Jeudi 26 janvier 2023

- Présidence de M. Serge Babary, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Table ronde sur la mission : « Formation, compétences et attractivité »

M. Serge Babary, président - Cette table ronde est consacrée à la mission « Formation, compétences et attractivité », pour laquelle Martine Berthet, Florence Blatrix-Contat et Michel Canévet ont été désignés rapporteurs. Leurs travaux s'inscrivent dans la continuité des initiatives du Sénat, notamment de celles de la Délégation qui s'est emparée du sujet dès 2019. Ainsi, dans le rapport intitulé Des compétences de toute urgence pour l'emploi et les entreprises de Michel Canévet et Guy-Dominique Kennel, figuraient 24 propositions visant des objectifs tels que la suppression du cloisonnement entre le monde de l'Éducation nationale et le monde de l'entreprise, l'adaptation plus rapide des compétences aux besoins des entreprises avec la mise en oeuvre de plans de reconversion et de procédures de certification accélérées ou encore la bonne coordination des acteurs publics de l'emploi via un pilotage des régions.

Le rapport du 8 juillet 2021, conduit par Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay, intitulé Évolution des modes de travail, défis managériaux : comment accompagner entreprises et travailleurs ?, analysait l'impact de la récente crise sanitaire sur la relation au travail et l'attractivité du monde de l'entreprise.

La présente mission vise à faire le point sur les travaux passés, mais surtout à analyser les raisons de l'amplification récente des difficultés de recrutement, que certains journalistes qualifient désormais de « cauchemar numéro 1 des entreprises ». Les raisons données sont multiples, allant des formations inadaptées à l'inadéquation géographique entre compétences et besoins des entreprises, en passant par les nouvelles attentes des actifs à la recherche de sens, l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et le bien-être au travail. L'évolution de la situation depuis nos derniers travaux est telle, que l'on évoque désormais une « Grande démission ».

Afin de dresser un premier état des lieux, sont entendus aujourd'hui MM. Gilbert Cette, professeur d'économie à NEOMA Business School et Dimitris Mavridis, économiste de la Direction de l'Emploi, du Travail et des Affaires sociales de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à la division des compétences et de l'employabilité. Tous deux ont publié des études sur les difficultés de recrutement. M. Michaël ORAND, économiste-statisticien, chef de la mission d'analyses économiques de la direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du Travail, du Plein emploi et de l'Insertion, sera lui entendu sur le thème de la « Grande démission », au coeur d'une récente publication de la DARES. Enfin, Mme Coralie Perez, économiste, ingénieure de recherche au centre d'économie de la Sorbonne, co-auteur d'un ouvrage intitulé Redonner du sens au travail conclura les interventions.

M. Gilbert Cette, professeur d'économie à NEOMA Business School. - Nous observons une augmentation des difficultés de recrutement antérieure à la crise sanitaire. En France, cette augmentation s'observe depuis 2015, à l'amorçage d'une baisse de taux de chômage, avant une pause durant la crise sanitaire. Les difficultés de recrutement, actuellement très élevées, ont fortement repris depuis 2021. Elles s'observent dans les trois grands secteurs d'activité que sont l'industrie, les services marchands et la construction. Les sources statistiques disponibles confirment ce phénomène, mesuré par les enquêtes de la Commission européenne pratiquées en France par l'INSEE, ainsi que par d'autres sources comme la Banque de France ou les indicateurs du taux d'emploi vacant.

Ces difficultés de recrutement, qui s'observent dans tous les grands pays européens, sont très fortes en Allemagne et aux Pays-Bas où le taux de chômage est très faible, et moins fortes en Italie et en Espagne où le taux de chômage est fort. En comparaison, la situation française est étonnante. Bien que le taux de chômage y soit élevé, à 7,3 % les difficultés de recrutement le sont aussi, reflet d'un mauvais fonctionnement du marché du travail.

Ces difficultés de recrutement concernent les postes qualifiés, révélant des problèmes de formation, et, en nombre plus important, les postes peu qualifiés, signe d'un possible problème d'attractivité, notamment dans le secteur des hôtels-cafés-restaurants, de la construction et des aides à domicile.

