Jeudi 4 mai 2023

- Présidence de M. Serge Babary, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de Mme Cécile de Saint Michel, présidente du Conseil national de l'ordre des experts-comptables

M. Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises. - Mes chers collègues, Madame la Présidente,

Nous sommes heureux de vous accueillir pour évoquer le rôle des experts-comptables et les défis auxquels ils sont confrontés. Je rappelle que vous avez été élue Présidente du Conseil national de l'Ordre en décembre dernier et que vous représentez désormais quelque 21 000 professionnels, qui sont les premiers interlocuteurs des chefs d'entreprise, en particulier les patrons de TPE et PME. C'est donc une immense responsabilité dans un contexte de forts bouleversements pour les entreprises, avec de nouvelles obligations notamment en matière de RSE, mais également de défis tels que la facturation électronique, le partage de la valeur et la transition écologique.

Nous aimerions savoir comment vous appréhendez ces questions au sein de l'Ordre que vous représentez. Je précise que vous êtes accompagnée de Monsieur Hervé Gbego, vice-président en charge de la durabilité, qui pourra compléter vos propos dans le temps imparti en précisant votre perception du rôle des experts-comptables dans le traitement des données extrafinancières.

Les professionnels que vous représentez jouent un rôle essentiel pour guider les chefs d'entreprise. La formation continue semble donc être un défi, comme nous l'avions vu à l'occasion du récent rapport de la délégation sur la transmission d'entreprise. Il est en effet indispensable de maîtriser les dispositifs législatifs, en particulier fiscaux, pouvant aider les dirigeants. Or ces dispositifs peuvent évoluer au gré des lois de finances, comme ce fut le cas en 2018 pour le Pacte Dutreil. Je crois savoir que la formation constitue l'une de vos priorités. Aussi pourrez-vous nous dire comment vous allez mettre en oeuvre des actions concrètes dans ce domaine.

Depuis plus de huit ans, notre délégation a pour mission de recenser les obstacles au développement des entreprises et proposer des mesures visant à simplifier les normes applicables à l'activité économique en vue d'encourager la croissance et l'emploi dans les territoires. Le dialogue avec les chefs d'entreprise, lors de visites de terrain, constitue son ADN. La semaine prochaine, nous nous rendrons en Vendée. Notre délégation a déjà rencontré environ 2 000 dirigeants au cours de la quarantaine de déplacements effectués et lors des différentes éditions de la Journée des Entreprises qui accueille chaque année 150 dirigeants au Sénat.

Les TPE, PME et ETI figurent au coeur de nos préoccupations. C'est pourquoi nous sommes particulièrement heureux de vous entendre ce matin. Je vous cèderai la parole pour un propos liminaire d'une durée totale de dix à quinze minutes, puis mes collègues pourront vous poser des questions. Je vous remercie Madame la Présidente et vous laisse la parole.

Mme Cécile de Saint Michel, présidente du Conseil national de l'ordre des experts-comptables. - Je suis honorée de pouvoir m'exprimer devant vous aujourd'hui et vous remercie, au nom des quelque 21 000 experts-comptables que je représente, de l'occasion que vous nous offrez. Avec Hervé Gbego, vice-président du Conseil national de l'Ordre des experts-comptables, j'ai prévu d'aborder différents sujets relatifs à la vie des entreprises, mouvementée depuis plusieurs années. Mon propos ne sera pas corporatiste, mais embrassera le périmètre de votre délégation, à savoir les 3 millions d'entreprises françaises dont la plupart est accompagnée par un expert-comptable.

Notre pays connaît depuis 2020 une crise sans fin : sanitaire, énergétique, économique, avec une inflation que certains qualifient de galopante. Certains entrepreneurs alertent d'ailleurs sur leur impossibilité à poursuivre leur activité, faute de pouvoir assumer les charges qui en découlent. C'est le cas par exemple des boulangers-pâtissiers, pour lesquels la facture énergétique représente une part importante du chiffre d'affaires. Face à cette situation, plusieurs leviers ont été mobilisés, notamment le bouclier tarifaire et le mécanisme « d'amortisseur électricité ». Or, ces aides ont pu être complexes à mettre en oeuvre ou concernent peu d'entreprises, du fait de conditions d'éligibilité parfois trop strictes. C'est la raison pour laquelle nous avons alerté notre ministère de tutelle et proposé des amendements à des dispositifs afin qu'un plus grand nombre d'entreprises puissent en bénéficier, et ce, de manière simplifiée.

J'ai dit ne pas vouloir faire ici de corporatisme, mais je dois bien avouer que mes consoeurs et confrères experts-comptables sont aujourd'hui des simplificateurs de complexité administrative. Sans nous, nombre d'entreprises seraient en difficulté pour des raisons autres qu'économiques.

Depuis 2020, les entreprises françaises ont montré une forte résilience - certes, avec le soutien sans faille de l'État et les aides déployées dans le cadre du « quoi qu'il en coûte », mais aussi grâce à une volonté de la part des chefs d'entreprise de s'en sortir. Je ne peux pas dire qu'il n'y a pas eu de casse, mais le mur de la dette annoncé et les nombreuses défaillances d'entreprises prédites ne sont pas au rendez-vous. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. La France a connu la plus forte hausse de défaillances en 2022 avec 42 500 cas, soit plus de 50 % par rapport à 2021, mais -18,5 % par rapport à 2019, période précédant la pandémie de Covid-19. 143 500 emplois ont été menacés, soit 50 000 de plus qu'en 2021, mais 40 000 de moins qu'en 2019. L'année 2023 devrait déboucher sur des chiffres proches, voire légèrement supérieurs à ceux de 2019. Nous sommes donc bien loin de ce que certains pessimistes appelleraient « une défaillance généralisée ».

Permettez-moi de reprendre la casquette d'expert-comptable un court instant, et de ramener le solde brut des défaillances au solde brut des naissances d'entreprises afin d'obtenir un solde net représentatif de la vitalité du tissu économique. Le nombre de créations a atteint un niveau record en 2022, avec plus d'un million d'entreprises, incluant les autoentrepreneurs. La France affiche donc un solde net positif.

