmement pernicieuse. Il en existe tout un dégradé de situations, aussi complexe que préoccupant. Il passe par les médias d'État et la propagande officielle qui diffuse de faux contenus, par l'usurpation de l'identité de médias, avec le typosquatting ou typosquattage, et les faux médias, ou encore par la capacité à introduire un narratif, un récit, dans des médias légitimes.

Le travail d'enquête nécessaire à l'établissement de pareils faits est un travail de longue haleine. Notre perspective pour les mois à venir consiste à dresser un bilan qui prenne en compte l'ampleur géopolitique du problème. Les travaux du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) et ceux d'autres acteurs destinés à révéler les stratégies informationnelles de certains États malveillants se cantonnent à une approche que je qualifierai de l'incident : on constate ici ou là une tentative de manipulation. Pour notre part, nous appuyant sur notre réseau de 150 correspondants et notre présence dans 180 pays, nous nous efforcerons, via le projet Propaganda Monitor, de parfaire notre compréhension de ces stratégies de la désinformation à l'échelle mondiale.

Ses outils sont encore trop souvent ignorés et Reporters sans frontières a également un temps négligé les conditions technologiques de la diffusion des contenus. C'est Christophe Deloire qui a emmené l'ONG sur ce terrain, avec le désire de mieux appréhender le fonctionnement de la propagande, qu'elle procède d'acteurs publics ou privés, et quel que soit l'outil de diffusion qu'elle utilise : réseaux sociaux, médias légitimes ou dispositifs satellitaires, ces derniers pouvant parfois paraître éloignés. Peut-être conservez-vous en mémoire la décision du 14 décembre 2022 du Conseil d'État rendue sur la demande de Reporters sans frontières à l'encontre de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et de la société Eutelsat, afin que la première se saisisse de la régulation des ondes d'un satellite français opérant à destination de la Russie et contribuant à la diffusion de la propagande russe.

Il faut ensuite renforcer le journalisme. À la magie noire de la propagande, on ne saurait cependant répondre par une autre magie noire faite de stratégies de communication ; à notre sens, seule la magie blanche du journalisme nous met à même de lutter véritablement contre la désinformation.

Les acteurs russes indépendants comprennent par exemple bien mieux que les médias français la propagande du Kremlin. Si vous souhaitez chiffrer le budget de Russia Today (RT), vous serez plus avisés de le demander à des journalistes économiques russes qui ont pris le chemin de l'exil plutôt qu'à des journalistes français.

Ces dernières années, Reporters sans frontières prête une attention accrue à la situation de ces journalistes exilés. Parfois, c'est l'ensemble d'un paysage médiatique qui se ferme. Le nombre des rédactions et des journalistes qui ont dû trouver refuge en Géorgie ou au sein de l'Union européenne est impressionnant. Mais même en exil, des journalistes indépendants restent en mesure de produire des contenus pertinents et à entretenir leur réseau.

Nourris de l'intention d'abattre le mur de la propagande, nous pensons qu'il est important de leur fournir les moyens techniques de diffuser et de faire circuler ces contenus, qu'il s'agisse de sites miroirs avec des URL alternatives non bloquées par les pays de destination - Reporters sans frontières a engagé une opération de mise au point de tels sites - ou de solutions satellitaires - avec le concours d'Eutelsat, Reporters sans frontières a lancé le projet Svoboda, qui permet de diffuser des contenus indépendants en langue russe auprès de 4,5 millions de foyers de la Fédération de Russie, des pays environnants et des territoires ukrainiens occupés.

La France a tardé à prendre en compte cette seconde dimension du problème. Ses résultats sont pour l'heure moindres que ceux que l'Allemagne obtient par les efforts qu'elle déploie contre la désinformation depuis mars 2022. Nous saluons les projets tels que celui que le ministre des affaires étrangères a annoncé, et auquel nous sommes partie prenante, visant à créer un hub pour les médias en exil en France.

Enfin, la dernière dimension de notre réflexion est fondamentale. Elle a trait au renforcement de notre doctrine et de notre cadre réglementaire tant national qu'européen sur la nécessité de bénéficier d'un système de protection de nos espaces informationnels, avec une exigence de réciprocité et une forme de protectionnisme informationnel.

Il nous paraît préjudiciable que ce ne soit pas une régulation spécifique aux médias qui traite de la manipulation de l'information. À cet égard, les sanctions économiques et politiques de la Commission européenne envers des médias opérant dans l'espace de l'Union nous laissent un sentiment de profonde insatisfaction, quoique leur opportunité et leur nécessité ne nous échappent par ailleurs nullement. Du reste, les régulateurs de l'audiovisuel pourraient porter un regard plus aiguisé sur le mode de fonctionnement des acteurs du secteur : ils en ont les moyens juridiques.

Il reste difficile d'éviter de tomber dans le piège d'un parallélisme indu tendu par des acteurs qui ont toujours beau jeu de dire que si nous, Français, Européens, interdisons certains médias, eux peuvent en retour interdire les nôtres, par exemple France 24. C'est pourquoi il nous faut affirmer un système de réciprocité fondé sur des valeurs universelles et un principe d'ouverture des différents espaces informationnels. Cela suppose un profond changement dans notre approche, l'établissement d'une doctrine claire et ambitieuse, qui soit portée politiquement compte tenu de l'enjeu colossal, nos esprits devenant le champ de bataille d'acteurs malveillants.

M. Antoine Bernard, directeur « Plaidoyer et Assistance », Reporters sans frontières.  - Nos propositions se présentent donc sous la forme d'un triptyque : révéler les opérations d'ingérence malveillantes dans l'espace informationnel, promouvoir le journalisme fiable et les médias dignes de ce nom comme le meilleur antidote à la propagande, protéger l'espace informationnel démocratique.