Ces difficultés de recrutement peuvent aboutir à des problèmes d'allocation des facteurs de production. Des entreprises dynamiques trouvent ainsi difficilement la main-d'oeuvre nécessaire à leur croissance, celle-ci étant davantage captée par des entreprises moins dynamiques. Une étude parue dans Économie et statistiques fin 2022, basée sur une enquête réalisée par la Banque de France, souligne que les firmes rencontrant des difficultés de recrutement sont plus productives que les autres, avec un écart non négligeable de 7 %.

Néanmoins, même en supposant que les entreprises rencontrant ces difficultés recrutent tous les effectifs dont elles ont besoin, l'effet sur la productivité moyenne serait de 0,15 %. Le problème d'allocation des ressources ne semble donc pas avoir de conséquence sur la performance globale de l'économie et sur le niveau moyen de la productivité.

L'enquête de la Banque de France relève que pour 54 % des entreprises rencontrant des difficultés de recrutement, le manque d'attractivité salariale est mis en cause, notamment une rémunération insuffisante à l'embauche. Les entreprises payant moins que la moyenne sont dans une situation financière moins favorable, expliquant leurs difficultés à augmenter les rémunérations.

31 % des entreprises déclarant des difficultés de recrutement signalent également des problèmes de conditions de travail et de pénibilité, facteur relevant de la négociation collective et du dialogue social. Un travail en ce sens est d'ailleurs en cours dans certaines branches comme celle des hôtels-cafés-restaurants.

Ces difficultés de recrutement peuvent également être liées à une offre de travail insuffisamment dynamique, notamment pour des questions de mobilité géographique, qui est très faible en France.

Un écart insuffisant entre les revenus du travail pour des postes peu qualifiés et les revenus associés au non-travail est aussi à noter. Des pistes de réformes doivent être étudiées afin d'augmenter l'intérêt et l'attractivité financière de ces postes. Le suivi individuel des personnes en recherche d'emploi peut également s'avérer insuffisant. Ces éléments inspirent des réformes, à l'image de celles de l'indemnisation chômage, du RSA, ou encore de Pôle Emploi, et doivent être considérés sereinement.

Les économistes regardent souvent le fonctionnement du marché du travail en mobilisant des outils comme les courbes de Beveridge, qui mettent en relation les difficultés de recrutement avec le taux de chômage. Un cadran élevé refléterait un mauvais fonctionnement du marché du travail. Les courbes de Beveridge des cinq grands pays européens, Allemagne, France, Italie, Espagne et Pays-Bas, font ressortir un positionnement élevé de la France, symptôme d'un marché du travail moins performant qu'en Allemagne ou aux Pays-Bas. Pour le même taux de chômage, la France connaîtrait ainsi des difficultés de recrutement supérieures à celles des entreprises allemandes et néerlandaises.

M. Dimitri Mavridis, économiste, Direction de l'Emploi, du Travail et des Affaires sociales de l'OCDE, division des Compétences et de l'Employabilité. - Le marché du travail combine un taux de chômage important et des entreprises rencontrant des difficultés de recrutement, selon un modèle d'appariement classique. Mais actuellement, les difficultés de recrutement sont à un niveau plus élevé que précédemment. En comparaison avec l'Union européenne, elles se situent à niveau similaire à celui de l'Allemagne et des Pays-Bas qui présentent un taux de chômage très faible, alors que la France présente un taux de chômage plus élevé. L'appariement du marché du travail est donc moins fluide. Ce problème a des conséquences tangibles pour les travailleurs et le développement des entreprises, leur croissance et les coûts de recrutement. Quand 5 % de recrutements ne se font pas, la masse salariale totale de l'économie est touchée.

Quatre grands leviers d'action publique sont nécessaires pour traiter ce problème :

- Accroître les incitations à l'emploi ;

- Améliorer la politique de formation tout au long de la vie ;

- Améliorer la relation contractuelle de travail ;

- Soutenir les petites entreprises dans leur processus de recrutement.

Les taux d'emploi en France sont parmi les moins élevés de tous les pays de l'OCDE pour les moins qualifiés et les seniors qui quittent le marché du travail plus tôt. Parmi les 59-64 ans, les taux d'emploi sont à 33 % en France contre 70 % aux Pays-Bas. La moitié de la population de cette tranche d'âge n'est plus sur le marché du travail. En France, les passerelles vers la retraite sont beaucoup plus aisées qu'ailleurs. Les règles d'éligibilité au chômage dépendent de l'âge, alors que l'on sait que c'est un paramètre qui joue sur l'emploi des seniors depuis plusieurs décennies. Le travail doit payer plus que l'inactivité. En France, les taux marginaux d'imposition sur le travail sont très élevés, surtout pour les moins qualifiés, ce qui constitue une désincitation à l'emploi.