Pour rester dans ce positivisme et illustrer le dynamisme économique français, permettez-moi de citer encore quelques chiffres issus de notre baromètre Image PME : en 2022, le chiffre d'affaires des TPE/PME françaises a augmenté de 9,5 % par rapport à 2021 et de 12,6 % par rapport à 2019, ce qui équivaut à un taux de croissance annuel moyen de 4 %. Ce résultat moyen masque toutefois des disparités en termes géographiques et sectoriels. Il doit être corrigé de l'inflation (+8,7 % depuis décembre 2019). En tout état de cause, il est difficile de parler de récession, mais ces chiffres ne peuvent éluder les difficultés rencontrées par les entreprises, qu'elles soient derrière nous avec la crise de Covid-19 ou actuelles, avec la crise énergétique et le contexte inflationniste.

Autre sujet d'actualité pour les TPE/PME : la digitalisation. Dans un monde toujours plus connecté, avec un nombre colossal de données partagées, avec une volonté de dématérialiser un maximum de nos documents et toujours plus d'échanges à distance, les entreprises doivent faire face à de nouveaux défis. En premier lieu, les cyberattaques voient leur fréquence exploser ces derniers mois. 60 % des victimes des cyberattaques sont des TPE/PME. Une entreprise sur deux déclare avoir été victime d'une cyberattaque, sachant que ces statistiques prennent uniquement en compte les attaques signalées. Les conséquences sont cruciales pour les entreprises : perte de données, indisponibilité du système informatique, arrêt de la production, perte du chiffre d'affaires... Malheureusement, les TPE et PME ne sont pas sensibilisées à ces enjeux. La profession est équipée pour accompagner ses clients sur le sujet, analyser leur sécurité numérique et les aider à se créer une identité numérique. Partenaire de confiance numéro un, au coeur du fonctionnement global des entreprises, l'expert-comptable possède de nombreux atouts pour assumer ce rôle : connaissance des procédures et des systèmes, prévention, maîtrise des risques.

Si les cyberattaques sont de véritables menaces liées à la digitalisation, il existe aussi de véritables opportunités dans ce domaine, notamment avec la facturation électronique. Dès le 1er juillet 2024, toutes les entreprises seront concernées. Cette réforme s'inscrit dans l'évolution mondiale de la transmission de données, tout en voulant simplifier l'environnement fiscal et lutter contre la fraude. Les avantages de ce changement sont nombreux : gain de temps sur le traitement des factures, diminution des erreurs, suivi en temps réel et meilleure traçabilité. 63 % des experts-comptables que nous avons interrogés voient la facture électronique comme une opportunité. Toutefois, 74 % des directeurs administratifs et financiers et dirigeants de petites entreprises confondent facture PDF envoyée par mail avec facture électronique. Seule une entreprise sur trois aurait commencé une démarche de mise en place de la facture électronique. Cependant, vous pouvez compter sur les experts-comptables (comme cela a été le cas pour la mise en place de la déclaration sociale nominative et le prélèvement à la source) pour que les TPE/PME soient au rendez-vous, car les 3 millions d'entreprises vont naturellement solliciter leurs premiers conseillers pour se mettre en conformité avec cette nouvelle réglementation.

Qui dit facture électronique, dit moins de papier. Cela me permet de faire le lien avec un autre sujet majeur pour la profession : la durabilité. La prise de conscience généralisée des enjeux climatiques et environnementaux, ainsi que des inégalités sociales pousse les acteurs économiques à repenser leur stratégie et leur modèle d'affaires. Nous avons un devoir d'accompagnement des entreprises vers une démarche de durabilité, que ce soit par l'identification d'une aide, la décarbonation de leur activité, l'économie d'énergie, l'amélioration de leur chaîne d'approvisionnement, l'optimisation de la gestion de leurs déchets, l'aide au respect de la réglementation sociale en matière d'égalité et d'inclusion, ou encore par le renforcement de la formation à la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des membres des conseils d'administration et de direction.

Il en va de même pour la mise en place de la future directive européenne de reporting extrafinancier, qui permettra de mesurer et communiquer sur les performances environnementales, sociales et de gouvernance des organisations. Nous serons ainsi en mesure de vérifier la fiabilité des informations extrafinancières et de les intégrer dans les comptes annuels.

Forts de ce constat, je laisse la parole à Hervé Gbego qui porte ce sujet depuis de nombreuses années. Il est en charge du nouveau secteur « durabilité » que j'ai instauré sous ma présidence et siège au comité de l'Autorité des normes comptables chargé de porter ce sujet.

M. Hervé Gbego, vice-président en charge de la durabilité. - Deux axes de travail se dessinent afin de garantir un monde plus durable. Premièrement, nous souhaitons dresser un état des lieux des entreprises grâce à des indicateurs. Nous avons l'ambition de développer un outil semi-automatisé grâce à des données provenant des écritures comptables, de la déclaration sociale nominative, ainsi que des données manuelles. Au centre des flux des entreprises, notre place nous permet d'être légitimes sur la création d'un rapport simple et compréhensible de tous, basé sur des données faciles d'accès (effectif salarial, formation, ancienneté, accidents de travail, consommation énergétique, consommation d'eau, etc.). Une fois l'état des lieux dressé, les chefs d'entreprise pourront bénéficier d'une comparabilité sectorielle. Par exemple, un boulanger pourra vérifier si sa consommation d'énergie est si élevée en comparaison de ses concurrents, ou encore si son four est trop consommateur d'électricité. L'outil permettra aux entreprises de se poser les bonnes questions pour réduire leur empreinte, accompagnées par des incitations pour passer à l'action. Ce rapport est un premier pas pour avancer vers la nouvelle directive Corporate Sustainability Reporting Directive CSRD sur le rapport de durabilité. Obligatoire pour les entreprises de plus de 250 salariés dès 2025 au titre de l'exercice 2024, la CSRD volontaire est aussi en construction par des groupes de travail dont nous faisons partie au sein du Groupe consultatif européen sur l'information financière, (en anglais European Financial Reporting Advisory Group), EFRAG. De plus, je copréside un groupe de travail dans le cadre du Cercle de Giverny sur la mesure d'impact, et plus spécifiquement la façon de tirer parti de la CSRD pour sa stratégie d'entreprise.

