Mardi 14 mai 2024

- Présidence de M. Akli Mellouli, vice-président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de MM. Thierry Le Goff, secrétaire général, et Christophe Peyrel, chef du service de défense et de sécurité du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse

M. Akli Mellouli, président. - Nous auditionnons, M. Thierry Le Goff, secrétaire général du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse et du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, accompagné par M. Christophe Peyrel, chef du service de défense et de sécurité du même ministère, et M. Frédéric Marie, chef de pôle au sein de ce service.

Je vous remercie, Messieurs, d'éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Notre commission d'enquête sera d'autant plus attentive à votre audition qu'elle intervient après celle de MM. Edouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire et Benjamin Leperchey, adjoint à la directrice générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle, qui tous deux nous ont orientés vers vous, à plusieurs reprises, en tant que haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS).

Vous nous présenterez un bref état des lieux de la menace que font peser les opérations d'influence étrangères dans les domaines de l'enseignement scolaire et de l'enseignement supérieur et de la recherche. Dans ce cadre, vous reviendrez sur vos missions et sur les moyens dont vous disposez dans le cadre de vos fonctions de HFDS. Nous serons naturellement intéressés de connaitre l'état d'avancement de la mise en oeuvre des recommandations formulées par le rapport de notre collègue André Gattolin, au nom de la mission d'information du Sénat, sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. Vous pourrez, enfin, nous indiquer quelles sont les évolutions susceptibles d'être apportées au cadre législatif et réglementaire en matière de protection du patrimoine universitaire et technologique de la France.

Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Thierry Le Goff, Christophe Peyrel et Frédéric Marie prêtent serment.

M. Thierry Le Goff, secrétaire général du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse. - Quelques mots, pour commencer, sur le service de défense et sécurité et sur ma mission de HFDS, fonction que j'exerce pour trois ministères - l'Éducation nationale et la recherche, l'Enseignement supérieur, les Sports et Jeux olympiques et paralympiques. La fonction est cadrée par le code de la défense, vous le savez, en lien avec le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), et j'ai auprès de moi un service de défense et de sécurité, qui exerce directement cette fonction. Elle a pris de l'importance ces dernières années, sur l'ensemble des problématiques de défense et de sécurité, son objectif est de créer les conditions les meilleures pour assurer la sécurité globale de l'institution scolaire face aux menaces qui empêchent le bon fonctionnement de l'école. Notre objet touche très largement aux problématiques de sécurité nationale, au-delà des ingérences ou influences étrangères. Aussi le service de défense et de sécurité s'est-il renforcé ces dernières années, passant de quelques personnes à 45 agents, tous habilités à recevoir des informations classifiées, et dans des secteurs très divers, qui recouvrent l'ensemble des missions du service. Il est organisé par pôles : la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST) ; la protection du secret de défense nationale ; la planification et la gestion de crise ; la sécurité des systèmes d'information - et nous avons également une cellule ministérielle de veille et d'alerte (CMVA), qui centralise les incidents survenus dans les écoles et les universités, qui fonctionne en permanence, 365 jours par an, avec des pics d'activité comme on en a connu récemment avec les événements dans les Instituts d'études politiques (IEP).

Ce service est à la tête d'un réseau d'animation et de pilotage des services académiques sur les fonctions de défense et de sécurité, lesquelles sont exercées généralement par les directeurs de cabinet des recteurs, et nous travaillons également en permanence avec les établissements scolaires et les universités : notre service joue un rôle d'animation, de formation, de pilotage, pour développer la culture de la sécurité. Le service de défense et de sécurité se renforce, mais je dirais qu'il n'est pas encore à la taille critique - et qu'il mériterait d'être renforcé. Nous avons un sujet ressources humaines qu'il ne faut pas sous-estimer, la pression sur les agents du service est forte, il faut le reconnaitre. Nous recherchons à renforcer l'animation académique et nous examinons les façons dont on pourrait instaurer des services de défense et de sécurité à l'échelon des académies, avec une organisation plus normée des fonctions de défense et de sécurité, compréhensible et lisible par l'ensemble de nos partenaires. Enfin, nous travaillons de façon étroite avec l'ensemble des acteurs de la sécurité, je n'y insiste pas dans cette présentation liminaire, aussi bien avec le SGDSN qu'avec les services de sécurité, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), par exemple.

Un mot sur les influences étrangères dans l'université et la recherche. C'est une menace complexe à appréhender, des formes d'influence s'exercent à divers degrés, aussi notre action se concentre-t-elle sur quelques objets, sachant également que ce sont d'abord les présidents d'université qui sont compétents d'une manière générale sur les questions de sécurité dans leurs établissements. Nous nous focalisons, par exemple, sur les projets d'échange et de coopération avec certaines structures, sur les installations d'associations, sur certains liens avec des pays étrangers, en particulier sur les financements de travaux de recherche auxquels procèdent certains États, nous recherchons quels sont les relais économiques d'influence, nous cherchons également à mesurer l'influence de certains États sur les étudiants à travers la formation. Nous travaillons avec un réseau de 143 fonctionnaires de sécurité et de défense et 69 adjoints, qui sont en poste dans les universités. Ce nombre est en forte augmentation et le monde universitaire prend conscience des questions d'ingérence et de sécurité. Les universités se mobilisent avec leurs moyens et leur culture, en particulier l'ouverture internationale et la coopération qui sont indispensables à la recherche. Ce réseau de 143 fonctionnaires de défense et de sécurité couvre l'ensemble des établissements publics d'enseignement supérieur, il est renforcé dans certains d'entre eux, je pense à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et aux IEP. Longtemps cantonné à un champ d'action assez restreint, le réseau a étendu ses domaines d'intervention et certains de ces fonctionnaires de défense et de sécurité sont également « correspondants radicalisation », ce qui permet aussi de surveiller cet objet. Notre service joue un rôle de formation de ce réseau, nous venons en appui de ces fonctionnaires, en tâchant aussi de les positionner au plus proche de la gouvernance des établissements.

Très concrètement, avec les établissements d'enseignement supérieur, outre une analyse globale de la situation, nous conduisons une action de formation, nous animons le réseau, et la CMVA a une vision complète des événements dans les établissements du second degré et du supérieur.

La PPST est également un champ bien identifié et une activité majeure du service. Nous suivons une procédure très encadrée pour définir des zones à régime restrictif (ZRR), c'est-à-dire des zones d'accès restreint au sein même de l'université, dans les unités de recherche, pour limiter l'accès à des domaines jugés sensibles. Cette politique est centralisée, ce qui constitue une dérogation à l'autonomie des universités ; nous commençons par une phase d'évaluation de la sensibilité de l'unité de recherche, puis, le cas échéant, nous établissons la zone protégée - cette décision n'est pas publique -, enfin nous en assurons un suivi, en délivrant les autorisations d'accès à ces zones. Il y a aujourd'hui 931 ZRR, 200 de plus que l'an passé, réparties dans 66 établissements ; quelque 38 000 personnes y ont accès et nous avons examiné 17 000 demandes d'accès l'an passé - ceci pour vous donner un ordre de grandeur. Nous réfléchissons actuellement à une extension de ces zones dans certaines unités de recherches en sciences humaines, qui ont été jusqu'ici considérées comme non sensibles du point de vue de la sécurité et de la défense.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci pour cette présentation. J'aimerais vous interroger sur le déroulement concret des choses, sur la façon dont elles se passent. Le service de défense et de sécurité que vous avez en charge, dites-vous, comprend 45 postes - s'agit-il de postes pourvus ?

M. Thierry Le Goff. - Il y a 10 postes vacants.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous nous avez parlé de quatre ou cinq pôles de compétences : si l'on y répartit vos effectifs, il ne reste plus grand nombre par pôle, surtout quand vous parlez d'un service continu, 365 jours par an : comment les choses se passent-elles concrètement, au quotidien ?

M. Thierry Le Goff. - Attention, le service permanent ne concerne que la CMVA, qui assume une fonction de veille et d'alerte, auprès de toutes les académies, et où nous avons un système d'astreinte pour assurer la permanence du service. Je précise aussi que nous avons obtenu des postes supplémentaires de haute lutte, dans le programme budgétaire 214 - on dit que l'Éducation nationale est sur-administrée, mais je peux témoigner que nous avons besoin de postes supplémentaires dans ces fonctions de défense et de sécurité. Il faut ajouter aussi à notre action les services académiques, avec qui nous sommes en relation quotidienne. J'ajoute qu'il ne faut pas méconnaitre l'aspect « ressources humaines » de nos difficultés, la fonction est très intense, on y est beaucoup sollicité ; nous avons eu l'expérience récente de la démission d'un chef de pôle, dont le remplaçant est parti après trois jours, découvrant l'ampleur de la tâche... Oui, l'activité est intense et forte dans notre service, c'est à considérer.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles sont, concrètement, vos relations de travail avec les autres acteurs de la sécurité, sur cette question des ingérences étrangères, avec le SGDSN par exemple : êtes-vous intégrés aux réunions régulièrement ? Quand intervenez-vous ?

M. Thierry Le Goff. - Nous sommes intégrés dans le dispositif de défense et de sécurité, avec des réunions très régulières.

M. Christophe Peyrel, chef du service de défense et de sécurité du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse. - Nous entretenons des liens très forts par exemple sur la PPST - nous avons sur le sujet une réunion au SGDSN deux fois cette semaine -, et sur la gestion de crise, nous avons des liens très fluides avec la DGSI et la direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD), nous les informons et ils nous informent. Ces liens font partie intégrante de notre travail : sur chacune des 17 000 décisions d'accès en ZRR, nous demandons son avis à la DGSI, par exemple. Nous complétons cet avis par une analyse des situations concernées au regard des enjeux d'ingérence, et c'est d'ailleurs cette analyse qui permet d'aller plus loin que le criblage diligenté auprès des services.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans son rapport, André Gattolin demandait qu'on évalue mieux le risque d'ingérence, en constituant une base de données précise et unique : où en est-on ? Savez-vous combien d'ingérences ont été identifiées ? Et d'où elles viennent ?

M. Thierry Le Goff. - Le rapport Gattolin a été utile et je dirais que la plupart de ses propositions ont été prises en compte : la structuration de notre réseau, les liens réguliers que nous entretenons désormais avec les services de défense et de sécurité, tous ces changements vont dans le sens de ce que ce rapport préconisait. Je dirais qu'il y a peu de sujets laissés de côté.

M. Rachid Temal, rapporteur. - A-t-on installé, par exemple, un observatoire des ingérences étrangères, qui travaille précisément sur ce sujet et recoupe les informations, comme le demandait le rapport Gattolin ?