La politique de formation n'est pas égale tout au long de la vie. La formation initiale de base est relativement performante, mais les travailleurs sont formés moins souvent que dans les autres pays de l'OCDE. En France, seuls 20 % des travailleurs ont suivi une formation dans les 12 derniers mois, ce taux étant de 40 % dans les autres pays de l'OCDE. Comme dans tous les pays de l'OCDE, l'accès à la formation est inégal, avec des écarts similaires. En outre, les formations sont peu alignées sur les besoins des entreprises : moins de 10 % des entreprises et moins de 50 % des travailleurs estiment que les formations correspondent à leurs besoins. La France est toujours dans l'extrême négatif de tous les pays de l'OCDE. Enfin, le financement des formations est contraignant pour les entreprises.

Concernant l'amélioration de la relation contractuelle au travail, les indices de protection de l'emploi sont toujours parmi les plus élevés de l'OCDE, malgré les réformes positives qui ont permis de les faire baisser. Ces indices ont un effet sur le risque lié au recrutement, ne fluidifiant pas les relations et pesant subjectivement sur les entreprises. Ainsi les PME ont souvent peur de lancer des recrutements.

Les travaux ont montré que plus les entreprises étaient grandes, moins elles rencontraient de difficultés liées au recrutement. Les petites entreprises souffrent plus et ne sont pas suffisamment suivies et aidées par les pouvoirs publics.

M. Michael Orand, économiste-statisticien, chef de la mission d'analyse économique à la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES). - Je viens vous apporter de bonnes nouvelles. La théorie économique identifie cinq causes liées aux difficultés de recrutement. Quatre ont déjà été évoquées : l'inadéquation géographique, l'inadéquation des compétences, les problèmes d'attractivité et l'offre de travail.

La cinquième est le dynamisme intrinsèque du marché du travail. Quand le marché du travail fonctionne bien, les entreprises recrutent beaucoup, ce qui peut engendrer des difficultés de recrutement. Quand toutes les entreprises d'un secteur recrutent, il devient plus difficile de trouver des profils disponibles. Moins les chômeurs sont nombreux, plus les recherches sont longues.

Actuellement, le marché du travail en France est très dynamique. L'emploi salarié a retrouvé la tendance d'avant la crise Covid. 100 000 emplois sont créés par trimestre, soit un rythme soutenu avec un climat d'emploi élevé. Le taux d'attractivité mesuré par l'INSEE est au plus haut historique, porté à la fois par la hausse de l'emploi des seniors et le recul de l'âge de départ à la retraite. La France figure encore parmi les pays européens où le taux d'emploi des seniors est le plus faible, mais celui-ci progresse. L'apprentissage a également ramené beaucoup de jeunes sur le marché du travail. Le taux d'emploi est au plus haut niveau mesuré, et le taux de chômage de 7,5 % est à un niveau historiquement bas, déjà atteint en 2008. Depuis les crises pétrolières, ce niveau est le plancher de l'économie française. En conséquence de ce cycle favorable, les difficultés de recrutement ont augmenté depuis fin 2015 alors que la courbe du chômage s'inversait. La théorie économique explique bien que quand le taux de chômage diminue, que l'activité reprend, il devient de plus en plus difficile de recruter, car la main-d'oeuvre est moins disponible et la concurrence est accrue entre les entreprises.

Les démissions ont augmenté, mais il s'agit d'un effet mécanique. Quand les tensions de recrutement augmentent, le rapport de négociation entre les salariés et les employeurs est modifié. Quand la situation est plus favorable pour les salariés, démissionner est moins risqué et les opportunités de changer d'emploi plus importantes. Si les démissionnaires sont plus nombreux, six mois après leur démission, 8 sur 10 sont en emploi, en ayant changé de travail. Quand le nombre de chômeurs diminue, les profils peuvent être recrutés dans les entreprises concurrentes. Le nombre de démissions, y compris en CDI, est donc historiquement haut, mais tout à fait en lien avec le niveau de tension mesuré par ailleurs.