Au coeur des discussions, nous défendons les intérêts des TPE/PME présentes dans la chaîne de valeur en tant que fournisseurs des donneurs d'ordres. Ces dernières, par effet de ruissellement, devront structurer et rapporter leurs impacts. C'est notre devoir, autant citoyen que professionnel, d'accompagner nos clients pour faire face à cette nouvelle réglementation. Dans cet esprit citoyen, le Conseil national de l'Ordre a été auditionné dans le cadre du projet de loi Industrie Verte visant à faire de la France une championne de l'industrie et des technologies vertes et accompagner la décarbonation de l'économie. Je me tiens à votre disposition pour vous présenter nos propositions.

Mme Cécile de Saint Michel. - Après la RSE, je souhaite évoquer le manque de ressources dans la profession. D'ici à 2025, près de 30 000 postes seront à pourvoir. Les cabinets peinent à trouver de nouvelles recrues. La profession comptable souffre en effet tristement d'une mauvaise image, injustifiée au regard de la richesse des missions et de notre utilité. Je suis convaincue que le changement d'image passe par la communication, mais aussi, et surtout par la formation, pierre angulaire de notre profession. Il nous faut relever le défi de l'adaptation des compétences, car la numérisation et l'automatisation des processus doivent nécessairement faire évoluer nos pratiques, mais aussi celles de nos collaborateurs actuels et futurs. La formation, qu'elle soit initiale ou continue, doit s'adapter pour faire émerger de nouveaux talents. Les cursus au sein des écoles doivent être innovants pour orienter les diplômes du diplôme de comptabilité et de gestion (DCG) et du diplôme supérieur de comptabilité et de gestion (DSCG) vers la profession comptable de demain, en abordant les enjeux de la data et de la responsabilité sociale et environnementale (RSE).

Dans votre rapport d'information intitulé « Faire de la RSE une ambition et un atout pour chaque entreprise », vous préconisez d'installer dans les établissements d'enseignement supérieur et, plus généralement, les formations professionnalisantes, des modules obligatoires de formation aux enjeux de la RSE et de labelliser ces établissements. Sensible au sujet, j'ai demandé que cette thématique, au même titre que la cybersécurité, soit intégrée dans le stage d'expertise comptable, en s'assurant que les écoles labellisées de la profession s'inscrivent dans cette démarche.

Les experts comptables sont souvent assimilés à des simplificateurs de complexité administrative. J'ai évoqué les aides « énergie », mais je peux y ajouter le guichet unique qui aujourd'hui se résume à simplifier la vie de l'administration, mais pas celle des utilisateurs. Les déconvenues sont nombreuses et peuvent avoir des conséquences pour l'économie. Comment lever l'impôt auprès de sociétés nouvellement créées, mais pas encore enregistrées ? Question purement rhétorique qui nous invite à réfléchir sur les effets collatéraux désastreux d'un système défaillant. Alors oui pour la simplification, mais de manière organisée, testée et opérationnelle. De manière moins conjoncturelle, je me dois d'aborder la simplification des règles fiscales et sociales. Si j'étais purement corporatiste, je ne m'en plaindrais pas, mais nous oeuvrons dans l'intérêt des entreprises, dont l'objectif et d'assurer leur activité. Véritable enjeu citoyen, la transposition de la directive CSRD devrait retenir un principe de proportionnalité du contenu des informations extrafinancières requises en fonction de la taille et des moyens de l'entreprise.

Enfin, nous partageons votre proposition d'appliquer progressivement les nouveaux référentiels RSE dans les ETI et PME, après la réalisation d'un test d'opérationnalité par un tiers indépendant, que pourrait être l'expert-comptable selon nous.

Pour conclure, les experts-comptables et la délégation que vous composez travaillent dans le même sens avec un objectif commun : des entreprises saines qui peuvent sereinement exercer leur activité dans un environnement administratif le plus simple possible.

Je vous remercie de votre écoute et reste, avec les personnes qui m'accompagnent, à votre disposition.

M. Serge Babary, président. - Merci, Madame la Présidente et Monsieur le Vice-Président. Nous travaillons effectivement dans le même sens. Je vous propose de passer aux questions de mes collègues.

Mme Florence Blatrix Contat, sénatrice. - Merci, Monsieur le Président. Tout d'abord, je vous poserai une question sur la facture électronique : quelle est la part des entreprises équipées de progiciel de gestion intégrée PGI ?

Au sujet de la RSE, des experts-comptables m'ont indiqué que vous alliez mettre à la disposition des TPE un recueil pratique. Est-ce que cela correspond au fichier semi-automatisé évoqué précédemment ? S'adresse-t-il à toutes les entreprises ?

Enfin, nous avons lu plusieurs articles évoquant la transformation de vos métiers induite par la digitalisation. Les formations amont (Bac professionnel, BTS) doivent-elles être rénovées, et si oui, dans quel sens ? Quelles passerelles envisager avec le diplôme de comptabilité générale DCG ?

Mme Martine Berthet, sénatrice. - Vous vous êtes bien emparés de la RSE et de la formation. Pouvez-vous détailler vos retours sur le guichet unique ?

Hier, le Président du Syndicat des indépendants a évoqué les défaillances d'entreprises. Pour 2023, leur nombre semble en augmentation. Il a précisé que de nombreuses entreprises (notamment des commerçants) ferment avant d'avoir été mises en situation de liquidation. Il a évoqué 41 000 fermetures en 2022. Vos retours sont-ils identiques ?

En ce qui concerne le prêt garanti par l'État, les indépendants demandent un étalement du remboursement de deux années supplémentaires. Pouvez-vous nous en parler ?