M. Thierry Le Goff. - Nous n'avons pas souhaité mettre en place un tel observatoire formellement, car dans les faits, notre service assure cette fonction, nous regroupons les informations collectées par notre réseau, en particulier les correspondants dans les académies, nous produisons de l'information précise sur l'ingérence, que je pourrai vous communiquer. En revanche, la notion d'influence est plus large, plus floue aussi, elle correspond à une zone grise qui est plus difficile à quantifier.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez donc des chiffres à nous communiquer, pour être plus précis : combien de demandes et de refus d'accès en ZRR ? Et pour les coopérations universitaires ?

M. Thierry Le Goff. - Oui, je vous communiquerai nos données en la matière. Sur les 17 843 avis d'accès en ZRR que nous avons émis l'an dernier, 84,8% étaient favorables, 12% favorables avec réserves, et 2,6% étaient défavorables, soit 470 avis défavorables. Les proportions varient selon les pays d'origine, vous le verrez dans les chiffres que nous vous communiquerons - la part d'avis défavorables, par exemple, s'élève à 7% pour les demandes provenant de chercheurs hors de l'Union européenne, et même à 22,4% pour les chercheurs venant de pays que nous considérons comme sensibles.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Monsieur le secrétaire général, notre commission d'enquête vous auditionne à huis clos et nous essayons de comprendre comment on peut lutter plus efficacement contre les ingérences étrangères, il faut nous expliquer comment vous procédez et nous donner les informations, ou bien nous ne progresserons pas. Ce que j'entends à votre propos, c'est qu'il n'y a pas, dans l'État, un lieu où cette information soit consolidée - et accessible aux parlementaires que nous sommes ?

M. Thierry Le Goff. - Nous sommes tout à fait disposés à vous communiquer l'information dont nous disposons, en toute transparence et le respect des règles. Pour ce qui concerne mon service, nous tenons à votre disposition l'information concernant l'ingérence dans les universités, que nous centralisons.

M. Rachid Temal, rapporteur. - C'était précisément ma question : combien d'ingérences - et par quels modes opératoires ?

M. Thierry Le Goff. - Je vous ai cité des chiffres et en tiens le détail à votre disposition - au premier chef, les avis défavorables à l'accès en ZRR.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Ma question porte aussi sur les refus aux projets d'échanges et d'accueil de chercheurs : combien de refus prononcez-vous, pour combien de demandes ?

M. Akli Mellouli, président. - Monsieur le secrétaire général, merci de répondre explicitement à nos questions et de nous communiquer les chiffres dont vous disposez...

M. Thierry Le Goff. - C'est ce que je m'emploie à faire, Monsieur le Président. Chaque avis défavorable que nous prononçons est motivé, le premier motif de refus est l'atteinte à l'intérêt économique - vous trouverez ces chiffres dans les documents que nous vous communiquerons.

M. Rachid Temal, rapporteur. - De quels outils disposez-vous pour détecter les tentatives d'influence ou d'ingérence ?

M. Christophe Peyrel. - Nous avons deux sources principales : les fonctionnaires de défense et de sécurité, qui détectent les tentatives par le biais des directeurs des unités de recherche, quand ils ont des doutes sur les chercheurs ; ensuite, les informations fournies par la DGSI, qui nous signale des risques au moment où nous délivrons l'autorisation d'accès en ZRR, sachant que nous avons aussi, au-delà de ce criblage, notre analyse des risques.

La notion d'ingérence est parfois difficile à caractériser et à prouver, nous agissons surtout en amont, à travers l'autorisation d'accès. Nous avons eu deux cas l'an passé où nous avons caractérisé l'infraction d'ingérence, le premier a déclenché un signalement au procureur ; le deuxième était issu de nos investigations, parce que nous trouvions suspectes les réponses apportées par l'établissement aux questions que nous lui posions, c'est notre questionnement qui nous a conduits à identifier cette ingérence - une procédure disciplinaire est en cours dans ce dossier.

M. Rachid Temal, rapporteur. - L'an dernier, vous n'avez donc fait que deux signalements, pour la France entière ?

M. Christophe Peyrel. - Oui, mais nous avons beaucoup sensibilisé l'écosystème, les établissements, qui se mobilisent bien plus qu'avant. Ces signalements étaient d'ailleurs les premiers depuis longtemps...

M. Frédéric Marie, chef de pôle au service de défense et de sécurité du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse. - Je précise que pour la PPST, nous utilisons des documents classifiés par le SGDSN, qui recense l'ensemble des risques, très largement pour beaucoup de pays- c'est l'une des raisons pour lesquelles ces documents sont classifiés. Nous travaillons avec les services de renseignement, pour apprécier l'opportunité du signalement. Il y a effectivement peu de pénalisations, mais bien d'autres mesures en amont, en particulier des sanctions administratives, qui peuvent aller jusqu'à la demande du retour dans le pays d'origine.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Soyez plus précis : combien de cas par an ? Combien de sanctions administratives ont-elles été prononcées, pour quels motifs précis ? Combien de retours au pays ?

M. Frédéric Marie. - Autour d'une dizaine dans les trois dernières années. Mais il faut compter également les 470 avis négatifs que nous avons donnés l'an passé, sur la base d'une analyse des risques présentés, nous sommes aussi dans le préventif.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous des préconisations et propositions à formuler pour améliorer notre capacité à lutter contre les ingérences ?

M. Thierry Le Goff. - Nous avons déjà beaucoup progressé dans l'acculturation de ces questions par le monde universitaire, mais il est vrai qu'on pourrait aller plus loin à certains endroits. Même si cela peut créer des contraintes, cela est devenu un sujet réel de préoccupation.

Nous attendons pour 2025 un décret, porté par le SGDSN, qui va renforcer nos prérogatives, accentuer les capacités d'action des présidents d'université ou encore étendre le champ de certaines dispositions aux sciences humaines et sociales. Des amendes devraient également être prévues.

M. Christophe Peyrel. - Une amende devrait notamment être prévue pour les structures comportant des ZRR qui ne nous transmettent pas les accords internationaux qu'elles concluent.

Aujourd'hui, une absence de réponse dans les deux mois à une demande d'accès à une ZRR signifie que l'avis est réputé positif. Ce devrait être le contraire avec le futur décret : l'avis sera réputé négatif.

Nous renforçons également le niveau interministériel et la loi de finances pour 2025 devrait permettre d'augmenter le nombre des fonctionnaires de sécurité et de défense - nous avons estimé les besoins à 140.

Ce décret devrait ainsi reprendre plusieurs propositions du rapport Gattolin.

Mme Gisèle Jourda. - Vous avez évoqué le rôle majeur de l'animation et de la formation pour l'ensemble des établissements d'enseignement. Comment augmenter la formation à la lutte contre les ingérences étrangères ? C'est un sujet qui peut fédérer, mais qui peut aussi diviser.

On évoque souvent la Chine - j'ai d'ailleurs publié un rapport avec Pascal Allizard sur ce pays -, mais qu'en est-il des autres pays, y compris européens ? Nous ne devons pas oublier les pays européens qui peuvent aussi avoir une certaine volonté d'ingérence, notamment en matière de recherche. Comment se protéger de manière globale ?

Enfin, que pensez-vous de l'idée de nommer un coordinateur interministériel pour renforcer la cohésion des actions menées en matière d'ingérences ?

M. Thierry Le Goff. - Depuis quelques années, l'essentiel du travail de formation porte sur les questions de laïcité et de séparatisme, notamment les valeurs de la République. Nous n'avons pas vraiment de formation spécifique sur les ingérences étrangères, hormis une à l'Institut des hautes études de l'éducation et de la formation. Pour autant, il y a des spécialistes de ces sujets dans le monde universitaire.

M. Christophe Peyrel. - Nous développons un projet de module de formation en matière d'intelligence économique à destination des cadres de l'éducation, scolaires comme universitaires. Il doit être proposé rapidement, au plus tard l'année prochaine.

La sensibilisation à tous ces sujets fait partie des missions des fonctionnaires de sécurité et de défense.

M. Frédéric Marie. - Nous nous focalisons sur certaines fonctions : responsable des relations internationales, administrateur de données, etc. Nous travaillons aussi avec l'Agence nationale de la recherche.

M. Christophe Peyrel. - La DGSI y travaille également de son côté : elle a mis en place un plan de sensibilisation et ses responsables ont notamment rencontré dans ce cadre tous les présidents d'université. Nous avons le sentiment que, depuis, les informations remontent mieux.

Mme Gisèle Jourda. - Il faut aussi penser au fait que les établissements d'enseignement sont très ouverts au monde associatif qui peut éventuellement constituer une porte d'entrée pour des ingérences étrangères.

Mme Catherine Morin-Desailly. - J'ai fait inscrire dans la loi, il y a cinq ans, la nécessité de renforcer « la formation des formateurs ». Mais il est impossible d'avoir des informations sur la manière dont les choses ont été, ou non, mises en place : combien de modules de formation, de personnes formées, etc. ? Avez-vous des informations à nous fournir en la matière ?

Dans l'enseignement supérieur, cette formation inclut-elle la déontologie ? Le pantouflage fait partie des techniques pour pénétrer certains secteurs. Or certains exemples sont peu encourageants en la matière.

En ce qui concerne l'accès aux données, nous sommes dans un monde de concurrence. Les données liées à des recherches sont très sensibles. Quelle est la politique de votre secteur en la matière ? Y a-t-il une mise en concurrence des acteurs ? Protège-t-on les données du secteur que vous couvrez ?

En matière de sécurité, l'école est loin d'être le sanctuaire que certains responsables politiques mettent souvent en avant. Où est le trou dans la raquette ? Pourquoi la situation n'est-elle pas meilleure ?

M. André Reichardt. - Que pensez-vous du développement des instituts Confucius ? En tant que sénateur alsacien, je connais bien l'histoire de celui de Strasbourg...

En Alsace, vous avons une laïcité particulière, liée au concordat. Avez-vous eu connaissance de menaces particulières aux trois départements de l'est de la France qui sont dans cette situation ? Nous recevons beaucoup de sollicitations de pays étrangers pour créer des facultés de théologie dans nos universités. Des pays n'hésitent pas à créer des universités religieuses en cas de refus. Que pensez-vous de cette situation ?

M. Thierry Le Goff. - Le secrétariat général n'est pas compétent pour la formation des enseignants.

Mme Catherine Morin-Desailly. - On nous a pourtant renvoyés vers vous !