Les tensions sur le marché changent le rapport de force des négociations pour les salariés, se traduisant par des salaires qui augmentent, bien que le niveau de l'inflation soit également très élevé. Les conditions d'emploi s'améliorent, avec moins de temps partiel. Les recrutements se font plus souvent en CDI.

Les problèmes d'attractivité intrinsèque à certains métiers, d'inadéquation géographique, de formation sont toujours présents, mais la dynamique actuelle et la croissance des tensions sont plutôt liées à la dynamique du marché du travail. Celle-ci est rassurante, même s'il peut exister des problèmes sous-jacents sectoriels, par métiers ou régions.

Mme Coralie Pérez, économiste, ingénieure de recherche à l'UMR 8174, Centre d'économie de la Sorbonne (CES). - Et si le mouvement de démissions que nous observons depuis la pandémie, conjugué aux difficultés de recrutement dans de nombreux secteurs, reflétait finalement une profonde insatisfaction et un refus de supporter des conditions de travail jugées difficiles, que les augmentations de salaire ne parviendraient pas à compenser ? C'est ce que nous amènent à penser les résultats de notre étude sur le sens du travail, conduite en lien avec mon co-auteur Thomas Coutrot.

Au préalable, il est nécessaire de préciser que nous nous intéressons au travail comme activité et non pas à l'emploi. La distinction est importante, car les politiques publiques ont tendance à se focaliser sur l'emploi, son volume, ses attributs, la rémunération, le contrat de travail, éventuellement les droits sociaux auxquels il donne accès ; mais à négliger l'activité de travail et son intérêt intrinsèque pour les travailleurs. Or le travail réel diffère toujours du travail prescrit, et la personne qui travaille met toujours plus de temps, de compétences, d'intelligence, de créativité dans son travail que ce qui lui est demandé. La question du sens du travail paraît donc importante. Quand, dans des études préalables, les salariés étaient interrogés sur la question du rapport au travail, ils indiquaient souvent ne plus trouver de sens dans leur travail. Cette réflexion est à l'origine de notre questionnement, atypique pour des économistes.

Un travail a du sens s'il donne à celui qui l'exerce le sentiment d'être utile, si la personne peut se reconnaître dans ce qu'elle fait, qu'elle a la capacité de bien effectuer son travail selon des normes professionnelles et l'éthique commune, et si elle peut développer ses compétences dans le travail, (point communément appelé capacité de développement). Selon les professions, certaines des dimensions seront affectées et conduiront à ce que le salarié trouve moins de sens à son travail.

Sur la base de cette définition, un score individuel de sens du travail a été construit à partir des réponses apportées par un échantillon représentatif de salariés du public et du privé aux questions de l'enquête Conditions de travail de l'INSEE et de la DARES. En 2016, 27 % des salariés n'avaient que parfois ou jamais l'impression de faire quelque chose d'utile aux autres. 26 % n'éprouvaient que parfois ou jamais la fierté du travail bien fait. 25 % des salariés disaient n'avoir que parfois ou jamais l'occasion de développer leurs compétences dans le travail.

À un premier niveau, très descriptif, ce score permet d'établir un palmarès des professions et métiers trouvant le plus de sens à leur travail. En 2016 les assistantes maternelles, les ouvriers qualifiés du gros oeuvre du bâtiment, les formateurs, les enseignants, les aides à domicile ou encore les aide-ménagères ont un fort sentiment d'utilité sociale, malgré une faible capacité de développement. Le sens du travail n'est donc pas l'apanage des professions les plus qualifiées et les plus exigeantes en diplômes. Ces professions ont souvent en commun de travailler en relation avec le public. Les infirmières ne figurent pas dans ce palmarès en raison d'un score bas en matière de cohérence éthique : elles n'estiment pas avoir la capacité de bien effectuer leur travail.

Les professions trouvant le moins de sens à leur travail sont les employés de la banque et des assurances, les ouvriers de la manutention, ceux des industries de process, les caissières, les agents de gardiennage et de sécurité, les employés et les agents de maitrise de l'hôtellerie-restauration, surtout du fait d'une faible capacité de développement.

À caractéristique observée similaire, le sens du travail est en moyenne plus élevé pour les cadres, mais aussi pour les salariés travaillant dans des établissements de moins de 50 personnes, et pour les personnes travaillant dans la fonction publique et les associations plutôt que dans le secteur privé. À métier identique, les femmes ne voient pas plus de sens à leur travail que les hommes, et les plus de 50 ans ont un sentiment d'utilité sociale et une cohérence éthique plus élevée que les autres salariés.