Nous avons conçu et proposé, spécialement au niveau européen, un système de protection en le fondant sur le principe fondamental de la liberté d'expression. Notre proposition a rencontré un réel écho au Parlement européen. La commission spéciale sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne, y compris la désinformation, et sur le renforcement de l'intégrité, de la transparence et de la responsabilité (ING2) se réfère dans son rapport final de 2023 à l'exigence de réciprocité, avec l'instauration de clauses miroirs. Il y va de même de la commission des affaires étrangères dans son rapport sur la protection des journalistes dans le monde et la politique de l'Union européenne dans ce domaine, établi la même année et adopté en séance plénière.

Nous avons également eu des échanges approfondis avec les représentants d'un certain nombre d'États membres au Conseil de l'Union européenne sur l'opportunité d'inclure ce système de protection dans la législation européenne relative à la liberté des médias. L'article 18 du règlement européen du 13 mars 2024 sur la liberté des médias (EMFA, European Media Freedom Act) vise déjà à lutter contre les formes d'ingérence que nous évoquons. La responsabilité doit en revenir à un comité européen indépendant pour les services de médias, réunissant les régulateurs nationaux ; malheureusement, le comité ne rendra que des avis consultatifs, aux fins d'action, à la Commission européenne.

Quoique nous disposions ainsi d'une base intéressante, qui nous permet d'envisager de reprendre nos échanges avec le prochain bureau du Parlement européen, il nous paraît potentiellement contre-productif de laisser au seul exécutif européen la responsabilité de la décision, même si ce choix n'est pas non plus sans légitimité. Le risque existe en effet, et nous l'avons constaté, qu'un propagandiste en chef se prévale alors d'une fausse symétrie pour à son tour interdire un média international indépendant.

Le système de protection que nous imaginons repose sur trois piliers. Outre la condition de réciprocité, un autre, peut-être plus simple à mettre en place, consiste à instaurer une pleine égalité de traitement, un même niveau d'exigence, entre les médias européens et les médias d'États tiers. Les uns et les autres seraient dès le départ, possiblement par un système de conventionnement, tenus de respecter les mêmes prescriptions fondamentales : respect de la dignité humaine, honnêteté, pluralisme et liberté de l'information.

Ce principe d'égalité de traitement ne figure pour l'instant pas dans la législation européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA), mais pourrait voir le jour à l'occasion d'une révision de la directive SMA au cours de la prochaine mandature européenne. Pour prendre tout son sens, il suppose de confier au régulateur national un réel pouvoir de contrôle et de décision susceptible d'appel conformément à la procédure de droit commun, qu'il s'agisse de restreindre ou de suspendre certaines activités, voire de les conventionner. Notre objectif consiste à faire en sorte qu'un tel système de régulation, qui renforcerait considérablement la légitimité du régulateur, demeure inattaquable dans ses fondements.

En France, la législation a depuis 2006 privé le régulateur national de toute prérogative, en particulier en matière d'autorisation, à l'égard d'entités de propagande d'États tiers se prévalant de la qualité de médias.

La protection de notre espace informationnel repose sur un troisième pilier : promouvoir et obliger les plateformes en ligne à amplifier des sources fiables d'information préalablement identifiées, par exemple sur le fondement de la norme de l'initiative dans la confiance dans le journalisme (JTI, Journalism Trust Initiative). Celle-ci est conçue comme une norme ISO, est autorégulée par le secteur des médias d'information, a été co-élaborée à l'échelle mondiale sous l'impulsion de Reporters sans frontières avec la participation de 130 acteurs de ce secteur, dont l'Agence France-Presse (AFP).

La norme JTI est destinée aux médias faisant l'effort de s'astreindre aux obligations de la profession et souhaitant être reconnus comme tels. Ce système leur permet non seulement de s'autoévaluer, mais, le cas échéant, d'obtenir le label de la part d'un certificateur indépendant, selon les règles classiques du marché de la certification. Il évalue le respect de 130 indicateurs de méthode - cette démarche ne concerne en rien le contenu des médias : elle ne porte que sur la méthode. Il s'agit en particulier des exigences de transparence : propriété du média concerné, règles de fonctionnement éditorial ou encore respect de la déontologie professionnelle.

Cette norme a été élaborée sous l'égide du Comité européen de normalisation (CEN). Dans notre pays, le mandat a été confié à l'Agence française de normalisation (Afnor) ; outre-Rhin, il a été attribué à l'Institut allemand de normalisation (DIN). Depuis son entrée en vigueur, en décembre 2019, les médias se la sont progressivement appropriée. À ce jour, elle couvre environ 2 000 médias de quatre-vingt-cinq pays, dont près d'un millier au sein de l'Union européenne et, en particulier, une petite centaine en France.

Désormais, la norme JTI couvre presque 100 % de l'audience audiovisuelle en France : elle commence à faire autorité, d'autant qu'à ce jour elle est la seule, dans sa catégorie, à être reconnue par la régulation européenne, qu'il s'agisse du Digital Services Act (DSA) - son code de bonnes pratiques contre la désinformation s'y réfère - ou de la législation relative à la liberté des médias. Je précise que l'autorité de cette norme dépasse la seule Union européenne. Entre autres États, le Brésil s'apprête ainsi à y faire référence dans sa législation nationale.

À ce jour, les plateformes sont seulement invitées à prendre part à cette amplification des sources fiables d'information. Selon nous, leur participation devrait devenir obligatoire. Ce n'est pas un excès de régulation ou de normativisme, mais une leçon de l'expérience.

Pour l'heure, une seule plateforme y a souscrit, à savoir Microsoft, qui est en train d'expérimenter cette amplification sur LinkedIn et sur Bing. Les autres plateformes savent évidemment que cette norme existe ; elles y sont même particulièrement attentives. Mais elles semblent vouloir se soustraire à tout ce qui serait susceptible d'altérer le contrôle exclusif qu'elles exercent par leurs algorithmes, fût-ce au nom de l'intérêt public. Il ne s'agit pourtant pas de leur retirer ce contrôle, mais simplement de les soumettre, nous semble-t-il, à une exigence démocratique.