M. Thierry Le Goff. - Les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé) sont sous la tutelle de la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (Dgesip).

M. Akli Mellouli, président. - On a un peu l'impression que chacun se renvoie la patate chaude ! À qui devons-nous poser la question ?

M. Thierry Le Goff. - La formation des enseignants relève des Inspé. Elle n'entre pas dans mon champ de compétences. J'ajoute qu'il existe des rapports sur ces sujets.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Il n'y a aucun rapport sur ce sujet particulier !

M. Thierry Le Goff. - La formation à la déontologie existe dans un cadre précis. Des règles pour les pantouflages ont été mises en place et aucun départ ne se fait sans un examen par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Nous sommes désormais rigoureux. Certains voient d'ailleurs dans ce cadre trop de contraintes...

M. Christophe Peyrel. - En ZRR, la protection des données et des systèmes d'information est renforcée. Nous rappelons régulièrement les règles élémentaires de la sécurité numérique. On nous signale régulièrement des vols d'ordinateurs de chercheurs qui travaillent en ZRR ; des règles spécifiques existent dans de tels cas.

Nous sommes aussi parfois alertés à propos des choix de solutions d'équipements de réseaux et de stockage de données, à la suite d'appels d'offres.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Il n'existe donc pas d'instructions particulières sur les entreprises auxquelles nous pouvons confier nos données ?

M. Christophe Peyrel. - Les règles des marchés publics ne permettent pas d'exclure d'emblée tel ou tel acteur. Nous donnons cependant pour instruction, lorsqu'on est contraint de faire appel à ce type d'acteur, de protéger les données sensibles et de compartimenter. C'est tout ce que nous pouvons faire en l'état du droit.

M. Thierry Le Goff. - Les règles peuvent être différentes pour les grands projets informatiques, pour lesquels nous travaillons d'ailleurs souvent en lien avec l'Anssi. Nous devons rendre compte et justifier nos choix pour éviter les transferts de données.

M. André Reichardt. - Développez-vous une approche régionale de votre action ? Dans certaines régions, dont l'Alsace, il existe un risque plus grand d'ingérence liée à une radicalisation extrême. Est-ce que, selon vous, le droit local alsacien-mosellan est propice aux ingérences et aux influences ?

M. Thierry Le Goff. - Notre organisation et notre pilotage sont régionaux, par académie. Je n'ai pas d'élément spécifique sur ce que vous évoquez. Nous allons regarder si nous disposons d'informations, notamment en termes d'atteintes à la laïcité.

M. Akli Mellouli, président. - Je vous remercie par avance pour les éléments que vous devez nous transmettre.

Influences étrangères et fact-checking dans les médias - Audition de M. Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique à l'Agence France-Presse (AFP), de M. Vincent Couronne, directeur général de Les Surligneurs, et de Mme Anaïs Condomines, rédactrice en chef adjointe de la rubrique CheckNews de Libération

M. Akli Mellouli, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères par une table ronde sur la vérification des faits, ou fact-checking, dans les médias. Nous accueillons à cette fin trois experts de la profession.

Anaïs Condomines, vous êtes rédactrice en chef adjointe de la rubrique « CheckNews » du journal Libération, l'une des premières rubriques de vérification dans le paysage médiatique français.

Vincent Couronne, vous êtes directeur général du média en ligne Les Surligneurs, spécialisé dans la vérification des faits en matière juridique. Vous êtes également trésorier du European Fact-Checking Standards Network (EFCSN).

Grégoire Lemarchand, vous êtes rédacteur en chef « Investigation numérique » et adjoint à la rédaction en chef centrale de l'Agence France-Presse (AFP), qui est en pointe sur la vérification des faits de l'actualité internationale.

Merci de vous être rendus disponibles pour cette table ronde sur un sujet éminemment important pour nos travaux, puisque la qualité de l'information est, nous le savons maintenant, un élément essentiel pour la résilience de la société face aux opérations d'influences étrangères malveillantes visant notre pays.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet du Sénat et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anaïs Condomines, M. Vincent Couronne et M. Grégoire Lemarchand prêtent successivement serment.

Mme Anaïs Condomines, rédactrice en chef adjointe de la rubrique CheckNews de Libération. - La rubrique CheckNews a été créée en 2017 ; elle a succédé à Désintox, qui, à sa création en 2008, était la première rubrique de fact-checking de la presse française. Le service compte aujourd'hui sept postes à temps plein, à rapporter aux 250 journalistes de Libération. Désintox s'intéressait surtout au débat politique, mais le visage de la désinformation a beaucoup évolué, ce qui nous a forcés à modifier notre terrain d'action. Certes, nous vérifions toujours la parole politique, mais nous nous intéressons aussi aux réseaux sociaux, qui charrient énormément de fausses informations, surtout depuis le rachat de Twitter par Elon Musk ; nous vérifions aussi des informations relayées par certains médias qui évoluent dans des sphères militantes et se font le relais de fausses informations, quand ils n'en sont pas à l'origine. Les images et les vidéos sont aussi un vecteur majeur de désinformation, phénomène aggravé par l'intelligence artificielle (IA). La propagande relayée par de nouveaux acteurs au service d'intérêts étrangers est l'une des problématiques sur lesquelles nous travaillons.

CheckNews n'est pas seulement une rubrique de vérification au sens strict du terme : nous n'apposons pas simplement un tampon « vrai » ou « faux » sur telle ou telle déclaration. Le service fonctionne sur trois pieds : la vérification, l'enquête et la pédagogie. À l'origine, notre service a été conçu comme du journalisme à la demande : les internautes posaient des questions et nous apportions des réponses après enquête. Cela a évolué, du fait de dynamiques internes au journal : certes, nous répondons toujours à des questions que nous recevons, mais nous prenons aussi l'initiative de certains sujets en fonction de notre veille de l'actualité et des sujets traités dans le reste du journal. Deux engagements restent incontournables : le respect des faits et une démarche de transparence. Quand on fait des erreurs, on les reconnaît volontiers ; on procède à des mises à jour claires et transparentes des articles, pour restaurer la confiance du lectorat envers les médias en général et le nôtre en particulier.

Concernant les manoeuvres de désinformation exercées dans le cadre de stratégies d'influence étrangères, nous avons pu constater l'existence de plusieurs acteurs et de plusieurs méthodes. Ainsi, en février 2023, nous avons beaucoup travaillé sur l'affaire d'ingérence étrangère à BFMTV, dite « affaire M'Barki ». À la suite d'un article de Politico, nous avons cherché des séances suspectes sur les réseaux sociaux : nous en avons vite trouvé, en lien avec le Maroc et le Sahara occidental. En parallèle, des sources au sein de BFMTV nous ont raconté les rouages de cette histoire. Le Qatar aussi avait été mentionné dans la presse ; nos sources nous ont, là aussi, fourni des fils à dérouler, nous permettant de révéler le nom du mercenaire de l'information, impliqué dans plusieurs séquences diffusées sur BFMTV par Rachid M'Barki, Jean-Pierre Duthion. Nous avons aussi pu démontrer les liens troubles qu'entretenait avec ce dernier le député Hubert Julien-Laferrière. Il s'agissait d'un travail d'enquête journalistique pur et simple.

On fait aussi face aux tentatives d'ingérence russe, qui connaissent une recrudescence en ce moment : il n'y a pas de semaines, voire même de jours, sans que l'on ne puisse constater la diffusion de de contenus de ce type. Ils émanent de plusieurs réseaux désormais bien identifiés par les services français.

Le premier est le réseau RRN, ou Doppelgänger, spécialisé dans la création de faux contenus sur des sites clones, visant à vendre les intérêts russes en Ukraine et à discréditer les pays occidentaux. Libération a fait les frais de telles campagnes : ainsi de celle qui associait à une réelle une de notre journal une constellation de faux articles, créés de toutes pièces, imputant l'épidémie de punaises de lit à Paris à l'arrivée de réfugiés ukrainiens.

Le réseau Portal Kombat, identifié par le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) en février dernier, duplique sur de nombreux sites des contenus de propagande.

Enfin, le réseau Matriochka amplifie sur les réseaux sociaux les faux contenus qu'il produit à l'aide de faux comptes et de bots ; notre journal en a été victime : la semaine dernière, une fausse story Instagram imitait les codes graphiques de Libération pour diffuser une fausse information selon laquelle l'humoriste Rémi Gaillard aurait été placé en garde à vue pour un tag associant le logo des jeux Olympiques à la moustache d'Hitler : tout cela était faux, et ce faux était particulièrement difficile à détecter, même pour certains membres de la rédaction... Ce réseau a pour particularité d'interpeller directement les médias et les rubriques de fact-checking, sans que leur objectif soit clair : nous faire crouler sous le travail, détourner notre attention, ou bien tout simplement faire parler d'eux ?

Contrairement à certaines idées reçues, nous n'avons pas de boîte à outils magique : notre travail repose sur les outils habituels des journalistes : avant tout le bon sens, l'observation des contenus et des comptes qui les diffusent, les adresses des sites ; nous pratiquons une forme d'investigation en source ouverte pour faire émerger la galaxie des comptes participant à diverses campagnes menées par le même réseau. Enfin, classiquement, je demande parfois simplement à mes confrères s'ils ont réellement écrit et publié tel ou tel article.

Quelle est notre attitude, en tant que journalistes, face à ces contenus ? Nous ne traitons pas automatiquement tout ce que nous repérons. L'arbitrage dépend notamment de la viralité du contenu observé : si elle est faible, on risquerait d'amplifier son pouvoir de nuisance en en parlant, au vu de notre large audience.

Cette question se pose plus fortement encore quand il s'agit de contenus d'origine étrangère, car on constate que la plupart d'entre eux fonctionnent assez faiblement : 400 retweets, cela peut paraître important, mais c'est souvent en vase clos - ces rediffusions sont le fait de comptes automatisés liés au réseau et non de vraies personnes, l'engagement organique est en réalité très faible, ce n'est que par la masse de contenus diffusés quotidiennement qu'ils peuvent espérer en voir quelques-uns percer. Certains réseaux, je l'ai dit, nous interpellent directement : cela ne peut que nous inciter à rester prudents, à ne pas faire la publicité de ces acteurs. Nous décidons parfois de ne pas publier d'article, ou de garder tel ou tel exemple pour un article plus large, pédagogique. C'est une ligne de crête entre cette logique de prudence et la nécessité de documenter ces tentatives de désinformation.

Une solution concrète consiste à nous montrer le plus précis possible dans nos articles, en détaillant la portée effective des contenus, qu'ils marchent ou non. Il ne faut ni présenter la Russie comme une superpuissance de la désinformation ni faire la publicité des entreprises privées qui produisent ces contenus : on n'est pas là pour augmenter leur tableau de chasse !