Enfin, quelles sont vos propositions relatives au projet de loi « Industrie Verte » ?

M. Vincent Segouin, sénateur. - J'ai écouté votre démonstration sur le partage des données et la facturation électronique. Ces sujets me donnent un peu le tournis. Nous avons le sentiment que demain, tout va se faire de façon électronique, automatique, avec l'envoi immédiat d'un rapport à l'administration fiscale qui va pouvoir exploiter les données. Est-ce que l'on tient compte de la part de créativité des entreprises dans ce nouveau système, de la passion de l'entrepreneur ? Est-ce qu'on ne formalise pas les données pour que toutes les entreprises rentrent dans un cadre ? Votre profession ne va-t-elle pas faire les frais de cette modernisation ?

Par ailleurs, des PGE remboursables sur cinq ans et représentant 25 % du chiffre d'affaires ont été accordés. Il faut donc une rentabilité de 5 % pour les rembourser, en l'absence de report. Dès lors que la rentabilité moyenne des entreprises est comprise entre 1,5 % et 2 %, comment ont-elles couvert ce différentiel ? Ont-elles revu à la baisse leurs investissements, au risque de prendre du retard ?

Mme Cécile de Saint Michel. - Je suppose que la majorité des entreprises sont équipées de PGI, car la majorité des TPE/PME travaillent avec des experts-comptables. Ont-elles toutes compris la facturation électronique ? Elles confondent souvent facture PDF envoyée par mail et facture électronique. Notre mission consistera à les accompagner dans cette transformation, d'autant que nous formons de façon intensive les experts-comptables à cet accompagnement.

Vous avez ensuite évoqué la digitalisation, en lien avec la formation initiale. J'ai parlé du DCG et du DSCG, car il s'agit de la voie « royale » pour arriver à l'expertise comptable, mais il existe d'autres filières. Nous aimerions que toutes ces nouvelles contraintes ou opportunités soient mises dans l'enseignement, aussi bien au niveau du Baccalauréat que du BTS. Nous y oeuvrons à travers notre secteur Formation qui se préoccupe de la formation continue et initiale. En région parisienne, nous avons monté un centre d'apprentissage appelé Sup'Expertise, qui dépend du Conseil régional de l'Ordre des experts-comptables. Nous essayons de concevoir des modules innovants pour tenir compte de la digitalisation, car nous avons parfaitement conscience que les compétences dont nous aurons besoin demain ne sont pas celles d'aujourd'hui. Ces formations dépendent du Ministère de l'Enseignement supérieur ou de l'Éducation nationale. Nous continuons de faire des propositions pour faire évoluer le cursus de formation, mais la seule partie sur laquelle nous pouvons vraiment agir est le stage d'expertise comptable.

Mme Florence Blatrix Contat, sénatrice. - Cette digitalisation modifie-t-elle la structure des emplois de niveau Bac à Bac+3 ?

Mme Cécile de Saint Michel. - Elle aura naturellement un impact sur la durée. Il est de notre responsabilité de préserver l'employabilité de nos collaborateurs au travers de la formation continue et initiale. L'Éducation nationale sera bien obligée de se mettre en phase avec les besoins du marché. Je ne suis pas inquiète.

Vous m'avez par ailleurs invitée à dresser un état des lieux du guichet unique. Pour les créations, le portail fonctionne à peu près bien. Quant aux modifications ou cessations d'activité, la situation demeure très compliquée. Enfin, 95 % des dépôts de comptes sont refusés par les greffes, sachant que la période juin-juillet concentre la majorité de cette activité. Nous risquons d'observer à l'automne des ruptures de crédits pour les fournisseurs et les investissements - sans parler des conséquences judiciaires de l'absence de dépôt. Les entreprises déposent bien leurs comptes, mais ces informations ne parviennent pas aux greffes. Ce guichet unique constitue un vrai frein à l'activité économique.

M. Serge Babary, président. - Comme nous sommes intervenus à plusieurs reprises, et étant donné l'échéance fixée au 30 juin, je pense que nous enverrons un courrier à Bruno Le Maire et Olivia Grégoire. Nous nous permettrons de nous rapprocher de vous. Si nous n'obtenons pas de réponse, nous formulerons une question orale.

Mme Cécile de Saint Michel. - Volontiers, Monsieur le Président.

Mme Martine Berthet, sénatrice. - Vous indiquez que 95 % des dépôts de comptes sont refusés. Cela signifie-t-il que la transmission n'a pas eu lieu ?

Mme Cécile de Saint Michel. - D'après les greffiers, les éléments reçus ne sont pas conformes à leurs attentes. J'aurais également pu évoquer la complexité du guichet unique. Les utilisateurs perdent un temps fou sur ce portail, qui manifestement n'a pas été développé avec un comité d'utilisateurs. Le premier sujet que j'aie eu à traiter après mon entrée en fonctions concernait le guichet unique. À 10 heures du matin, le 2 janvier, plus rien ne fonctionnait.

Concernant les défaillances, d'après les éléments dont nous disposons, il ne faut pas s'attendre à une augmentation importante de leur nombre. Certes, une augmentation a été constatée début 2023 (notamment par rapport à l'année 2019). Les années 2020-2022 ne sont pas considérées comme significatives, puisque le « quoi qu'il en coûte » a permis de maintenir l'activité économique.

Quant aux liquidations amiables, les commerçants préfèrent fermer leur entreprise plutôt que de se retrouver en liquidation judiciaire. Je n'ai pas de chiffres à ce sujet. Dans certains secteurs comme l'habillement, l'évolution des modes de consommation a eu un impact très important.

Par ailleurs, les chefs d'entreprise peuvent se rapprocher de leur tribunal de commerce pour mettre en place des procédures amiables (conciliation, mandat ad hoc) et engager une discussion avec leur banquier pour obtenir un étalement du remboursement du PGE. Ces procédures, non publiques, ne donnent pas lieu à une mention sur le Kbis . Il est également possible de recourir à la médiation. Ces procédures ne sont pas assez utilisées par les TPE/PME. Il faudrait en faire la promotion.