Cette obligation d'amplification servirait la lutte contre la désinformation. En outre, elle faciliterait l'accès des utilisateurs, des citoyens, c'est-à-dire de nous-mêmes, à des sources d'information identifiées comme fiables, car certifiées. Enfin, elle renforcerait la soutenabilité des médias, ce qui est un enjeu fondamental : si les médias sont plus exposés, ils sont susceptibles de mieux vivre de leur travail.

Mme Nathalie Goulet, présidente. - Alors que notre vie politique traverse une période particulièrement troublée, la protection de l'information est plus que jamais d'actualité.

Vous avez longuement cité les médias russes : quelle est votre appréciation sur Al Jazeera ?

M. Thibaut Bruttin. - Il y a plusieurs Al Jazeera, car cette entité émet dans différentes langues. Or les contenus produits ne sont pas les mêmes selon les antennes et les langues.

C'est un acteur très important dans ses zones de diffusion, notamment au Moyen-Orient. Mais ses contenus exigeraient un examen beaucoup plus approfondi, que nous n'avons pas les moyens de mener à ce jour.

Les journalistes d'Al Jazeera font l'objet d'attaques particulièrement vives de la part de certains régimes ou de certains pays. En parallèle, ce média a des liens évidents avec un État bien précis. Nous prenons naturellement la défense des journalistes quand ils sont ciblés, mais, j'y insiste, le contenu des antennes d'Al Jazeera exige un examen plus précis. Au titre de l'indépendance éditoriale, la norme JTI peut constituer une forme de réponse. À cet égard, on ne peut qu'être gêné par le choix d'un nom comme AJ+ : RT avait déjà cherché à faire disparaître son nom véritable derrière ses initiales. On peut considérer qu'il s'agit là d'une forme de tromperie sur la marchandise.

Sur le terrain, les reporters d'Al Jazeera accomplissent un travail remarquable. Ils comptent parmi les premières victimes de la répression menée par les forces armées israéliennes ; mais nous n'en sommes pas moins conscients de la singularité de cet acteur et des difficultés auxquelles elle nous confronte.

Mme Nathalie Goulet, présidente. - Un de vos collègues a ainsi relevé que, dans ses contenus diffusés au Qatar, Al Jazeera condamne à mort les membres de la communauté LGBT, alors que ces derniers sont tolérés dans les émissions diffusées en Angleterre ; en France, Al Jazeera devient même « gay friendly ». Il s'agit à l'évidence d'une chaîne caméléon...

M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie de la qualité de votre contribution écrite et des propositions que vous formulez, qui, selon moi, vont dans le bon sens.

Pour lutter contre les ingérences, il faut non seulement réduire les fractures de la société autant que faire se peut, mais aussi s'assurer que la presse et les journalistes peuvent réellement vivre de leur métier. C'est de ce second enjeu que nous devons traiter dans le cadre de cette commission d'enquête.

Comment imaginez-vous l'avenir de la profession et donc le nouveau modèle du journalisme, à l'heure de la digitalisation, des plateformes et de l'intelligence artificielle (IA), dans un contexte marqué par les processus de concentration multimédias, lesquels ne sont évidemment pas neutres ? C'est un enjeu majeur de la lutte contre la désinformation.

M. Antoine Bernard. - Cette question est extrêmement importante et complexe. Nous étions donc très heureux que le Président de la République décide de convoquer des États généraux de l'information, ce que nous demandions depuis plusieurs années.

En la matière, l'analyse classique des problèmes garde bien sûr sa pertinence. Il faut défendre la liberté de la presse et assurer la sécurité des journalistes, notamment face aux ingérences abusives. À cet égard, le régime de protection du secret des sources doit être actualisé. La loi « Dati » de 2010 a joué un rôle précurseur en son temps, mais elle devrait être révisée. De même, la législation actuelle ne tient pas compte des hebdomadaires dans le calcul des concentrations ; elle néglige également la part du numérique.

Toujours dans une approche classique, il faut veiller à garantir l'indépendance éditoriale. Or l'actualité nous rappelle qu'il est indispensable de revoir les normes en vigueur. Il ne s'agit pas simplement de les rafraîchir, mais d'innover. Bien sûr, il n'existe pas de recette miracle, mais un certain nombre de pratiques fonctionnent ailleurs et pourraient tout à fait s'appliquer en France.

En parallèle, il faut concevoir la liberté de la presse dans le nouvel espace global et numérisé de l'information. À ce titre, Christophe Deloire a conduit Reporters sans frontières à forger une analyse et des propositions spécifiques.

Un texte comme la loi dite « Bichet », par ailleurs formidable, nous permettant d'accéder à des centaines de titres en kiosque, n'a presque plus aucune raison d'être dès lors qu'un simple clic nous permet d'accéder à un espace presque infini.

Même si les journalistes y étaient complètement protégés - ce qui n'est plus le cas, y compris au sein de l'Union européenne, où l'on peut désormais craindre pour leur vie -, même si les médias y étaient totalement indépendants, s'ils étaient à l'abri d'y être « capturés » par tel ou tel intérêt éventuellement illégitime, il faut en avoir conscience : en l'état actuel, le fonctionnement des algorithmes dans cet espace mondial numérique repousse à la marge les contenus journalistiques, précisément parce qu'ils sont fiables, parce qu'ils procèdent de mécanismes de responsabilité. L'enjeu est de les remettre au centre du village. À tout le moins, il faut remédier à la distorsion de concurrence dont souffrent ces sources, victimes de la quasi-loi de la jungle qui prédomine.