Le sens que les salariés trouvent à leur travail dépend de la manière dont il est organisé. Les changements organisationnels récurrents, la fixation d'objectifs chiffrés sur lesquels les salariés n'ont rien à dire, le fait de travailler en sous-traitance contribuent à dégrader le sens du travail.

Les résultats confortent l'hypothèse d'un lien entre faible sens du travail et démission. À caractéristiques similaires, la probabilité de quitter son emploi est accrue de 30 % pour les salariés trouvant peu de sens à leur travail. D'autres dimensions jouent également, comme l'exposition à une forte intensité du travail et le manque de soutien hiérarchique. Avoir le sentiment d'être mal payé n'a pas d'effet statistique significatif sur la probabilité de quitter son emploi.

Parmi les dimensions du sens, la capacité de développement est la plus corrélée à la décision de mobilité. Pour ceux ne pouvant pas partir, face à un travail perdant de son sens, la probabilité d'être absent pour maladie s'accroît significativement en termes d'incidence et de nombre de jours. La question de la soutenabilité se pose pour ceux dont les conditions de travail ne permettent pas de construire du sens.

La crise écologique taraude de plus en plus les consciences. Une question en ce sens a été introduite dans l'Enquête sur les conditions de travail 2019 afin de savoir si les salariés avaient le sentiment par leur travail de contribuer à nuire à l'environnement. 7 % répondent devoir souvent dégrader l'environnement et affirment qu'ils ne pourront tenir ce travail jusqu'à la retraite, envisageant une bifurcation professionnelle dans les 3 ans à venir. Trouver peu de sens à son travail multiplie par deux la probabilité de déclarer ne pas pouvoir exercer le même travail jusqu'à la retraite, soit un facteur aussi important qu'être exposé à la pénibilité physique ou au travail intensif.

Les résultats corroborent et complètent ceux mis en évidence par la DARES sur le rôle des conditions de travail dans les difficultés rencontrées par les employeurs à recruter, mais aussi à fidéliser. L'accent est mis sur une dimension des risques psychosociaux émergente. En mettant au premier plan du débat public la question de l'utilité sociale des métiers, la pandémie a sans doute renforcé un questionnement déjà présent sur le sens du travail.

M. Serge Babary, président. - La parole est aux rapporteurs, à commencer par Michel Canévet qui a travaillé sur ce thème à deux reprises.

M Michel Canévet, rapporteur. - En France, le taux de chômage est au plus bas et les difficultés de recrutement au plus haut. Beaucoup de facteurs ont été évoqués, mais pas la question de la formation initiale. Celle-ci est-elle adéquate pour faire face aux besoins des entreprises ? Dans les études préalables, cette question s'est posée constamment, notamment quant à la capacité d'adaptation de l'Éducation nationale aux besoins effectifs d'emplois des entreprises. Les politiques publiques du Gouvernement veulent réindustrialiser la France, mais comment le permettre quand 80 % des entreprises du secteur de l'industrie avancent des difficultés de recrutement ?

Selon vous, la récente réforme de l'assurance chômage est-elle de nature à apporter des correctifs quant aux écarts de revenus entre le travail et les prestations de solidarité ? D'autres modifications peuvent-elles être envisagées sur ce point ? Bien qu'une réforme ait conduit à la fusion de l'ANPE et des Assedic pour former Pôle Emploi voilà quelques années, les difficultés d'accompagnement des TPE persistent. Pôle Emploi est-il suffisamment adapté aux besoins des entreprises, l'un des objectifs de la réforme annoncée par le gouvernement étant de créer France Travail ?

Faut-il faire un lien entre les difficultés de recrutement et le haut niveau de création d'entreprises en France, solution vers laquelle s'orientent peut-être un certain nombre de personnes employables ? La création d'entreprises peut aussi être un facteur de dynamisme prometteur pour l'avenir.

Le faible niveau de recours à l'apprentissage était dans nos rapports antérieurs un sujet majeur de préoccupation. Ce niveau a fortement évolué en 5 ans, passant de 400 000 à 800 000 apprentis. Cette évolution traduit-elle un réel effet de direction vers le travail, ou est-ce une manifestation d'effets d'opportunités ?