Enfin, la facture est normée. La part de créativité, en la matière, n'existe quasiment plus. La facture électronique ne reprendra que les mentions d'ores et déjà obligatoires.

M. Vincent Segouin, sénateur. - Ce débat ne se résume pas à la facture électronique. Si un entrepreneur passionné par son métier cherche à enregistrer moins de revenus et faire preuve d'une plus grande créativité, recevra-t-il une alerte rouge de la part de l'administration fiscale ? Je juge la normalisation dramatique en termes de créativité. Il faudrait que votre profession mette un frein à ce nivellement par le bas.

M. Serge Babary, président. - La comparaison est valable si l'on considère le coût de l'énergie. Cependant, si l'on s'intéresse à la farine, les écarts de coûts peuvent procéder d'un choix. Il est difficile de laisser des fonctionnaires juger des écarts.

Mme Cécile de Saint Michel. - Lors du rendez-vous de bilan, les clients souhaitent souvent savoir où ils se situent. Chacun est libre d'être créatif. Ce n'est pas la facture électronique qui va apporter plus de normalisation. Il existe déjà des nomenclatures professionnelles, créées par l'administration fiscale. Un contrôle fiscal est déclenché lorsque l'administration fiscale a constaté une anomalie dans un indicateur, relativement à la profession. Notre mission ne consiste pas à reprocher à un entrepreneur de consommer trop d'électricité, mais à comparer sa consommation à la moyenne de la profession, pour l'inviter à en examiner les raisons.

M. Hervé Gbego. - La facture électronique est malgré tout un terreau d'innovation. En effet, nous pourrons atteindre un niveau de granularité élevé sur les éléments visibles. Les éléments non visibles (lus par les machines) peuvent nous permettre d'extraire des informations à un niveau très fin. Je pense que la facture électronique peut représenter un gain de temps pour l'entrepreneur. Il pourra ainsi se concentrer sur son activité pour y apporter plus de valeur ajoutée.

La facture électronique représente aussi un territoire d'innovation et un gain de temps pour les experts-comptables. En combinant les données financières et non financières, et les outils d'analyse procurés par l'intelligence artificielle par exemple, nous pourrons dégager un grand nombre d'informations utiles pour le client, notamment en termes de prédictibilité.

M. Vincent Segouin. - Cette discussion, je veux l'avoir avec mon expert-comptable, mais en aucun cas avec l'administration fiscale. Je ne veux surtout pas que l'administration fiscale me dise que je ne suis pas au niveau du point de vue de ma consommation d'énergie ou de farine, et que je dois modifier mon processus. Il va falloir mettre un frein à ce mouvement. Si nous avions mis ce système en place il y a trente ans, serions-nous plus performants ? Je n'en suis pas sûr.

Mme Cécile de Saint Michel. - Nous savons tous très bien que la facture électronique servira à lutter contre la fraude fiscale. Elle va être mise en place, car cela correspond au sens de l'Histoire. À nous de démontrer à nos clients que cette obligation peut constituer une ressource pour eux en matière de données. Plutôt que de la subir, essayons d'en tirer le meilleur parti, notamment pour les TPE/PME. Je vous promets que nous resterons créatifs.

M. Vincent Segouin. - Je ne suis pas un révolutionnaire, mais je crois que vous faites partie des acteurs qui doivent dire stop.

Mme Cécile de Saint Michel. - Je veux bien essayer, mais ne suis pas sûre d'être écoutée.

Mme Florence Blatrix Contat, sénatrice. - Il me semble que les entreprises devront fournir une dizaine d'indicateurs au titre de la RSE. Ce scoring a-t-il vraiment été établi ?

Mme Cécile de Saint Michel. - Non. L'année dernière, il avait été proposé d'intégrer une dizaine d'indicateurs à la liasse fiscale. Cependant, la contrainte m'a paru trop forte pour les TPE/PME. Ces entreprises ne sont pas tenues de fournir ces données, mais, par capillarité, cela va vite arriver. Il m'a semblé plus opportun de commencer à les habituer à fournir des données extrafinancières qui puissent être facilement captées par l'expert-comptable. Nous avions par exemple pensé à des données relatives à la consommation d'énergie et à l'égalité hommes-femmes, qui pourraient être intégrées à l'annexe des comptes annuels.

M. Serge Babary, président. - Madame la Présidente, Monsieur le Vice-Président, merci de vos explications, qui recoupent totalement nos interrogations. Il y en a évidemment dix fois plus. Nous pourrons y revenir. Je réitère mon propos sur la nécessité d'alerter Bercy. Nous aurons besoin de votre expertise.

Mme Cécile de Saint Michel. - Je suis tout à fait d'accord. Nous pouvons vous adresser la copie de mon discours d'introduction.

M. Hervé Gbego. - Nous pourrons vous adresser nos propositions. Merci à vous.

Restitution de l'immersion en entreprise de Mme Patricia Schillinger

Mme Patricia Schillinger- Je suis ravie de vous faire part de mon immersion dans l'entreprise « Hans Coffrage » de Bussang, qui s'est tenue les 21 et 22 février derniers dans le cadre de la convention passée entre la Délégation aux Entreprises et CCI France.

Forte d'une vingtaine de salariés sur site, cette entreprise vosgienne est spécialisée dans la fabrication de coffrages et de moules bois. Elle est une véritable référence dans le domaine de la construction en béton. Au cours de ces deux journées passées dans leur univers de travail, j'ai pu prendre la mesure de la qualité de leur travail, du niveau d'exigence qui pèse sur leurs activités et des contraintes auxquelles ils doivent faire face.