J'ai évoqué la création d'un droit européen dans ce domaine. Sous cet angle, la dernière mandature européenne a été sans précédent. Je pense non seulement au Digital Markets Act (DMA) et au DSA, mais aussi à l'EMFA et, tout dernièrement, au règlement sur l'IA - nous regrettons évidemment que ce texte ne porte pas sur les enjeux informationnels, identifiés comme potentiellement à haut risque. D'ailleurs, nous avons publié hier sept recommandations générales et vingt-deux propositions spécifiques destinées aux régulateurs, pour la régulation, la politique publique et la gouvernance. Ce travail nous permettra d'éclairer la prochaine étape de la régulation.

M. Thibaut Bruttin. - Notre volonté, c'est de restaurer un triangle de confiance dans les médias, grâce au professionnalisme des pratiques et à la soutenabilité du journalisme.

La question de la soutenabilité est bel et bien liée à la pertinence sociale des médias. À ce titre, nous sommes assez critiques de la manière dont les médias ont géré le premier tournant du numérique. Progressivement, ils se sont fait voler les petites annonces et la météo, jusqu'à perdre toute capacité de diffusion. Ils ont donné les clefs des outils de diffusion à des acteurs privés qui font régner une forme d'arbitraire. On a vu des paysages médiatiques entiers s'effondrer à la suite d'un changement algorithmique de Google. Cette absence de régulation est extrêmement préoccupante. La norme JTI est une des solutions permettant de restaurer l'équilibre.

Nous sommes inquiets d'une dérive similaire, de la part des médias, avec l'IA générative. Pour la première fois, les enjeux touchent à la production de contenus, en tout cas de textes. On voit émerger de prétendus médias qui se contentent de présenter du contenu sans presqu'aucune collecte réelle d'information.

Il faut restaurer la valeur ajoutée du journalisme, à l'heure où l'IA générative permet la production de langage, pour ne pas dire le babillage. Nous avons donc édicté une charte encadrant les pratiques des rédactions face à l'IA.

De même, avec l'Alliance de la presse d'information générale, le syndicat de la presse papier, nous avons créé un outil, aujourd'hui à l'état de prototype, visant à créer un journalisme augmenté par une forme d'assistance à l'exploration de corpus très vastes et très techniques, permettant d'élaborer des synthèses. Il ne s'agit pas de rédiger des pré-articles, mais de démultiplier les capacités d'investigation des journalistes.

L'IA s'immisce désormais dans la diffusion : elle produit des résumés d'articles détournant le lecteur des articles eux-mêmes. Les politiques publiques doivent prendre en compte ces enjeux de toute urgence. L'IA générative peut être une voie d'avenir pour le journalisme, mais elle risque aussi d'aggraver une tendance déjà lourde : le déclin de la propriété des outils technologiques. C'est aujourd'hui l'un des grands drames de la presse. Les rédactions se sont recentrées sur le journalisme, ce qui en soi est une bonne chose, mais elles ne possèdent presque plus rien de ce qui fait la structure technologique du journalisme.

M. Rachid Temal, rapporteur. - La stratégie française s'efforce désormais de révéler les opérations d'ingérence et, si possible, l'identité de leurs auteurs : comment jugez-vous cette évolution ? De plus, vous parlez d'ingérences « de type propagandiste ». Doit-on en déduire que, selon vous, d'autres types d'ingérences existent ?

M. Thibaut Bruttin. - La compréhension des enjeux d'ingérence étrangère dans les médias a beaucoup progressé : on ne peut que le saluer. Il y a quelques années, un acteur comme Reporters sans frontières faisait lui-même preuve d'une grande frilosité en la matière. Désormais, on se rend compte qu'il faut s'y atteler résolument et mieux comprendre cette ingérence.

Le travail accompli par Viginum, via la publication de notes, est à la fois précis, succinct, factuel et extrêmement clair. À l'évidence, il porte ses fruits : nous le constatons au fil de nos échanges avec différentes rédactions, quelles qu'elles soient. Ce travail suscite une prise de conscience. Il faut le poursuivre, ce qui n'empêche évidemment pas les journalistes eux-mêmes de creuser ces questions. D'ailleurs, j'ai l'impression que les échanges vont dans les deux sens, et c'est tant mieux. Il faut accroître cette capacité de compréhension.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Faut-il amplifier l'action de Viginum ou bien opter pour une logique plus complémentaire, par exemple avec les acteurs de la presse ?

M. Thibaut Bruttin. - Il faut faire les deux ; les pouvoirs publics doivent accroître la transparence au sujet des ingérences constatées ou contrecarrées, car l'on parvient à mettre un terme à la viralité de certaines campagnes. En parallèle, le journalisme lui-même doit s'emparer de ces questions. De plus en plus de collectifs de journalistes se mobilisent.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Les médias eux-mêmes pourraient oeuvrer dans ce sens : cet effort doit sans doute être accru.

M. Thibaut Bruttin. - Absolument.

M. Antoine Bernard. - Nous avons vu avec beaucoup d'intérêt se développer la révélation des ingérences malveillantes, connue sous le nom de debunking, et les analyses qui l'accompagnent. Les citoyens peuvent ainsi se forger leur propre opinion. Bien sûr, il ne faut pas pour autant leur dire ce qu'ils doivent penser - j'insiste sur cet écueil.

Nous sommes face à un changement de doctrine extrêmement important. À cet égard, la France se singularise, et selon nous ce leadership en matière informationnelle est une très bonne chose : les lois de 1881 et de 1986 donnaient déjà à notre pays cette position éminente.

Le debunking doit être complété par ce qu'Ursula von der Leyen a appelé, dans son discours de Copenhague, le prebunking, qu'elle considère comme une clef de l'ambition démocratique des prochaines années. Pour prévenir les situations d'ingérences, il faut favoriser l'accès aux sources fiables d'information. On retrouve ici l'obligation d'amplification que nous proposons au sujet des plateformes.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous revenir sur les « ingérences de type propagandiste » ?