Mais certaines campagnes de désinformation fonctionnent. Je pense aux étoiles de David bleues peintes au pochoir sur des murs de Paris et de sa banlieue, opération dont on a ensuite appris qu'elle avait été pilotée par le FSB russe. C'est le flou, volontaire, de cette campagne, qui a fait son succès : s'agissait-il d'une campagne antisémite ou pro-israélienne ? On ne savait pas à quoi l'on avait affaire. Cette campagne a appuyé, très habilement, sur un point de fracture de la société française, dans un climat très sensible où les communautés sont mises en opposition.

La presse, dans de tels cas, a une responsabilité très forte : faire montre de transparence sans s'adonner aux spéculations, éteindre l'incendie avant qu'il ne se propage. Mais le fact-checking ne peut pas tout : ces campagnes ne créent pas les points de fracture sur lesquels elles s'appuient. Il importe, selon moi, avant tout aux pouvoirs publics de réduire ces fractures, car une société apaisée offre moins de leviers aux campagnes de désinformation étrangères.

M. Vincent Couronne, directeur général de Les Surligneurs. - Les Surligneurs sont un média de lutte contre la désinformation et, en particulier, la désinformation juridique. Nous sommes un service de presse en ligne d'information politique et générale, organisé sous forme associative. En effet, lorsque nous nous sommes lancés, pendant la campagne présidentielle de 2017, nous étions un groupe de chercheurs en droit à l'université, qui alimentait notre site internet de manière totalement bénévole. Aujourd'hui, notre média est adossé à un centre de recherche, le centre Versailles Saint-Quentin Institutions Publiques de l'université Paris-Saclay ; toujours dirigée par des chercheurs en droit, son équipe est constituée d'une trentaine de bénévoles actifs et d'une quinzaine de permanents, dont six journalistes et trois chercheurs en droit.

Notre modèle économique repose sur un accès gratuit de nos lecteurs à nos contenus ; nos ressources proviennent de services que nous fournissons à d'autres médias et plateformes numériques, ainsi que de mécénat, selon un principe de transparence financière et organisationnelle.

Depuis 2017, nous avons publié environ 1 500 analyses de désinformations juridiques. Depuis mars dernier, nous produisons aussi des contenus de vérification factuelle, sans élément juridique. Notre adossement à un centre de recherche continue de nous singulariser.

Notre croissance est favorisée par l'environnement européen. Depuis un an et demi, le European Fact-Checking Standards Network (EFCSN) a établi un code déontologique de la vérification des faits. Cette organisation vérifie par des audits l'indépendance réelle des médias pratiquant la vérification des faits en Europe et leur aspiration aux standards d'objectivité les plus élevés. Elle compte aujourd'hui 47 membres, parmi lesquels on trouve l'AFP et Les Surligneurs, dans une trentaine de pays européens, dont tous les pays de l'Union européenne. Elle se concentre sur la surveillance locale de la désinformation, en fournissant non pas des points de vue abstraits, mais un état actuel des choses. Ses 47 membres fournissent des informations vérifiées et collectent des données sur les contenus, les acteurs, les récits et les formats de désinformation, données ensuite utilisées par presque tous les acteurs de la lutte contre la désinformation, des éducateurs aux grandes plateformes numériques et aux régulateurs et autres autorités publiques. J'ai été élu au bureau de l'EFCSN à la fin de 2022 ; j'en suis aujourd'hui le trésorier. Sa vérification des faits permet de détecter des mensonges et d'enquêter sur eux, dans toutes les langues officielles de l'Union européenne (UE). Nous mettons à la disposition de nos lecteurs des points de contact pour nous alerter. Un tel réseau est sans précédent dans le monde.

Faisons-nous un usage suffisant des milliers d'articles publiés, chaque année, partout en Europe, qui identifient des éléments de désinformation ? Les Surligneurs ne prennent pas en compte de manière systématique la thématique spécifique des ingérences étrangères, car nous n'en avons pas toujours les moyens. Nous identifions la désinformation et nous la réfutons, en notant, quand nous le pouvons, les parcours qu'elle emprunte. En revanche, l'appartenance à l'EFCSN permet d'identifier plus facilement la circulation de la désinformation et de déterminer si elle est poussée par des acteurs étrangers.

Ainsi, Les Surligneurs et d'autres membres du réseau ont étudié la circulation européenne du récit selon lequel l'Union européenne serait une entité non démocratique, dont la Commission est constituée de membres non élus, à commencer par sa présidente Ursula von der Leyen, comme Nicolas Dupont-Aignan l'a encore affirmé hier. Ce récit revient régulièrement ; il est également véhiculé, en France, par Philippe de Villiers, Florian Philippot, des acteurs politiques dont les contenus seraient poussés par des comptes liés à des acteurs russes ou autres.

On a aussi évoqué l'influence que l'Azerbaïdjan tente d'exercer en Polynésie, ou encore sur la question des jeux Olympiques. Un autre exemple est celui de la prétendue annonce de l'envoi de soldats français en Ukraine. Ce récit a été diffusé par un site d'informations militaires russes, Top War, reprenant des éléments d'une chaîne Telegram ; il a ensuite été reçu par l'agence officielle russe Sputnik, puis par un site complotiste. Enfin, un ancien secrétaire d'État à la défense des États-Unis - sous Ronald Reagan ! - était cité par l'Asia Times comme affirmant qu'une centaine de soldats français seraient arrivés en Ukraine sur 1 500 prévus. Ainsi, cette désinformation circulant en France, le Quai d'Orsay a dû publier un démenti. Le rôle du fact-checking est d'identifier ces récits et d'observer leur circulation. Notre réseau européen a mis en place une plateforme, dans le cadre des élections européennes, permettant de suivre les publications de tous ses vérificateurs, presque en temps réel. En l'occurrence, on relève que, le 24 avril dernier, l'AFP notait la circulation de cette désinformation en Pologne ; le lendemain, elle était réfutée par des fact-checkers en Macédoine, puis en Espagne le 5 mai, en Bulgarie le 6 mai et en Albanie le 9 mai.

Concernant les stratégies d'influence, nous constatons qu'elles s'appuient souvent sur des acteurs nationaux, qu'il s'agisse de médias, de personnalités politiques ou d'influenceurs ; il est donc difficile de qualifier leur effet. Les acteurs malveillants étrangers savent très bien que la désinformation d'origine locale est la plus efficace, parce qu'elle a le bon ton et suit au plus près l'appétit du public. C'est pourquoi nombre de médias d'État et de réseaux financés depuis l'étranger choisissent d'amplifier justement de telles histoires via des sources locales. La désinformation ne part pas de rien : elle découle non seulement d'ingérences étrangères, mais aussi de fractures internes à nos sociétés, exploitées par ces agents. Ceux-ci s'intéressent aux récits les plus larges - l'autoritarisme de l'UE, le mensonge de la démocratie occidentale, la crise des valeurs familiales, la décadence de l'Occident, etc. - et les amplifient.

La désinformation joue un rôle central dans les ingérences étrangères, comme le souligne la résolution adoptée par le Parlement européen en juin 2023, qui insiste sur la possibilité pour l'UE d'envisager de contribuer à la création d'une communauté de vérificateurs des faits et à l'élaboration de normes de qualité mondiales en matière de vérification des faits, inspirées du code déontologique de l'EFCSN.

Pour autant, les relations de l'EFCSN avec les pouvoirs publics sont les plus limitées possible. Nous sommes des médias indépendants, et notre indépendance est ce qu'il y a de plus précieux. Les seuls rapports que nous aurons avec les pouvoirs publics seront ceux qui découlent de nos obligations légales.

En conclusion, j'estime que nous avons besoin d'une vaste boîte à outils contre la désinformation ; l'objectif doit être de construire une citoyenneté et un écosystème informationnel plus résilients contre la désinformation.

M. Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique à l'Agence France-Presse. - Tout le monde connaît l'AFP, mais son rôle dans la lutte contre la désinformation est moins connu, alors que cette tâche est aujourd'hui au coeur de notre activité, en France comme ailleurs dans le monde, car elle fait partie de la mission d'intérêt général que la loi nous confie.

Actuellement, l'AFP s'appuie à cette fin sur un réseau près de 150 journalistes spécialisés dans l'investigation numérique et la lutte contre les infox, répartis entre une trentaine de nos bureaux dans l'ensemble du monde, de Paris à Washington, en passant par Rio, Dakar ou New Delhi. Ces journalistes publient leurs travaux en vingt-six langues : pour combattre la désinformation dans un pays donné, il faut le faire dans la langue locale. Ces journalistes spécialisés s'appuient évidemment sur notre réseau global, sans équivalent dans le monde, sur l'expertise de 1 700 journalistes dans 151 pays : il est aisé, chez nous, de trouver quelqu'un qui parle russe, ukrainien, arabe ou hébreu.

Alors que notre fil est ordinairement réservé à des clients payants, par exception, tout ce que nous produisons en matière de lutte contre la désinformation est accessible gratuitement, sans abonnement, sur internet. Ces publications restent évidemment fidèles à la mission première de l'AFP : rapporter des faits, rien que des faits. Pour autant, nous essayons de varier nos formats, pour toucher une audience aussi large que possible : fact-checks méthodiques, transparents sur leurs sources, vidéos de décryptage et de sensibilisation, ou encore enquêtes numériques en sources ouvertes. Par ailleurs, nous proposons des formations en ligne à l'investigation numérique, ouvertes à tous, mais qui visent particulièrement les journalistes et les étudiants en journalisme. Ces formations, disponibles en quatre langues, ont été suivies, depuis leur lancement au printemps 2022, par 19 000 journalistes à travers le monde. Dans un domaine plus technique, l'AFP a publié il y a plusieurs années un plug-in nommé InVID-WeVerify, disponible sur tous les navigateurs internet, qui offre une boîte à outils d'enquête numérique ; il a aujourd'hui 126 000 utilisateurs dans le monde.

Nous coopérons aussi, autant que possible, avec d'autres médias en France et dans le monde. Nous l'avons notamment fait dans le cadre des campagnes présidentielles de 2017 et 2022, en lançant deux opérations de journalisme collaboratif centrées sur la lutte contre la désinformation ; des projets similaires ont été développés au Brésil, au Mexique ou encore aux États-Unis. En outre, pour toucher un public aussi large que possible, nous avons récemment engagé un partenariat avec l'émission « Complément d'enquête » de France Télévisions, qui a permis la diffusion, il y a quelques jours, d'une enquête sur la montée du climatoscepticisme en France. Enfin, l'AFP est l'un des fondateurs de l'EFCSN, que Vincent Couronne vous a présenté.