Je souhaitais d'abord vous dire quelques mots sur l'histoire entrepreneuriale qu'incarne aujourd'hui Hans Coffrage. Il s'agit d'une entreprise centenaire, qui a vu le jour entre les deux guerres mondiales, en 1920 à Bussang. Initiée par une famille de menuisiers et de charpentiers, l'activité du site s'est au fil des générations étendu, par exemple au secteur industriel, notamment pour le groupe Peugeot dès 1957 dans les usines de Sochaux Montbéliard, Vesoul et Mulhouse. En 1967, sollicitée par la société Campenon Bernard, alors premier groupe BTP français, elle réalise les premiers coffrages bois. Dans les années 1990 la conception assistée par ordinateur et les machines à commandes numériques font leur apparition dans l'entreprise, qui se réorganise pour accroître sa capacité. Cette histoire témoigne de la réussite de ce modèle d'entreprise familiale, qui a réussi à se développer dans un marché très concurrentiel, grâce à leur engagement envers la qualité, l'excellence en matière de service client et la volonté de s'adapter aux nouvelles tendances du marché.

Aujourd'hui, l'entreprise travaille avec de grands groupes nationaux - Bouygues, Vinci, Eiffage, Fayat, Demathieu Bard par exemple - pour lesquels elle réalise différents types de coffrages en bois sur mesure et adaptés à la réalisation d'ouvrages de grande ampleur grâce à son savoir-faire et ses technologies adaptés à chaque type de contrainte. Elle a ainsi participé à projets très diversifiés dans toute la France et à l'étranger, comme par exemple pour la fondation Louis Vuitton, le Parlement Européen, ou l'EPR Hinkley Point au Royaume-Uni.

J'ai évoqué avec l'entreprise les enjeux de simplification des normes et des obligations. Pour une entreprise comme Hans Coffrage, la compétitivité dépend de la capacité à se saisir des nouvelles technologies ainsi qu'à investir dans la recherche et développement. Or, malgré la présence d'aides publiques pour les accompagner à cette fin, l'accès aux dispositifs peut s'avérer compliqué pour les entreprises. Hans Coffrage fait ainsi état des difficultés dans sa recherche d'aides publiques en raison de la complexité des démarches et des délais parfois très longs d'instruction des demandes, en particulier de la part de Bpifrance. Elle a aussi souligné la charge financière résultant des services d'accompagnement des réseaux consulaires pour les petites entreprises, bien qu'ils soient particulièrement intéressants. La mise en place d'un guichet unique des aides publiques, toute collectivités et thématiques confondues, simplifierait selon elle grandement les démarches administratives de, en permettant de trouver plus facilement les dispositifs d'aide adaptés à leurs besoins et en réduisant les coûts liés à l'accompagnement.

Concernant l'accès aux compétences et l'attractivité des métiers, l'entreprise regarde l'implantation dans le département du lycée des métiers André Malraux et du centre de formation d'apprentis de transformation du bois comme une véritable opportunité. En effet, forment les futurs professionnels de la filière bois, contribuent à son attractivité et permettent aux entreprises locales de bénéficier d'une main-d'oeuvre qualifiée : aujourd'hui l'intégralité des salariés habitent à moins de trente kilomètres de l'entreprise, témoignant d'un fort ancrage sur son territoire. Grâce à cette proximité géographique, l'entreprise peut recruter des stagiaires, des apprentis et des jeunes diplômés formés aux dernières techniques et technologies de la filière bois. La coopération entre l'entreprise et le lycée est également bénéfique pour les élèves, qui ont la possibilité de découvrir les métiers de la construction et d'élargir leurs horizons professionnels. L'entreprise porte aussi une attention particulière au développement des compétences de ses salariés et investit largement dans la formation continue de ses salariés : ils sont 80 % à avoir reçu une formation au cours des deux dernières années. Enfin, la fidélisation des collaborateurs est une priorité pour cette entreprise, dont l'ancienneté moyenne des salariés est de 14 ans, avec un âge moyen de 38 ans. Cela passe par une politique salariale incitative, associant les salariés aux résultats de l'entreprise et comprenant la mise en place de plusieurs mesures depuis la fin des années 1990 mais aussi plus récemment : un plan épargne entreprise, une mutuelle d'entreprise, un accord d'intéressement, une prime d'été annuelle, des chèques cadeaux, la prime de partage de la valeur...

L'entreprise s'engage en faveur du développement durable et de la réduction de son impact sur l'environnement. Elle développe l'utilisation de matériaux biosourcés et de bois labellisés FSC (Forest Stewardship Council) et PEFC (Programme de reconnaissance des certifications forestières). Elle a mis en oeuvre une gestion rigoureuse des déchets, avec un taux de valorisation et de recyclage de 98 %. Hans Coffrage a aussi réalisé d'importants investissements pour réduire sa consommation d'énergie : elle a prévu de remplacer ses chaudières à fioul par une nouvelle installation de chauffage avec récupération de ses chutes de bois broyées en plaquettes, et installation de panneaux photovoltaïques en vue de réduire les émissions de CO2. Enfin, l'entreprise a formalisé son engagement à travers la signature de la « Charte Bâtisseur Responsable » qui fixe le cap de sa politique environnementale.

En matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), l'entreprise s'est engagée dans une démarche de certification de ses activités, est organisée autour de 4 axes : la préservation de l'environnement, la responsabilité de l'employeur, l'ancrage territorial et la loyauté des pratiques. J'ai déjà évoqué les trois premiers points. Concernant la loyauté des pratiques, Hans Coffrage s'emploie à interagir avec respect vis-à-vis de ses partenaires, clients, fournisseurs et sous-traitants, ainsi que dans ses processus internes. Cela passe par l'engagement à appliquer une conduite éthique dans toutes ses transactions et à respecter les délais de paiement. Par ailleurs, une personne en charge des questions éthiques est désignée au sein de l'entreprise : son rôle consiste à alerter les personnes concernées en cas de manquement aux principes éthiques de l'entreprise. Enfin, l'entreprise propose à ses clients des matériaux, produits et équipements responsables en termes de responsabilité sociétale. Elle a adhéré à la plateforme Viaco afin de faciliter les démarches et besoins de ses clients en termes de certifications, de règlementations, de RSE, etc. Enfin, elle porte une attention particulière au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles.