M. Thibaut Bruttin. - Notre mandat est la défense du journalisme. En ce sens, nous nous préoccupons de la « pollution » du débat public. De même, nous constatons que la défiance envers le journalisme se nourrit du fait que des acteurs malveillants qui prennent les oripeaux du journalisme. Ils touchent ce faisant à notre coeur de métier, et nous en sommes nécessairement très inquiets.

M. Antoine Bernard. - Non solum sed etiam : nous sommes très soucieux de la manière dont des régimes non démocratiques voient le traitement de cette question par nos États démocratiques. C'est précisément pourquoi nous appelons l'attention sur la terminologie employée.

Nous sommes particulièrement préoccupés des ingérences informationnelles quand elles ont des objectifs malveillants, dolosifs ou manipulatoires. Non seulement c'est notre mandat, mais nous ne voulons évidemment pas qu'une démocratie comme la France fasse figure de mauvais exemple - je pense par exemple à la loi géorgienne sur les ingérences étrangères, sans parler des dizaines d'autres législations comparables, adoptées à Moscou ou ailleurs.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Soyez rassuré, tel n'est pas notre modèle...

Au sujet des plateformes, vous proposez judicieusement une prise en compte des systèmes algorithmiques dans la loi : comment la concevez-vous concrètement ? Estimez-vous que ces systèmes conduisent à amplifier les actions d'ingérence ?

Certains mettent l'accent sur l'élaboration de labels, tandis que d'autres privilégient le travail de debunking. Selon vous, quelle est la meilleure piste d'action, notamment en matière législative ?

M. Antoine Bernard. - La norme JTI est machine-readable : ses 130 indicateurs se renseignent par oui ou par non. Ils se traduisent donc très facilement en langage algorithmique. Microsoft, qui est en train de tester ce système sur LinkedIn et sur Bing, n'a pas soulevé d'objection technique à ce titre. Ce n'est pas l'enjeu.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Dont acte.

M. Thibaut Bruttin. - Notre logique est celle du whitelisting, par opposition au blacklisting. Nous avons refusé de nous engager dans des démarches de media labelling, consistant à apposer des étiquettes sur les médias. C'est une passion des plateformes. Ce travail est bien sûr nécessaire, mais le véritable problème, c'est la découvrabilité des sources.

Premièrement, nous nous battons pour cette découvrabilité : par un travail de certification effectué par des tiers compétents dans ce domaine, nous insistons sur le fait que les URL devraient être plus visibles, en remontant plus haut dans les résultats de recherche.

Deuxièmement, nous insistons sur le fait que les plateformes, quelles qu'elles soient, vendent une forme de solution médias. Je pense par exemple à Google News. Cette situation n'est pas sans poser problème : quand on demande à Google comment on entre dans Google News, il est impossible d'obtenir une réponse. Google fait valoir que c'est la réputation qui compte ; mais la réputation, c'est Google qui l'établit. Des sociétés commerciales, notamment en France, utilisent les failles de ce système pour vendre des pages de blogs et, ainsi, remonter dans les résultats de Google News. Pour quelques milliers d'euros, il est très facile d'acheter un article sur le blog de Mediapart, en s'assurant qu'il remonte dans Google News ; ce n'est évidemment pas un article de la rédaction de Mediapart, mais de tels procédés jouent sur l'ambiguïté. Les failles de ces outils sont réelles : il faut combattre les détournements qu'elles permettent en imposant un plancher, pour éviter que n'importe quel contenu ne se retrouve dans les outils « news ».

Troisièmement et enfin, nous sommes face à un problème de modération. Le monde, dans son ensemble, avec son lot de guerres et de crises, ne répond pas aux conditions générales d'utilisation de Google ou de Facebook. Dès lors, certains médias sont bannis des plateformes parce qu'ils montrent des photos ou des vidéos de combats. Selon nous, c'est véritablement injuste : comment faire son métier, ce qui suppose de montrer la complexité du monde, en étant perpétuellement rappelé à l'ordre, tel un individu lambda publiant des photos obscènes ?

Il faut absolument une régulation appropriée, ce qui n'est pas si difficile à mettre en oeuvre : il suffit de créer une exemption « médias », assortie de certaines clauses et d'un régime de recours facilité.

Aujourd'hui, les médias indépendants russes sont victimes de trolls de la Fédération de Russie, lesquels multiplient les clics certifiant qu'un contenu est inapproprié, au point que lesdits médias soient bannis. La JTI permet, sur une base très simple, de contrer de telles manoeuvres.

M. Antoine Bernard. - Vous nous demandez comment traduire une telle obligation d'amplification dans la loi. Nous avons proposé une solution concrète au législateur européen au titre de l'article 17, désormais article 18, de l'EMFA. Cet article a pour objet les médias déclarés comme tels, s'astreignant à un régime de responsabilité ou certifiés par la JTI, et leur permet de bénéficier d'un régime de protection contre la curation négative abusive exercée par les plateformes. Ainsi, les médias disposent désormais d'un délai de vingt-quatre heures pour justifier de leur qualité, la plateforme gardant le dernier mot.

Nous avons longuement débattu de ces questions avec divers députés européens. Selon nous, il faut compléter ce système de curation négative, qui est peut-être nécessaire, par un système de curation positive amplifiant la vérification des sources. Notre proposition d'article 17-4 de l'EMFA instaurerait une telle obligation : nous tenons le texte de cette proposition à votre disposition.

De plus, l'EMFA laisse au législateur national toute latitude pour élaborer des normes plus protectrices. Reporters sans frontières ne verrait que des avantages à un leadership français dans ce domaine. Le moment venu, on pourrait tout à fait amender la loi de 1986 en ce sens. L'obligation dont il s'agit devrait s'articuler avec l'EMFA ou encore avec le DSA. Ce serait une preuve de courage politique.