Enfin, comme il faut de la transparence quand on fait de la vérification, je tiens à évoquer la question de notre financement. Au vu de la crise générale du secteur des médias, on peut se demander comment l'AFP a pu recruter 150 personnes pour travailler dans ce domaine. La réponse est que nous sommes en partie financés par les grandes plateformes numériques - Google, Meta... - , qui sont clientes de notre travail de fact-checking. Notre travail n'en est pas moins effectué en toute indépendance, nous n'avons pas de réunions éditoriales avec les plateformes ; simplement, comme d'autres médias clients de l'AFP, elles achètent notre production de fact-checking.

Pour en venir au thème qui occupe votre commission d'enquête, les opérations d'influence étrangère, on parle évidemment beaucoup de celles qui sont attribuées à la Russie. La France et l'Europe sont aux premières loges en la matière, mais aussi l'Afrique, où circule énormément de désinformation, visant tout particulièrement la France.

Anaïs Condomines a évoqué les divers réseaux russes de diffusion de fausses informations; comme Libération, nous avons eu droit à des duplications de nos dépêches AFP : ainsi récemment d'une fausse infographie liant les déclarations d'Emmanuel Macron sur un éventuel envoi de troupes françaises à l'Est à un effondrement des réservations hôtelières à Paris pour les jeux Olympiques... On parle beaucoup d'intelligence artificielle, mais il faut souligner que ces opérations étrangères sont, la plupart du temps, très peu sophistiquées : elles visent surtout, par un bruit de fond permanent, à saper peu à peu les fondements de notre société. La plupart des fausses informations mises en circulation ne dépassent pas le stade d'une diffusion confidentielle, mais leur répétition et leur masse finissent par produire un effet. Si vous me permettez une métaphore guerrière, je dirai qu'il est souvent plus efficace de semer des champs de mines que d'arriver avec un porte-avions repérable de très loin, même si toutes les mines n'explosent pas.

Les méthodes employées n'ont rien de neuf : il s'agit simplement de surfer sur toutes les peurs et les divisions de la société française. Je regrette que des personnalités publiques et certains médias s'en fassent les relais, conscients ou inconscients : il y a beaucoup d' « idiots utiles » ! Que la désinformation soit sophistiquée ou non, le combat que nous menons est très inégal : désinformer prend quelques secondes, il suffit d'une capture d'écran et d'un message sur WhatsApp, sans sources, criant au chaos ; en face, nous devons répondre avec des faits, de la nuance et du contexte : cela prend beaucoup plus de temps, a fortiori quand il faut détecter les manipulations, pointer les incohérences avec des faits et de la nuance et recouper notre démonstration avec des sources fiables.

Cependant, je suis persuadé que le fact-checking demeure aujourd'hui essentiel. Nous devons conserver des standards éditoriaux irréprochables et appuyer notre travail sur de véritables politiques de transparence et d'éthique. Mais si ce travail est indispensable, il n'est certainement pas suffisant. Ce n'est qu'une des formes de ripostes à opposer à la désinformation, aux manipulations téléguidées par des puissances étrangères. Les fact-checkers...

Mme Catherine Morin-Desailly. - Les vérificateurs !

M. Grégoire Lemarchand. - Oui, pardonnez-moi ce énième anglicisme ! Les vérificateurs, donc, chez nous comme parmi nos collègues de Libération ou des Surligneurs, ne prétendent nullement être en mesure de régler le problème, pas plus qu'ils ne sont des gardiens de la vérité ou des censeurs au service des puissants, reproches que nous adressent souvent nos plus ardents critiques. On tente humblement de remettre des faits là où les manipulations, mais aussi les biais que nous avons tous, obscurcissent la perception de la réalité. L'essentiel de notre travail n'est pas tant d'arbitrer entre ce qui est vrai et ce qui est faux, que d'expliquer que les choses sont bien plus compliquées qu'on ne le pense, de donner plus d'informations fiables et de contexte, enfin de donner aux citoyens des clés de compréhension pour sortir d'une vision binaire et mieux appréhender le monde éminemment complexe dans lequel nous vivons.

M. Akli Mellouli, président. - Je vous remercie de vos présentations. L'ampleur des fake news et la vitesse à laquelle elles se diffusent peuvent aussi nous donner une idée de l'état de notre société. Je mesure l'importance du travail des vérificateurs.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour de la qualité de vos interventions, qui sont riches d'enseignements. Beaucoup d'acteurs jouent sur les fractures de notre société. En ce moment, le groupe de Bakou utilise la situation en Nouvelle-Calédonie pour mener des campagnes contre la France, accusée d'être une puissance colonialiste.

Selon vous, la formation dispensée dans les écoles de journalisme pour identifier et combattre la désinformation mériterait-elle d'être réformée ou améliorée ?

M. Grégoire Lemarchand. - Les universités et les écoles de journalisme reconnues par la profession ont, me semble-t-il, bien pris la mesure du phénomène. À l'AFP, nous n'avons aucune difficulté à recruter de bons journalistes, formés et sensibilisés à cette thématique.

En revanche, il reste au sein de la profession, même si cela tend à s'amenuiser, une vieille garde qui est un peu réticente ou méprisante à l'égard de notre travail et qui estime que s'occuper de « deux ou trois zozos pro-russes qui s'agitent sur internet » n'a pas d'intérêt.

Certains médias restent peu regardants sur les personnes auxquelles ils donnent la parole. Parfois, ils feraient bien de lire ce que nous écrivons. Malheureusement, sous couvert de « liberté d'expression », certains sont de formidables machines à blanchir des gens qui propagent de la désinformation ou qui racontent n'importe quoi sur les réseaux sociaux.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez le droit de citer des noms.

M. Grégoire Lemarchand. - Concrètement, il est extrêmement gênant que Touche pas à mon poste donne une audience phénoménale à des théories complètement fantaisistes, comme celle sur les prétendues orgies satanico-pédophiles avec de l'adrénochrome. Ne disposant pas d'une audience comparable, il nous est ensuite très difficile d'y réagir de façon efficace.

M. Rachid Temal, rapporteur. - En résumé, si la formation initiale est aujourd'hui très satisfaisante, il y a encore beaucoup à faire sur la formation continue...

M. Grégoire Lemarchand. - C'est un bon résumé !

M. Rachid Temal, rapporteur. - Selon vous, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) devrait-elle disposer des outils pour pouvoir vérifier les faits et identifier la désinformation, comme vous le faites, puis sanctionner ?

M. Grégoire Lemarchand. - Je crois qu'elle a déjà sanctionné Touche pas à mon poste. Le problème est qu'il est facile de constater qu'une personne défend des théories complètement délirantes, par exemple sur l'adrénochrome, sur un plateau de télévision, mais qu'il est beaucoup plus compliqué, ne serait-ce qu'au regard de la liberté d'opinion et de la liberté d'expression, de sanctionner une émission dans laquelle un invité exprime simplement des idées un peu « tordues ». Est-ce à l'Arcom de juger de ce qui est une fausse information ? Je ne le crois pas. La liberté d'expression, c'est une question extrêmement sensible.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Certes. Mais vous effectuez tous trois un travail de vérification des faits. Ne pourrait-on pas imaginer qu'il y ait le même travail pour tous les médias, notamment à la télévision ? Permettre aux téléspectateurs de savoir si ce qui est affirmé est factuellement exact n'est pas contradictoire avec la liberté d'expression.

M. Grégoire Lemarchand. - Cela renvoie à ce que j'ai indiqué tout à l'heure sur la formation initiale et la formation continue des journalistes. Il y a effectivement parfois un manque de connaissances ou de maîtrise sur certains sujets. Il est difficile pour un journaliste de radio ou de télévision de vérifier immédiatement ce qu'affirme un invité politique dans une matinale. C'est là que nous intervenons. On nous accuse parfois de mettre un tampon « vrai » ou « faux ». C'est caricatural. Nous essayons simplement de replacer certains faits dans leur contexte et de montrer que les choses sont plus compliquées que ce qui est dit.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Que pensez-vous de l'idée d'une forme de « labellisation » des médias pour certifier leurs méthodes journalistiques, qui revient régulièrement dans nos discussions ?

M. Vincent Couronne. - Cela existe, me semble-t-il, dans d'autres pays européens. Il peut s'agir d'une bonne idée si la certification est autorégulée par le secteur, afin d'assurer une parfaite indépendance des médias. Il ne faut pas d'ingérence des acteurs publics.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela dit, quand on voit ce que font certains propriétaires privés de médias, on peut s'interroger sur leur capacité à entrer dans une logique d'autorégulation...

M. Vincent Couronne. - C'est pour cette raison que j'ai évoqué tout à l'heure l'idée d'une « boîte à outils ». Le texte européen sur la liberté des médias qui a été récemment adopté doit fournir les outils pour assurer une meilleure transparence sur la propriété des médias et éviter que des propriétaires de médias ne s'ingèrent dans les politiques éditoriales.

Le règlement européen sur les services numériques, entré en vigueur au mois de février dernier, permet désormais à la Commission européenne de sanctionner une grande plateforme numérique n'ayant pas suffisamment atténué les risques systémiques. L'Arcom fait partie des instances chargées de conseiller la Commission européenne. Certes, elle n'a pas forcément les moyens de détecter la désinformation pour pouvoir sanctionner les plateformes numériques. Mais ce n'est pas vraiment son rôle. D'ailleurs, elle s'appuie très souvent sur le travail des vérificateurs des faits, même si nous ne nous considérons pas comme des « signaleurs de confiance » au sens de ce règlement européen, dans la mesure où il n'y a pas de collaboration institutionnalisée avec les acteurs publics.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons eu l'occasion de rencontrer à Bruxelles le cabinet du commissaire européen chargé de ce dossier. Ce règlement nous permet en effet d'aller plus loin.

Mme Anaïs Condomines. - Je crains qu'une labellisation ne soit contre-productive : dans les sphères complotistes, la rhétorique du « Système » qui viendrait dire ce qu'est « la bonne parole » est très présente.

M. Rachid Temal, rapporteur. - J'évoquais simplement une réflexion qui circule : pour beaucoup de gens, ce serait aussi une garantie que les journalistes de tel ou tel média respectent des chartes de déontologie.