Je tiens à remercier CCI France et la Délégation aux entreprises pour l'organisation de cette immersion, ainsi que la direction et les salariés du site de Bussang pour leur accueil et leurs explications. Cela m'a permis de découvrir cette belle entreprise qu'est Hans Coffrage, fleuron de la filière de la construction en France et en Europe, et dont je salue l'engagement.

Compte rendu du déplacement dans le Cher du jeudi 16 février 2023

M. Serge Babary, président. - Mes chers collègues, notre délégation aux Entreprises a organisé, le 16 février dernier, un déplacement dans le Cher. Je remercie nos collègues membres de la délégation, Michel Canévet, Sébastien Meurant et Vincent Segouin, qui y ont participé, ainsi que Rémy Pointereau, qui nous a accueilli dans son département.

Nous ferons ce matin un compte rendu à deux voix, avec Sébastien Meurant : il évoquera les visites et échanges en lien avec le numérique et la cybersécurité, sujet pour lequel il avait été nommé rapporteur il y a deux ans.

Je vais quant à moi évoquer tout d'abord la visite de l'entreprise française Monin, productrice de sirops depuis plus d'un siècle, et ancrée depuis ses débuts à Bourges. Il s'agit d'une entreprise familiale, l'actuel Président Olivier Monin étant le petit-fils du fondateur originel.

L'entreprise a connu un développement extrêmement impressionnant au cours des dernières années, avec un taux de croissance à deux chiffres depuis les années 2000, commercialisant désormais près de 125 millions de bouteilles chaque année dans 160 pays avec un chiffre d'affaires mondial de 500 millions d'euros. En moins de 5 ans, elle est passée d'un effectif de 600 à 1000 personnes, dont 300 en France. Les cadres présents ont insisté sur le principe du « chacun sa chance chez Monin », plusieurs directeurs généraux ayant débuté comme stagiaires ou barmen.

Ce développement repose sur plusieurs atouts.

D'abord, son image de marque, bien connue en France comme à l'étranger, avec un choix de plus de 160 parfums - imaginez le champignon, la truffe ou le yuzu - et une innovation constante sur la variété des produits, grâce à une R&D déconcentrée dans différents pays.

Surtout, l'entreprise a mis en oeuvre une stratégie gagnante pour s'attaquer aux marchés internationaux. Initialement orientée vers le marché français principalement, Monin, réalise aujourd'hui environ 80 % de son chiffre d'affaires à l'étranger. Cela mérite d'être souligné, alors que nous connaissons les défis auxquels font face les entreprises françaises qui souhaitent développer l'export. La stratégie de cette conquête était audacieuse : en misant sur les professionnels des bars et restaurants, Monin a pu contourner les difficultés classiques rencontrées avec la grande distribution. L'entreprise s'est efforcée d'améliorer la connaissance de ses produits à l'étranger et d'en faire la promotion, en misant sur la formation de barmen dans ses « studios », ce qui permet de familiariser les professionnels à l'utilisation de ses produits dans les établissements, notamment hôteliers. 90 % des ventes de la marque relèvent aujourd'hui du « B to B ».

Cette internationalisation s'appuie sur les 25 millions de bouteille par an sorties de l'usine modernisée de Bourges, mais aussi sur les nouveaux sites de production ouverts aux États-Unis, en Malaisie, à Dubaï et en Chine depuis la fin des années 1990. Monin a aussi récemment acquis un nouveau site de production en France, dans le Nord.

Avec Olivier Monin et son équipe dirigeante, nous avons aussi évoqué de nombreux sujets d'intérêt pour notre délégation, à commencer par la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

Monin a ainsi décidé d'opérer ainsi sa transition vers des produits 100 % naturels, sans arômes, colorants ni conservateurs ; à la fois plus responsables et correspondant mieux aux attentes nouvelles des consommateurs. En outre, leur nouvelle usine de Bourges est sur le point d'atteindre le « zéro rejets liquide », grâce au retraitement et à la réutilisation en interne des eaux de lavage et une organisation de la production plus vertueuse. Le recyclage total du packaging est aussi un axe d'amélioration important identifié. Enfin, l'entreprise crée de nouveaux chemins d'approvisionnement plus responsables, par exemple issus de cultures d'agrumes durables et sans intrants au Portugal.

L'entreprise nous a fait part, à l'inverse, de certaines difficultés qu'elle peut rencontrer.

D'une part, en ce moment, l'inflation et l'impact de la crise énergétique sur les prix des matières premières se fait fortement sentir. Le prix du verre et celui du sucre ont connu des hausses respectives de l'ordre de 30 % et de 200 %. Comme beaucoup d'autres, elle a dû faire face à l'arrêt des livraisons de certains fournisseurs localisés en Russie et en Ukraine. Dans un tel contexte, l'enjeu des négociations commerciales est important car il permet de partager l'impact de ces hausses de prix sur l'ensemble de la chaîne de valeur et non pas sur les seuls producteurs.

D'autre part, l'entreprise a insisté sur les difficultés opérationnelles et juridiques à naviguer entre différents régimes de réglementation entre pays. Cela crée, de facto, un coût à l'entrée, si ce n'est un obstacle à l'export, que de plus petites entreprises ne pourraient pas assumer.

Nous nous sommes ensuite entretenus avec les représentants de la CCI et la CMA du Cher.

Ensemble, nous avons évoqué l'enjeu très important de transmission des entreprises, notamment artisanales, alors que de nombreux jeunes quittent la région. Nous avons également abordé la question de l'attractivité des métiers de l'artisanat et de l'industrie, qui souffrent encore et toujours d'un déficit d'image extrêmement nuisible à l'emploi et à la souveraineté économique. Il conduit dans certains cas à une perte de savoir-faire, dans d'autres, à des pertes d'opportunité de développement d'entreprises. Nous étions d'accord pour dire qu'un effort particulier doit porter sur l'orientation, afin d'éviter de perpétuer le message qu'une formation technique et professionnelle est une voie de garage, et pour encourager les vocations des jeunes.

Et je laisse désormais la parole à Sébastien Meurant.