D'ailleurs, le Parlement français a déjà joué ce rôle de leadership, notamment avec la loi de mars 2017 relative au devoir de vigilance des entreprises au-delà d'une certaine taille. Ces dispositions, certes très débattues et contestées, ont joué un rôle très novateur. Elles ont inspiré une quarantaine de législations hors Union européenne, auxquelles s'ajoute désormais une directive européenne. C'est aussi un outil très intéressant face aux grands déséquilibres du monde, pour réarmer nos démocraties.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous ne m'avez pas dit ce que vous pensiez de la logique de labellisation, que nous vantent aujourd'hui les plateformes.

M. Thibaut Bruttin. - En la matière, différents intérêts se croisent. Pour les plateformes, nouer des partenariats avec les rédactions pour faire du fact checking ou du media labelling, c'est très bon. C'est notamment un moyen de nouer des liens économiques. Ce n'est pas illégitime, mais l'essence du journalisme reste le fact checking : chaque article est en lui-même l'établissement ou la vérification de faits. Dès lors, on risque un peu de labourer la mer...

Surtout, ces labels médias sont associés à des processus très faibles. Nous rencontrons sans cesse les représentants des plateformes, dans telle ou telle circonstance. On leur demande ce qu'il est possible de faire pour tel ou tel média : ils nous répondent de les renvoyer vers eux... Nous sommes face à la pratique du « Me and my friends ». Des relations amicales permettent de vous identifier comme un acteur légitime : elles vous donnent des facilités d'accès qui s'apparentent à du favoritisme. Pour notre part, nous nous battons pour un processus transparent, ouvert à tous et évitant donc le risque du club privé - c'est ce que garantit notre norme ; pour un système validé par la profession et contrôlé par les tiers.

À travers le monde, certaines rédactions se sont ridiculisées en se lançant dans le classement des médias selon leur degré de fiabilité. Un tel travail est très périlleux. Il faut d'abord garantir la transparence et ensuite la conformité. Les labels ont leur intérêt, mais il faut avant tout des labels déclenchant des avantages comparatifs pour les médias faisant la démonstration de leur conformité.

En résumé, nous ne sommes pas contre les labels, mais ces derniers ne sont qu'un élément et il faut savoir clairement de quel label on parle.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Au sujet du conventionnement avec les États, vous insistez sur la logique de réciprocité. Quid des médias qui ne sont pas liés à des États ? Pensez-vous que, pendant leur formation, les journalistes sont suffisamment sensibilisés aux risques d'ingérence, sous toutes leurs formes ? Cette formation mérite-t-elle d'être développée et, si oui, comment ?

M. Thibaut Bruttin. - Christophe Deloire avait été directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ) : il aurait été bien plus en mesure que nous de répondre à votre seconde question, que nous n'avons pas creusée.

Nous plaidons, de manière générale, pour un journalisme de qualité. Nous avons à coeur de combattre toutes les ingérences, qu'il s'agisse d'ingérences étrangères ou d'ingérences d'actionnaires, se traduisant par des pratiques brutales.

J'ajoute qu'un média détenu totalement ou partiellement par un État peut très bien relever du service public. Il faut donc ouvrir le capot pour voir comment le média considéré fonctionne. Les fausses équivalences sont précisément l'un des pièges que nous tendent de nombreux adversaires des démocraties de l'Union européenne : France 24 n'est évidemment pas RT. Nous devons privilégier une appréciation fine des situations pour mettre en avant la fiabilité et le professionnalisme des rédactions travaillant dans les démocraties.

M. Akli Mellouli. - Comment, dans une société fragmentée, lutter contre les segments informatifs ? Quant aux labels, ils risquent eux-mêmes d'être soumis à certaines influences : comment faire face à ce risque ?

Enfin, au-delà de Viginum, avec quelles organisations collaborez-vous pour combattre les influences étrangères ? Comment luttez-vous contre le « prêt-à-penser » qui tend à se développer, en jouant sur les émotions de nos concitoyens ?

M. Thibaut Bruttin. - Il y a dix ans, nous estimions, avec une partie des pouvoirs publics et des médias, que le soft power des acteurs étrangers resterait somme toute traditionnel ; qu'en entrant dans notre espace informationnel une télé chinoise vanterait les beautés de la muraille de Chine, qu'un média russe nous montrerait le Président russe chassant torse nu... En fait, c'était faux : ces médias se sont progressivement réinventés. Ils concentrent désormais leur action sur la démonstration des failles des démocraties.

Face à cette révolution copernicienne de la propagande étrangère, la société française dans son ensemble a été prise en défaut. Nous devons à présent anticiper les prochains changements. La capacité des acteurs à se réinventer, grâce à des budgets colossaux, peut réellement porter préjudice à nos espaces informationnels.

L'esthétique de l'image que certains de ces médias ont pu inventer - obsession du plan large, absence de montage, présentation de séquences dans leur intégralité pour attester de leur supposée vérité - est un défi quasi déontologique pour le journaliste. Il faut qu'il le relève.

Éviter la fragmentation de la société, c'est aussi avoir des médias capables de proposer des contenus de qualité, attractifs, et d'avoir une approche pluraliste. Je ne rappellerai pas les engagements récents de Reporters sans frontières pour la sauvegarde de ce principe, fondamental pour la conversation publique, au sein de l'audiovisuel français.

Concernant les labels, nous avons eu, au départ, une réflexion assez proche de celle que vous venez d'exposer. Nous étions très frileux à l'idée de faire de notre norme un label, car il ne suffit pas de dire qu'une chose est vraie et juste pour que cela attire la confiance. Mais il existe une demande : à la fois de la part des rédactions, désireuses de mettre en avant leur certification, et du public, dont les sondages montrent qu'il est très réceptif. Ce mouvement est assez comparable à celui du commerce équitable. Si certains labels de ce secteur sont contestés, d'autres, comme Max Havelaar, par exemple, constituent des références fortes dans un paysage par ailleurs assez compétitif. Nous devons poursuivre cette démarche pour mettre en avant les labels.