Comment l'intelligence artificielle, que vous avez évoquée, pourrait-elle être utilisée pour démasquer les campagnes de désinformation, voire la désinformation elle-même ? Souvent perçue comme une nouvelle arme au service de la désinformation, ne pourrait-elle pas être un outil utile pour notre démocratie ?

M. Grégoire Lemarchand. - En tant que médias, nous essayons de voir comment l'utiliser. C'est déjà en partie le cas : lorsque nous cherchons à tracer une image manipulée sur un moteur de recherches, l'outil dont nous nous servons est une intelligence artificielle. Mais nous nous heurtons aussi à des limites. Nous rêverions tous d'avoir un logiciel capable d'identifier l'authenticité d'une photo ou d'une vidéo. Il va falloir attendre un peu... Comme le disait Anaïs Condomines, la principale arme, cela reste le bon sens.

Nous pouvons être à l'aise avec internet, mais l'utilisation de certaines techniques nécessite des compétences que l'on ne trouve pas forcément dans toutes les rédactions. Lorsque nous avons parlé de l'opération Matriochka, nous avons été aidés par des hackers éthiques qui nous ont fourni des données - nous les avons évidemment vérifiées - extrêmement sérieuses montrant comment un système de bots nourrissait les narratifs anti-Navalny.

Nous, médias, n'allons pas réussir seuls. Le fait qu'il y ait des développeurs ou des gens techniquement très à l'aise dans les rédactions ne suffit pas. Nous avons également besoin de temps. C'est souvent ce qui manque le plus. Nous essayons aussi de profiter de l'expertise de médias ou de collectifs plus spécialisés. Par exemple, au sein d'un média comme Bellingcat, il y a des journalistes, mais également des spécialistes en armes à feu, en balistique... Cela permet de mieux détecter les opérations d'influences étrangères, qui sont souvent multiformes.

Mme Anaïs Condomines. - Comme je le disais, il n'y a pas d'outils magiques. Parfois, nous utilisons PimEyes, qui sert à faire de la reconnaissance faciale, pour essayer de tracer une photo qui nous semble suspecte. Mais cela ne fonctionne pas tout le temps. Il n'y a rien de magique. Le plus souvent, tout repose sur nos petits bras.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Monsieur Couronne, vous avez évoqué la création d'une sorte de comité de vérification des faits. Or cela ne peut pas relever seulement de la puissance publique - pour certains, puissance publique signifie « Système » - ou seulement des médias, pour les raisons qui ont été exposées. Pouvez-vous nous donner votre vision de ce que serait un tel comité ? C'est l'occasion de faire des propositions concrètes.

M. Vincent Couronne. - Le sujet est multifactoriel ; il n'y a pas de solution unique.

D'abord, faire de l'éducation aux médias permet aux citoyens d'être plus résilients, de faire plus attention à l'information qui circule, de partager les bons contenus, etc.

Ensuite, la vérification des faits, cela fonctionne. Mais, nous le savons tous, le secteur de la presse va mal. Aujourd'hui, en Europe et dans une bonne partie du monde, la vérification des faits est essentiellement financée par des plateformes numériques. Je ne suis pas certain que ce soit l'idéal. Même si nous n'avons aucune réunion éditoriale avec ces plateformes, qui n'essaient pas du tout d'influencer le contenu de nos publications, la situation peut poser problème en termes d'apparence d'impartialité. Il ne me paraît pas forcément souhaitable dans une démocratie que les médias reposent sur ce genre de financements. Il faudra arriver à mettre en place un système de financement plus sain.

Enfin, la plupart des outils juridiques sont là. Je pense au règlement européen sur les libertés des médias, au règlement européen sur les services numériques, à la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, même si le Conseil constitutionnel a émis des réserves d'interprétation, et même à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Autant de textes qui, s'ils sont correctement appliqués, me paraissent apporter suffisamment d'éléments pour nous permettre à nous, médias, de travailler correctement, en toute liberté.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez répondu par avance à la dernière question que je comptais vous poser, sur le rôle de pompier pyromane que jouent les réseaux sociaux en finançant la presse de la main gauche tout en faisant en sorte que le système perdure de la main droite. C'est une difficulté à laquelle nous sommes confrontés.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je vous rejoins sur la nécessité de commencer par appliquer le droit existant. La loi de 1881 contient des éléments très importants.

Êtes-vous satisfaits du règlement sur la liberté des médias ?

Le règlement sur les services numériques va-t-il suffisamment contraindre les plateformes, dont le modèle économique encourage en réalité la viralité ? Avez-vous d'ailleurs la possibilité de détecter les phénomènes d'amplification de contenus souvent contestables, des fausses nouvelles ?

Le dernier règlement sur l'intelligence artificielle vous donne-t-il satisfaction ? Je fais référence au débat entre l'innovation et la transparence. Le texte en train d'être finalisé vous paraît-il garantir les grands équilibres nécessaires ?

Enfin, j'insiste sur l'importance de la francophonie numérique. En cette année où nous fêtons les trente ans de la loi Toubon, et alors que nous voulons lutter contre les mauvaises influences étrangères, nous avons, me semble-t-il, un devoir de promouvoir notre langue française.

M. Vincent Couronne. - Je souscris à vos propos sur la francophonie numérique. D'ailleurs, l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) lutte aussi contre la désinformation, avec une plateforme qui réunit toutes les initiatives francophones en la matière.

Un élément nous inquiétait dans le règlement européen sur la liberté des médias. Les plateformes numériques devaient s'engager à ne pas retirer le contenu d'un média même s'il violait la loi avant un délai de quarante-huit heures ou après l'écoulement d'une certaine période, au nom de la liberté de la presse. Or il existe, nous le savons, des médias malveillants qui ne sont là que pour diffuser de la désinformation. Désormais, l'exposé des motifs du règlement prévoit que de tels médias ne pourront pas bénéficier de cette immunité à partir du moment où les vérificateurs des faits alerteront les plateformes numériques.

Le règlement sur les services numériques est plutôt satisfaisant. Mais tout va dépendre de la manière dont certaines dispositions seront interprétées. L'article 34 du règlement prévoit que les plateformes numériques doivent réduire les risques systémiques. Mais la désinformation ne figure pas explicitement parmi ces risques - elle est seulement mentionnée dans les motifs introductifs du règlement comme l'un des éléments pouvant porter atteinte aux processus électoraux, qui eux sont bien identifiés comme risque systémique . Or, à mon sens, elle en fait bien partie. La question est donc de savoir comment la Commission européenne interprétera ces dispositions lorsqu'il s'agira de mettre des amendes.

Sur l'intelligence artificielle, la gradation qui a été mise en place dans le texte est assez intéressante. Si le dispositif est bien appliqué, il devrait être satisfaisant. Mais, à ce stade, cela reste expérimental. Il est donc difficile de se prononcer pour le moment.

M. Grégoire Lemarchand. - La régulation européenne n'est sans doute pas parfaite, mais elle nous permet d'avoir des échanges très réguliers dans des groupes de travail à Bruxelles. Au-delà de l'Europe, nous avons aussi beaucoup d'échanges avec des collègues en Inde, en Amérique latine ou au Proche-Orient, qui nous regardent avec envie. Aux États-Unis, où sont la plupart des plateformes, rien ne bouge. En Europe, des procédures ont été lancées contre X, TikTok ou Meta. Attendons de voir s'il en sort quelque chose ou si ce n'est qu'un coup d'épée dans l'eau.

M. Akli Mellouli, président. - Nous recevrons la ministre de la culture au mois de juin. Souhaitez-vous que nous abordions certains éléments, par exemple sur les prérogatives de l'Arcom, à cette occasion ? Si oui, lesquels ? Vous l'avez compris, l'objet de cette commission d'enquête est d'aboutir à des propositions concrètes, notamment sur le journalisme d'investigation, afin que les médias cessent d'être les « passe-plats » de certains discours.

M. Grégoire Lemarchand. - Nous aurions besoin de temps. Il y aurait beaucoup de choses à dire, mais il est difficile de vous répondre à brûle-pourpoint.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous pourrez évidemment nous transmettre vos réflexions par écrit. Nous sommes preneurs de propositions.

M. Akli Mellouli, président. - Madame, messieurs, je vous remercie de la qualité de vos interventions et de vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 17 h 25.

Jeudi 16 mai 2024

- Présidence de Mme Evelyne Perrot, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 15 h 00.

Audition de M. Jean-Marie Bockel, envoyé personnel du Président de la République pour l'Afrique

Mme Évelyne Perrot, présidente. - Tout d'abord, je vous prie d'excuser l'absence du président de la commission d'enquête, Dominique de Legge, qui m'a confié la tâche de le remplacer.

Je vous remercie, monsieur Bockel, de revenir au Sénat en qualité d'envoyé personnel du Président de la République pour l'Afrique de l'Ouest dans le cadre d'une mission sur l'évolution des partenariats de la France, en portant une attention particulière aux pays qui accueillent des bases françaises : le Sénégal, le Gabon, la Côte d'Ivoire et le Tchad.

Vous intervenez donc à un moment charnière, postérieur à l'opération Barkhane et au retrait du Mali, du Burkina Faso, puis du Niger, qui sera déterminant pour la poursuite de notre coopération avec nos partenaires en Afrique et, plus largement, pour l'influence française sur le continent.

Avant de vous recevoir, nous avons notamment entendu les généraux Bonnemaison et Ianni, respectivement commandant de la cyberdéfense (Comcyber) et chef du pôle « Anticipation, stratégie et orientation » (ASO) à l'État-Major des armées. Ils nous ont décrit la guerre informationnelle que nous livrent des puissances hostiles à la présence française en Afrique. Nous avons également entendu Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique, pour qui l'influence française sur le continent doit s'adresser plus directement aux populations et aux médias locaux.

Mon collègue rapporteur, Rachid Temal, pourra préciser pourquoi il a souhaité que vous apportiez un éclairage à notre commission d'enquête sur les opérations d'influences étrangères malveillantes qui sont à l'oeuvre en Afrique et les moyens d'y faire face.

Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos pour que vous soyez libre de vos propos.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marie Bockel prête serment.

Mme Évelyne Perrot, présidente. - Monsieur le rapporteur, souhaitez-vous préciser d'emblée à M. Bockel les points d'attention sur lesquels vous souhaitez l'entendre s'exprimer ?

M. Rachid Temal, rapporteur. - Monsieur Bockel, un rapport d'information intitulé Quel bilan pour l'opération Barkhane ? a été réalisé par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat l'année dernière. Au cours de vos missions, vous échangez avec à la fois les pouvoirs politiques locaux et la société civile. Aussi me semblait-il intéressant, comme nous disposons d'ores et déjà du point de vue militaire, si je puis dire, de recueillir votre perception sur les logiques d'ingérences, selon ce que vous avez entendu sur le terrain. Comment sont-elles perçues ? Existe-t-il une volonté de les combattre au sein des pays sur lesquels porte votre mission ?