Sébastien Meurant. - Notre déplacement s'est poursuivi à Vierzon, avec la visite du nouveau Campus numérique de la ville, situé dans un bâtiment de friche industrielle de 3000 m2, à quelques minutes de la gare. Il a vocation à accueillir, dès la rentrée scolaire 2023, de nombreuses activités liées au secteur du numérique telles que des start-ups ou le nouveau campus d'Algosup.

Cette idée innovante de Campus du numérique s'est développée progressivement au cours des dernières années, sans doute grâce à la présence à Vierzon de deux acteurs importants du secteur du numérique : d'abord l'entreprise Ledger, que nous évoquerons tout à l'heure, puis l'école Algosup, créée en 2019 par Franck Jeannin, expert du logiciel et ancien d'Ubisoft, et Éric Larchevêque, cofondateur de Ledger justement.

Leur démarche commune a émergé après qu'ils aient tous deux constaté l'insuffisance, voire l'inadaptation, des formations du supérieur en matière de numérique en France. Ils ont donc créé de toutes pièces cette école d'informatique post-Bac, en cinq ans, entièrement en anglais. Ils constatent que les débouchés sont excellents, avec des salaires de l'ordre de 50 000 euros par an dès la sortie d'école, dans des entreprises parfois de dimension internationale.

Le directeur M. Jeannin nous a toutefois expliqué avoir eu beaucoup de mal, dans ses échanges avec l'administration française, à faire accepter et certifier la formation offerte par Algosup. Après ce « parcours du combattant », l'école a néanmoins obtenu le statut d'établissement d'enseignement supérieur technique privé, reconnu par le rectorat et préparant à l'obtention d'un titre professionnel « RCNP niveau 7 ». Il a regretté cette rigidité, qui découle selon lui d'une focalisation très forte en France sur la formation initiale et les « diplômes d'État », au détriment des formations plus ajustées ou plus tardives dans la carrière.

Enfin, M. Jeannin a également évoqué la difficile féminisation des métiers du numérique, et ce dès la sortie du lycée, en dépit du caractère très porteur de cette filière. Or, cette sous-représentation des femmes est à la fois un enjeu social mais aussi économique. En effet, les logiciels et applications développés exclusivement par des hommes sont souvent moins complets et moins bons que les logiciels développés par des équipes mixtes.

Enfin, nous avons terminé la journée à Vierzon par la visite des locaux de la licorne Ledger.

C'est un secret bien caché pour ceux qui ne connaissent pas l'entreprise : en périphérie de Vierzon se cache l'un des poids lourds mondiaux du monde des cryptomonnaies... et c'est une entreprise française.

Ledger a été lancée en 2014 par la fusion de trois initiatives précédentes, dont celle d'Éric Larchevêque. Elle a conçu et commercialise un boîtier, ressemblant à une clef USB, qui permet de stocker et d'accéder de manière ultra-sécurisée à des portefeuilles de cryptomonnaies. Cela permet au propriétaire de conserver toujours sur lui ce « portefeuille » et de protéger ses actifs du vol de données ou de la destruction physique.

Aujourd'hui, Ledger sécurise environ 20 % des cryptomonnaies dans le monde et 30 % des NFT (Non Fungible tokens), ces certificats de propriété associés à un objet numérique tel qu'une image ou un son : c'est colossal. Elle fait désormais partie des « licornes » françaises de la French Tech. Elle avait réussi à lever plus de 380 millions d'euros et depuis notre visite a bénéficié d'un nouveau « tour de table » de 100 millions de dollars. Sa valorisation est estimée à 1,3 milliard de dollars, avec une croissance forte et un chiffre d'affaires de l'ordre de 150 à 200 millions d'euros.

Nous avons été frappés par les contrastes de cette entreprise :

- un poids énorme dans le secteur mondial des cryptomonnaies, mais un site principal basé à Vierzon ;

- un produit d'apparence anodine, mais qui cache une technologie extrêmement avancée ;

- un produit high-tech, mais assemblé en France à la main par quelques dizaines d'opérateurs ;

- un ancrage fort en France, mais une équipe extrêmement internationale.

Nous avons interrogé Ledger sur les défis qui se posent à une entreprise située entre deux secteurs : celui du numérique et celui de l'industrie électronique. Nous les avons également interrogés sur les enjeux de cybersécurité et de protection des données, à la fois celles de leur client, mais aussi celles de leur propre technologie, face à leurs compétiteurs.

L'entreprise a insisté sur l'enjeu de flexibilité de l'organisation du travail et de la production. Ainsi, les équipes sont en « flex office » depuis la crise sanitaire, et le nouveau bâtiment de l'entreprise à Vierzon est lui-même modulable, permettant d'accommoder les pics et les creux d'activité.

L'entreprise nous a également expliqué mettre l'accent sur la transparence vis-à-vis de ses équipes, leur transmettant beaucoup d'informations sur le fonctionnement de l'entreprise et prenant soin d'entretenir le dialogue entre équipes et direction sur les orientations stratégiques ou les performances de Ledger.

Enfin, il était intéressant de constater que l'entreprise a recruté des profils extrêmement variés lors de leur récente croissance, de l'ancien coiffeur en reconversion au développeur très pointu. Elle nous a expliqué mettre beaucoup d'emphase sur les savoir-être et sur les « soft skills », plutôt que sur les diplômes ou les parcours formels. Cela a fait écho à ce que nous avons entendu du fondateur d'Algosup, et je pense que cela est révélateur des mutations du marché du travail, en particulier dans ces secteurs « nouveaux ».

M. Serge Babary, président. - Voilà, mes chers collègues, le retour d'expérience que nous souhaitions vous faire sur ce déplacement, qui a été riche d'enseignements et de surprises. Il nous a menés dans un département rempli d'opportunités et en pleine réinvention. Le Cher accueille des entreprises performantes et innovantes, qui nous ont impressionnés et inspirés.

Je remercie à nouveau mes collègues de leur participation, et vous rappelle la date de notre prochain déplacement, les 11 et 12 mai prochain 2023, en Vendée.

La réunion est close à 10 heures 30.