M. Antoine Bernard. - Notre système est un système de certification, différent du système du label, qui reflète un processus. La certification n'est pas donnée une fois pour toutes, elle est valable pendant deux ans, au bout desquels elle peut, ou non, être renouvelée, selon les résultats de l'audit. C'est un processus méthodologique.

De plus, notre système a été instauré dans le cadre de l'autorégulation, conformément aux prescriptions du domaine, fondées sur une directive européenne sur la certification. L'enjeu est de s'assurer que ces normes et les mécanismes de leur mise en oeuvre sont d'intérêt général, sans but lucratif, et cochent toute une série de cases de crédibilité. Cela ne signifie pas que c'est acquis, mais les conditions requises pour fonder la confiance sont remplies. Cela distingue notre norme des systèmes actuels qui sont soit le fait de sociétés commerciales - rien n'empêche certes l'une d'entre elles de faire du bon boulot, mais elle le fait à des fins commerciales et non pour l'intérêt général sans but lucratif - soit sont financés par les plateformes elles-mêmes, ce qui pose évidemment un problème.

M. Akli Mellouli. - Vous avez donc un système d'évaluation, et un suivi est assuré. Même les labels de référence peuvent être contestés. A-t-on les moyens de cette évaluation ?

M. Thibaut Bruttin. - C'est un sujet que nous portons en France et que nous avons évoqué à l'occasion de plusieurs communications et auditions. Seules les grandes rédactions ont les moyens de s'engager réellement, de façon significative et sur le long terme, dans des démarches de transparence ou de restauration du lien de confiance avec le public. C'est dommage. La restauration de ce lien de confiance est en effet fondamentale. Il pourrait être profitable d'avoir un fonds, géré, par exemple, par le ministère de la culture, d'aides sélectives dédiées au financement d'initiatives. Il pourrait s'agir d'initiatives ponctuelles, comme des ouvertures de rédactions ou des fêtes populaires, à l'image de la fête de la presse que nous avions appelée de nos voeux. Des postes de médiateurs pourraient également être financés grâce à cela, temporairement ou sur des temps plus longs. Il pourrait aussi s'agir de démarches de certification semblables à celle que propose Reporters sans frontières. Toutes ces initiatives ont un coût pour les rédactions. Il faudrait rendre cet engagement prioritaire, et le faciliter au moyen d'une aide publique.

M. Raphaël Daubet. - Quel est votre avis sur le passage du statut d'hébergeur à celui d'éditeur pour les plateformes numériques ?

La note que vous nous avez remise montre l'importance de légiférer au niveau européen et de protéger l'espace informationnel européen. Cependant, ne faudrait-il pas créer une structure au niveau national, un ordre professionnel de type « conseil de l'ordre », ou installer un comité déontologique qui serait porté par la profession ? Les journalistes sont les mieux à même de juger leurs pairs.

Enfin, ne pourrions-nous envisager quelque chose pour faciliter l'accès sur internet à l'information sourcée et fiable ou à des articles produits par des médias sérieux et reconnus ? Tous les articles de qualité sont payants, ce qui est normal. Or je ne suis pas sûr que tout le monde prenne le temps ni n'ait les moyens de s'abonner. Je pense notamment à notre jeunesse. J'ai peur que l'on se détourne de ce journalisme sérieux pour se contenter de ce qui est gratuit, et produit par les réseaux sociaux.

M. Thibaut Bruttin. - La facilitation de l'accès à l'information est une préoccupation majeure. Seulement 1 % des jeunes achètent de la presse papier. Cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas de presse en ligne, mais les chiffres restent très faibles. Reporters sans frontières a défendu l'idée d'un pass Médias, sur le modèle du pass Culture, qui permettrait aux plus jeunes d'avoir des enveloppes disponibles pour des abonnements. La gratuité de l'information, fondée par exemple sur la reprise de dépêches de l'AFP sur les plateformes, est très préoccupante. Des rédactions qui travaillent de façon admirable se voient privées de public en raison de cette mauvaise habitude. Il existe comme une diététique de l'information, au détriment des rédactions. Il faut favoriser les sources fiables, comme nous l'expliquions, par une découvrabilité accrue sur les algorithmes, et donner aux plus jeunes les moyens de prendre l'habitude de payer. Quand c'est gratuit, c'est vous le produit !

La constitution d'un conseil de l'ordre est un sujet de débat au sein de la profession. Un conseil de déontologie journalistique existe depuis plusieurs années et produit des avis fondés sur le respect de la déontologie dans des actes journalistiques. Un reportage ou un article fait l'objet d'un examen par une commission triple, composée de représentants du public, des rédactions et du patronat. Ces travaux sont très riches. Reporters sans frontières n'en est pas partie prenante, mais l'ancrage de ce conseil dans la profession va croissant. C'est un travail humble, qui s'impose petit à petit, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire.

Enfin, nous avons une préconisation concernant le statut d'hébergeur et d'éditeur, qui a été largement reprise dans de nombreux textes internationaux. Il ne faudrait considérer les plateformes ni comme des hébergeurs ni comme des éditeurs, mais comme des entités structurantes de l'espace informationnel. Il faut créer une catégorie à part. Même si elles s'approchent par certaines dimensions du statut d'éditeur et par d'autres de celui d'hébergeur, il ne faut ni déresponsabiliser les plateformes ni en faire les rédacteurs en chef du monde. C'est toute la complexité de la chose. La Déclaration internationale sur l'information et la démocratie de 2018, rédigée à l'initiative de Reporters sans frontières, propose la notion « d'entités structurantes » qui vient éclairer le jugement lorsqu'il s'agit de nommer ces mastodontes du digital, dont la vraie nature est parfois difficilement appréhensible.