M. Jean-Marie Bockel, envoyé personnel du Président de la République pour l'Afrique. - C'est un plaisir pour moi de revenir au Sénat et de retrouver d'anciens collègues, entouré de mon équipe - deux diplomates et deux représentants du ministère des armées -, pour évoquer ma mission, qui a débuté au début du mois de février lorsque le Président de la République m'a remis une lettre de mission et qui devrait a priori s'achever par la remise d'un rapport, une fois que nous aurons pu nous rendre au Sénégal.

Nous avons réalisé trois déplacements. Le périmètre de notre mission s'étend sur quatre pays, en portant un regard à 360 degrés, qui n'est pas uniquement militaire et sécuritaire. Nous nous intéressons également à ce qu'il se passe dans la société civile et j'espère que la démarche que nous avons adoptée sera poursuivie à l'issue de notre mission dans le cadre de l'évolution de notre partenariat.

J'ai eu l'occasion de sillonner la région à différents titres, que ce soit pour des voyages privés, en tant que maire ou en tant que ministre. Je connais donc bien les pays du Sahel d'où nos troupes se sont retirées, ainsi que d'autres pays avec lesquels nous avons des partenariats importants.

C'est à partir de ces expériences que je vous répondrai, au-delà des déplacements que nous avons récemment effectués en Côte d'Ivoire, au Tchad et au Gabon, en attendant de nous rendre au Sénégal.

Bien sûr, nous avons été en contact avec des généraux, dont certains que vous avez auditionnés, car nous avions besoin d'être le mieux informés possible.

Vous entendrez facilement, notamment à Paris, des discours sur la perte totale d'influence de la France : « que s'imagine la France ? Croit-elle que les compétiteurs n'ont pas déjà pris la place qu'elle a laissée ? »

Je fais allusion au rapport d'information que Jeanny Lorgeoux et moi-même avions commis en 2013 au nom de la commission des affaires étrangères du Sénat intitulé L'Afrique est notre avenir. Déjà, à l'époque, ces questions sur la perte d'influence de la France se posaient.

Pour autant, nous notons de nombreux points positifs sur la réalité de notre action, et donc de notre influence dans tous les domaines, notamment sur la capacité tant de notre diplomatie que de notre armée de se réformer et d'évoluer : d'un côté, l'agenda transformationnel, qui, s'il n'est pas encore connu de tous, marque un état d'esprit, une direction et une évolution ; de l'autre, le plan Agir autrement avec l'Afrique, qui a été engagé en 2023 par Sébastien Lecornu.

Nous tenons compte de la situation où, en quelque sorte, le vieux monde est toujours un peu là, mais le nouveau monde tarde à émerger, pour paraphraser Gramsci - n'oubliez pas que j'étais au Centre d'études, de recherches et d'éducation socialiste (Ceres). (Sourires.)

Plus sérieusement, lorsque nous sommes sur le terrain, nous rencontrons les chefs d'État, leurs entourages, les états-majors, mais également les élus des Français de l'étranger, les sociétés civiles, le monde économique, voire culturel, et même d'autres acteurs des partenariats, y compris, lorsque c'est possible, des influenceurs. Bien entendu, la lutte d'influence, les formes d'instrumentalisation et la désignation de boucs émissaires existent, mais ce n'est pas nouveau.

Lorsque j'étais secrétaire d'État à la coopération, en 2007 et 2008, le Président de la République de l'époque m'avait déjà demandé de me montrer à l'écoute des jeunesses africaines et il existait déjà une forme de désespérance. Celle-ci n'a pas diminué. Certains se disent même : « Sauve qui peut ! »

Il convient donc de se poser la question de la gouvernance - je le dis avec les bémols d'usage - et de tout ce qui peut corrompre la jeunesse, notamment les réseaux terroristes. Le mal-être est réel et il est facile de l'instrumentaliser - cela vaut également pour les pays dont nous sommes partis.

Cela étant dit, je ne suis pas naïf quant aux effets néfastes des actions de perturbation de l'action de la France sur la qualité de nos relations, mais aussi du repositionnement de notre partenariat militaire, au travers d'une diminution de l'empreinte permanente. En effet, cela accentue les accusations, les critiques et les fausses informations à notre égard.

Ce discours qui cherche à nous nuire et à nous affaiblir en tant que compétiteurs affecte la qualité de notre action et la manière dont elle est reçue et comprise. Il serait préférable d'évoluer dans un contexte où nos propos et nos actions ne sont pas en permanence déformés et dénaturés. Pour autant, il ne faut pas avoir peur et se cacher derrière son petit doigt.

Tout en respectant notre éthique et sans jouer le jeu de certains compétiteurs en faisant feu de tout bois, nous avons la capacité de répondre et de riposter pour contrebalancer ce travail d'influence, notamment au travers de divers médias ou influenceurs.

Les interlocuteurs que vous avez reçus dans le cadre de cette commission d'enquête m'ont fait part de la calomnie et de la médisance que colportent certains sur les réseaux sociaux, mais aussi par des boucles WhatsApp.

Malgré tout, nos déplacements ont été globalement assez bien perçus. Les représentants de la société civile que nous rencontrons, y compris les jeunes, ne nous disent certes pas que nous sommes formidables, mais ils ne nous rejettent pas pour autant en bloc, en nous disant de partir ou en lançant des slogans tels que « dégage la France ». En allant au fond des choses, nous recueillons un discours plus équilibré. Des problèmes de fond que rencontrent les populations ne sont pas propres à la présence française sous toutes ses formes.

Pour contrecarrer les influences néfastes, il convient d'identifier les procédés et les buts de guerre de ceux qui veulent nous nuire. Par ailleurs, je n'oublie pas les ennemis acharnés qui se cachent parmi nos compétiteurs, qui sont avant tout les ennemis des pays concernés. Nous partageons des valeurs avec ces pays. En mettant des moyens importants pour les véhiculer, nous pouvons toucher une partie de la jeunesse et produire des effets.

Par rapport à il y a quelques années, nous prenons davantage en considération ces aspects et nous sommes davantage outillés, même si nous avons évidemment une marge de progression.

M. Rachid Temal, rapporteur. - L'Afrique est immense : elle compte 55 pays et une grande diversité géographique. Il convient donc de se concentrer sur les quatre pays concernés par la lettre de mission. La revue nationale stratégique (RNS) 2022 a fait de l'influence une fonction stratégique. Il s'agit donc d'un enjeu important.

Pour aller un peu plus loin sur le constat que vous avez dressé, comment les personnes que vous avez rencontrées au cours de vos déplacements, qu'il s'agisse des chefs d'État ou des représentants de la société civile, vivent-elles les ingérences étatiques et semi-étatiques - je pense en particulier au groupe Wagner -, mais aussi terroristes ? Avez-vous pu échanger avec eux sur les stratégies qu'ils mettent en place pour y répondre ? En mesurent-ils l'impact ? Ont-ils développé une logique de contre-influence ?

M. Jean-Marie Bockel. - La toile de fond de notre démarche ne consiste pas à être la présence numéro un dans ces pays. Nous cherchons à renforcer leur souveraineté, non seulement en matière de défense, mais aussi au travers de partenariats régionaux ou avec l'Union européenne.

En effet, nous avons constaté que les capacités souveraines des États baissaient progressivement, notamment au Sahel.

La menace terroriste au sens large est évidemment l'inquiétude première dans la plupart de ces pays. Elle structure le dialogue que nous entretenons avec eux, non seulement dans leur logique de souveraineté, mais aussi dans notre propre intérêt - pensons à ce qui arriverait s'ils devaient un jour basculer.

Nous sommes informés par diverses sources, y compris les journaux. On sait que tel chef d'État ou son prédécesseur a accompli tel voyage ; on sait que tel sujet est sur la table. Mes interlocuteurs eux-mêmes m'en parlent.

Le terme d'ingérence n'est probablement pas toujours le bon. C'est un mot que l'on emploie pour autrui ; pour désigner sa propre action, on parlera plus volontiers de partenariat... Cela étant, nous avons senti à plusieurs reprises que l'on souhaitait le maintien de notre présence. Si la France se retirait, il ne manquerait pas de candidats pour prendre la relève. C'est un enjeu important de nos discussions.

Nos partenaires sont des États souverains et ils ont bien sûr le droit de parler avec tout le monde - ils n'ont même pas besoin de nous le dire. La coopération avec la France, y compris dans le domaine sécuritaire, est la bienvenue, à condition que les Français eux-mêmes soient partants et qu'ils sachent se remettre en question pour mieux répondre à certaines attentes.

Nous ne nous sentons pas rejetés ; nous pouvons être un peu challengés, mais ce n'est pas pour autant du chantage. Le dialogue est de bonne qualité. Les pays où nous nous rendons voient ce qui se passe dans les États où les organisations paraétatiques sont présentes ; à l'évidence, de telles formules ne leur font pas envie. Ce ne sont pas des solutions de long terme. Je pense notamment au Tchad, dont le Président, Mahamat Idriss Déby, s'est d'ailleurs récemment rendu à Moscou.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Les États sont évidemment libres de choisir leurs relations internationales ; mais un pays comme le Tchad ne se sent-il pas victime de telle ou telle ingérence ? Ce problème est-il perçu, évoqué et, le cas échéant, combattu ?

M. Jean-Marie Bockel. - Nos partenaires tchadiens sont avant tout des gens fiers, des soldats héritiers d'une longue tradition militaire, qui n'ont pas pour habitude de se plaindre. D'ailleurs, dans le cadre de l'opération Barkhane, ils ont été au-delà des mots ; ils ont conscience d'avoir été presque les seuls dans ce cas et peuvent le rappeler si nécessaire.

L'exemple de ce pays est intéressant, notamment du fait de sa complexité. Le Tchad est menacé, de manière non pas imaginaire, instrumentalisée pour des raisons intérieures, mais réelle, sur au moins quatre de ses six frontières. C'est particulièrement vrai du côté du Darfour, où se trouve la base militaire française d'Abéché. Du côté du Soudan, la menace s'est manifestée à plusieurs reprises sous la forme de colonnes solidement armées. Elle s'adosse sur plusieurs ennemis de part et d'autre de la frontière. Cette dernière est assez poreuse et les difficultés peuvent y être sérieuses.