M. Antoine Bernard. - Cette identité singulière des plateformes existe désormais dans le droit européen, par le biais du DSA. C'est intéressant, car cela constitue une reconnaissance du « ni-ni » qui vient d'être évoqué. Aucune des deux formules n'était en effet vraiment satisfaisante.

Ces développements en droit européen complètent le régime de protection de la liberté de la presse et des médias et l'on voit poindre la reconnaissance du droit de nos concitoyennes et concitoyens à accéder à des sources fiables d'information pour se forger une opinion. Pour résumer en une formule la pensée de Christophe Deloire et la nôtre, ce droit à l'information est vraiment l'autre bout de la lorgnette. On ne peut pas penser la liberté de la presse, y compris la protection contre les instrumentalisations extérieures via l'ingérence malveillante visant à semer le doute dans nos esprits démocrates, sans donner à nos concitoyens la possibilité d'accéder plus facilement à des sources fiables, qui s'astreignent à la responsabilité de la fiabilité. Assumer une responsabilité pour pouvoir informer a un coût et implique de prendre des risques. Ce droit à l'information commence à être reconnu, notamment à l'article 3 de l'EMFA. Tout ce que nous avons évoqué aujourd'hui en matière de lutte contre les ingérences aide à donner corps et vie à ce droit à l'information. Il faut désormais mieux le garantir, singulièrement, dans l'espace numérique, auprès des plateformes et de l'IA générative.

Mme Nathalie Goulet, présidente. - Quelles mesures pourriez-vous préconiser concernant les procédures-bâillons ?

J'ai beaucoup travaillé avec Dominique Pradalié sur un projet relatif à la protection des rédactions, qui ne trouve pas, malheureusement, d'aboutissement. Une personnalité morale pourrait être accordée aux rédactions pour qu'elles puissent ester en justice et se défendre en tant que rédactions. Cela n'existant pas aujourd'hui, elles risquent de se trouver fragilisées dans un monde journalistique très financiarisé. Nous avons vu, ces dernières années, plusieurs épisodes de rachat de journaux par de nouveaux dirigeants n'ayant rien à voir avec le monde journalistique. Que pensez-vous de cette idée ?

M. Antoine Bernard. - Je répondrai d'abord à votre question relative aux Strategic Litigations Against Public Participation (Slapp). L'acronyme est anglais ou américain, car ce phénomène existe depuis longtemps dans de nombreux pays. Le continent européen commence tout juste à prendre conscience de ce problème. C'est de l'abus de droit, de la procédure abusive, qui a donné lieu à deux développements normatifs intéressants.

Une directive européenne est parue contre les Slapp, suivie d'une recommandation du Conseil de l'Europe, adoptée par le comité des ministres il y a trois mois et très bienvenue. La directive souffre en effet de la faiblesse de la compétence européenne en ce domaine et n'est donc applicable qu'aux procédures présentant un élément d'extranéité, dont nous pouvons craindre qu'elles soient peu nombreuses. De plus, elle pèche par la difficulté de caractériser l'aspect abusif d'une procédure. C'est là que la recommandation du Conseil de l'Europe s'avère extrêmement intéressante, car elle offre une typologie permettant de conclure à l'existence d'une procédure abusive ou de l'abus de droit. Elle offre donc un éclairage très intéressant au législateur national pour enrichir la loi à bon escient.

En disant cela, nous avons en tête le développement de ces procédures-bâillons et l'imagination dont font preuve ceux qui y ont recours, y compris dans notre pays. Nous avons eu à nous en inquiéter il y a quelques mois. Christophe Deloire avait d'ailleurs signé une tribune à ce sujet. Les voies de contournement sont nombreuses, et ce proportionnellement à l'imagination des avocats qui sont sollicités. On peut essayer d'aller partout pour échapper à la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris et au régime de la loi de 1881 : devant le tribunal de commerce, partout où il n'y aurait normalement pas à aller. L'intérêt que le législateur français peut porter au renforcement de la protection du journalisme et des journalistes contre ce type de méthode est plus qu'opportun. Nous sommes vraiment à votre disposition pour creuser davantage la question, trouver des exemples de lois et pratiques comparés, etc. Il n'existe pas de recette magique, mais nous avons désormais des outils européens intéressants pour nous y aider.

En ce qui concerne la protection des rédactions, l'idée a été formulée, dans le cadre des États généraux de l'information, d'avancer non pas sur l'instauration d'une personnalité juridique des rédactions, mais sur celle d'une personnalité juridique des sociétés de journalistes. C'est l'une des nombreuses idées qui ont été mises sur la table pour renforcer la garantie de l'indépendance éditoriale des rédactions.

M. Thibaut Bruttin. - Notre position est fondée sur l'expérience que nous avons faite récemment avec le Journal du dimanche. La protection des rédactions passe, à notre sens, davantage par des garanties d'indépendance éditoriale que par la protection des rédactions en tant que telles. Pour ne pas attenter à la propriété, il faut créer des mécanismes d'agrément des journalistes. En examinant les différents mécanismes existant dans le monde, nous avons constaté que des négociations collectives avaient abouti à la création de droits d'agrément des actionnaires, du directeur de la rédaction, ainsi qu'à des adhésions ou des votes sur des projets éditoriaux. Il existe donc toute une diversité de possibilités.

Il revient à la loi, idéalement, de suggérer la mise en place d'un ou plusieurs de ces dispositifs, dont nous défendons la pluralité. Une part de tout cela doit revenir à la discussion au sein des rédactions.

Mme Nathalie Goulet, présidente. - Je vous remercie de votre présence et du temps que vous nous avez consacré. Vous pouvez compter sur le Sénat et sur notre vigilance à tous, notamment Catherine Morin-Desailly et notre rapporteur, à l'égard de ces questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 15 h 25.