Le Tchad dispose certes de quelques moyens, mais il doit faire face à divers problèmes capacitaires. Sur ses cinq Sukhoï, seuls deux volent, et les pilotes ne sont plus de la première jeunesse. Un soutien éventuel est donc le bienvenu ; vous le constatez, ce sont là des sujets tout à fait concrets.

Les stratégies d'influence ne sont pas toutes jugées critiquables, inacceptables ou dangereuses par les pays considérés. Je citerai comme exemple les Émirats arabes unis, auxquels nous sommes liés par divers accords.

Nous avons la chance de disposer du service de santé des armées, qui contribue à donner une très bonne image de la France. L'hôpital militaire de N'Djamena est sur le point d'être achevé. À Abéché, nous tenons une importante consultation où, tous les deux mois, se relayent des médecins français. C'est un élément de soutien et d'influence.

D'autres situations sont à l'évidence plus ambiguës, notamment du fait des questions religieuses, qui, au Tchad peut-être plus encore qu'au Gabon, doivent être prises en compte. La compétition religieuse est perceptible, même si l'on observe à ce jour un certain équilibre.

Certains pays compétiteurs se montrent agressifs, d'autres moins ; la France n'est plus le partenaire exclusif ou quasi exclusif, mais elle reste un partenaire de confiance.

M. Rachid Temal, rapporteur. - J'en viens à la logique d'influence française et donc à notre narratif. Les représentants du ministère des affaires étrangères ont souligné que l'influence relevait de la direction générale de la mondialisation et la contre-influence de la direction de la communication. Mais Radio France internationale (RFI) et France 24 concourent également au rayonnement français, à l'instar de l'Agence française de développement (AFD).

Vous avez évoqué les enjeux de confiance, les liens historiques entre la France et les pays concernés ainsi que l'essor de la compétition internationale. À ce stade, comment percevez-vous notre stratégie d'influence, ne serait-ce qu'en termes médiatiques ? Doit-elle être renouvelée et si oui comment ?

M. Jean-Marie Bockel. - C'est une excellente question. Je n'y répondrai que dans la limite de ce que je pense pouvoir dire, d'autant que je l'aborderai dans mon propre rapport.

S'il relève du registre de la communication, le terme de narratif doit avant tout reposer sur une stratégie, sur une vision. Parce qu'ils n'ont pas la même histoire, parce que leur présence en Afrique n'est pas si importante ou si complexe que la nôtre, certains pays, y compris parmi nos partenaires européens, donnent le sentiment de suivre une stratégie plus simple et mieux explicitée. Ce propos ne relève pas de l'autocritique, mais du constat.

À cet égard, en amont du narratif, un travail a déjà commencé et il ne part pas d'une page blanche. L'enjeu, c'est la stratégie en Afrique de l'équipe France dans sa globalité, avec tous les outils que vous venez de citer et d'autres encore : ce sont autant d'outils de qualité dans les domaines les plus variés.

Pour mener ce travail, nous devons nous retrouver avec les représentants de divers départements ministériels, faire ensemble le point sur ce qui a été fait, ce qui est perfectible et ce qui doit être mis en cohérence pour que notre action soit facilitée sur le terrain.

En tant que membre du Gouvernement, puis comme sénateur, j'ai beaucoup travaillé sur l'AFD. J'ai notamment siégé au conseil d'administration de cette instance. Selon moi, il s'agit d'un outil formidable, mais qui doit être amélioré. Il est d'ailleurs souvent critiqué, y compris en France. Notre travail n'est évidemment pas de le réformer. Mais, au sujet de la présence française en Afrique, il faut faire le point sur l'état de la réflexion stratégique pour défendre mieux encore une démarche commune.

Je suis l'envoyé personnel du Président de la République, qui, dans ses discours de 2022 et 2023, a lui-même défini cette vision.

Par ailleurs, nous avons commencé un travail sur le narratif, car cela fait partie de notre mission, surtout sur un sujet aussi sensible que le nôtre. Nous n'allons pas nous mettre à la place de telle agence ou de tel organisme ministériel. Une chose est sûre, on ne peut pas tenir un discours porteur d'actions concrètes sur la dimension sécuritaire qui soit isolé du reste : on ne le comprendrait pas, ni en France ni dans les pays africains concernés.

Je réponds donc de façon affirmative à votre question.

Mme Nathalie Goulet. - J'ai eu l'occasion de parcourir le Burkina Faso, le Gabon, le Togo et le Bénin, entre autres. Avant d'entamer une démarche prospective, il faut faire des analyses. Après ce qu'il s'est passé au Burkina Faso, nous avons reçu de très nombreuses alertes et les réactions ont été disparates. Cette situation est assez symbolique en raison du terrorisme « en piston », de frontières qui n'existent pas, d'une gouvernance fragile et de problèmes d'ethnies. Retrouve-t-on ces éléments ailleurs ? Peut-on tirer des leçons de la situation au Burkina Faso ?

Je souhaite aussi vous interroger sur un autre sujet, que j'ai évoqué devant la commission des finances. L'usage volontairement détourné du franc CFA me semble être une sorte de totem, alors même que le Président de la République a sonné le glas de cette monnaie commune. Nous n'arrivons pas à faire entendre raison face à une petite musique qu'on entend trop souvent : la France profiterait de l'Afrique via le franc CFA. Cela me paraît tout à fait regrettable et injuste, car on donne ainsi une image dégradée de la France. Y'aura-t-il une communication particulière sur ce sujet, ou continuera-t-on le laisser-faire ?

Le franc CFA est utile pour les pays qui y recourent, sauf à revoir complètement les paramètres : dans ce cas, les garanties de change sauteraient. Dominique Strauss-Kahn avait d'ailleurs écrit un papier considérable sur la révision complète du système monétaire en Afrique. Quelle est votre position sur ce sujet ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je n'ai aucune compétence pour évoquer ce sujet - je reste très prudent. En ce domaine, le Président de la République se dit ouvert aux évolutions. Vous avez parlé d'un « totem ». En Afrique, il est certain que la jeunesse rencontre des difficultés, sans parler de la corruption. Toutefois, il faut faire la différence entre le regard critique qu'on peut porter sur ces problématiques et la manière dont on les appréhende lorsqu'on exerce des responsabilités.

J'espère que toutes ces questions seront mises sur la table prochainement, de sorte que nous puissions analyser les perspectives. Le propre du franc CFA est d'être une monnaie commune pour laquelle les évolutions ne sont possibles que si la France et les pays africains concernés les approuvent. Encore une fois, c'est une question importante sur laquelle nous n'avons pas vocation à nous exprimer - le dialogue aura lieu au niveau où il doit se tenir -, mais nous y resterons très attentifs.

Du reste, les pays que les forces françaises ont quittés - le Mali, le Niger et le Burkina Faso - ne relèvent pas de mes missions. Le Gouvernement doit remettre un rapport au Parlement où il présentera un retour d'expérience global de nos engagements dans ces pays.

Je connais bien le Burkina Faso. Je l'ai sillonné à une époque où l'on pouvait presque dire qu'il s'agissait d'un pays heureux - c'était avant 1976, où l'on désignait encore cet État sous le nom de « Haute-Volta ». La manière dont cette région et ses frontières évoluent retient toute notre attention, mais je n'en dirai pas plus. Je peux toutefois affirmer une chose : les responsables des pays avec lesquels nous discutons sont parfaitement capables de faire passer de messages d'Africains à Africains, dans des endroits de tous les dangers.

Mme Évelyne Perrot, présidente. - Je suis surprise de voir persister une forme de contradiction : dans les pays où nous étions engagés, on n'a cessé de brandir des banderoles portant l'inscription « Dehors la France ! » ; dans le même temps, beaucoup de jeunes Africains embarquent sur des bateaux en Méditerranée avec pour seule idée de rejoindre la France. Nous avons du mal à expliquer cette situation paradoxale.

M. Jean-Marie-Bockel. - C'est un très bon résumé de tous les sentiments contradictoires et diffus qui traversent une grande partie de la jeunesse africaine. Bien sûr, certains jeunes s'en sortent, mais la plupart ont l'état d'esprit que vous décrivez.

Au Sénégal et au Mali, qui sont des pays que je connais bien, la meilleure chose pour les jeunes consiste à décrocher un emploi dans les grandes entreprises françaises : cela offre une meilleure paie, une plus grande considération et des possibilités de progression. Hélas, il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. Face à cette situation, les jeunes sont, à l'évidence, traversés par des sentiments contradictoires.

Nous avons tous vu les images de ces Africains brandissant des banderoles hostiles à la France, mais les moments de révolte ne prennent pas toujours racine dans l'instrumentalisation. Il y a souvent bien d'autres éléments qui s'ajoutent aux propos de « dégagisme ». Nous n'avons pas discuté avec tous les jeunes qui manifestaient dans la rue, mais nous avons rencontré des représentants de la société qui sont capables de porter un regard mitigé sur la France.

L'un des éléments qui caractérisent notre relation avec les pays africains est la diaspora : les populations installées en France et éloignées de leur ville natale représentent un point d'accès et font vivre beaucoup de personnes restées en Afrique. D'où l'existence du sentiment contradictoire que j'évoquais tout à l'heure.

Dans l'absolu, les flux migratoires sont une bonne chose, car ils garantissent les échanges. Gardons à l'esprit que les principaux flux sont interafricains : il en va tout autant des premières accusations de xénophobie.

M. Rachid Temal. - On le voit en Tunisie !

M. Jean-Marie Bockel. - En effet, ainsi que dans les pays subsahariens.

Il y a aussi cette idée que l'Afrique fera un jour notre avenir : la France accueille beaucoup d'étudiants africains, mais aussi des missionnaires dans ses paroisses, pour ne donner que quelques exemples. Toutefois, il est préférable que ce potentiel contribue au développement des pays d'Afrique, ce qui pose la question de leurs propres capacités de développement.

À cet égard, on a constaté des évolutions spectaculaires dans certains pays - en matière de baisse du chômage, par exemple -, même dans ceux où des génocides ont été perpétrés. En Afrique, il n'y a pas que de la prédation, de la corruption et des jeunes qui cherchent à fuir : le meilleur est toujours possible, et c'est notre intérêt que d'y contribuer, car cela renforcera nos échanges.

Vous l'aurez compris, dans les fonctions qui sont les miennes, je suis partagé entre un impératif de discrétion et le souci de faire connaître le périmètre de ma mission, notamment au Parlement.

Mme Évelyne Perrot, présidente. - Nous vous remercions de votre participation, monsieur Bockel.

Ce point de l'ordre du jour n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.

La réunion est close à 16h 00