M. Gilbert Cette. - Le taux de chômage bas peut en partie expliquer les difficultés de recrutement, mais celui-ci reste élevé comparé à l'ensemble des pays de l'OCDE. Le taux de chômage italien, orienté à la baisse, n'est pas très différent de celui de la France et les difficultés de recrutement sont pourtant singulièrement plus basses en Italie. Les difficultés de recrutement dans le secteur de la construction sont structurellement plus élevées en France qu'en Allemagne et aux Pays-Bas où le taux de chômage est à 3 %. Un ensemble de difficultés spécifiques quant au fonctionnement du marché du travail en France est donc à prendre en compte. La formation est certes une dimension importante, mais la masse des difficultés de recrutement concerne des postes très peu qualifiés.

Concernant la réforme de l'indemnisation chômage, le seuil des 9 % sous lequel la durée d'indemnisation serait réduite est une option, mais sans doute pas la meilleure. Un suivi individualisé, exigeant et bienveillant de chaque personne au chômage prenant en compte les spécificités de la qualification serait probablement plus performant. Une réforme en profondeur du fonctionnement de Pôle Emploi est sans doute à envisager et en ce sens, une réflexion est engagée qu'il faut regarder de façon sereine.

Le taux d'emploi bas pour certaines catégories de population, notamment les seniors, ne résulte pas d'un problème de taux de chômage, mais de comportement d'activité. Au niveau global de l'ensemble de la population en âge de travailler, soit entre 15 et 64 ans, sur la tranche des seniors, la France se situe 10 points en deçà de certains pays, générant de la richesse en moins, du pouvoir d'achat et des rentrées fiscales amoindries. Néanmoins sur les 20 dernières années, le taux d'emploi des séniors a augmenté de quasiment un point par an en France. Rester sur cette pente permettra une amélioration du pouvoir d'achat, du PIB, des finances publiques.

M. Dimitris Mavridis. - L'évolution de l'emploi des seniors est très positive, passant de 10 à 30 % pour les 60-64 ans. Même si elle reste le pays avec le taux d'emploi des seniors le plus faible, la France se situe dans la moyenne de l'évolution des membres de l'OCDE.

Les problèmes de recrutement dans de nombreux métiers non qualifiés sont essentiellement liés à la question de la formation continue plutôt qu'à celle de la formation initiale. Les indicateurs de la formation initiale placent la France dans la moyenne, même s'il est nécessaire de se recentrer sur le recours à l'apprentissage. Les réformes récentes en ce sens semblent positives, à la fois par le nombre de personnes entrant en apprentissage et sur le ciblage.

Le travail et les prestations d'assistance constituent un sujet particulièrement français. Pour augmenter l'offre de travail, celui-ci doit payer plus que l'inactivité. Les minimas d'assistance sont parmi les plus élevés, ce qui est positif, mais en contrepartie, le taux marginal d'imposition au travail pour les moins qualifiés est paradoxalement plus élevé. Pour les faibles revenus, augmenter l'offre de travail conduit à renoncer à des minimas sociaux. Le taux marginal d'imposition sur le travail est plus élevé pour les faibles revenus, ce qui constitue une désincitation au travail plus importante que pour les personnes très formées ou gagnant très bien leur vie.

M. Gilbert Cette. - Cet aspect est lié à la dégressivité des prestations.

M. Vincent Segouin. - Je trouve étonnant d'avancer que le minima social est la référence et que la prestation est normale, tandis que le travail serait une dérogation.

M. Gilbert Cette. - Il ne s'agit pas d'un jugement, mais d'une comparaison statistique d'une situation avec revenus du travail et sans. Personne ne dit que le minima social est la référence. Quand les prestations dégressives diminuent alors que les revenus du travail augmentent, la question du gain des revenus du travail par rapport à une prestation sociale se pose. C'est cet aspect que le taux de prélèvement marginal d'imposition examine. Le gain de retour au travail doit prendre en compte cette perte de prestation. Les prestations sont fortes en France, ce qui réduit l'appétence du gain financier au travail. Il ne s'agit que d'un constat statistique.

M. Michaël Orand. - Les créations d'entreprises sont pour nous aussi le symptôme d'un marché du travail dynamique, tout comme l'est l'emploi salarié. L'un ne semble pas progresser au détriment de l'autre.

L'aide au recrutement que pourrait apporter Pôle Emploi serait un outil très utile. Les besoins de recrutement sont plus importants que par le passé, il est donc important d'accompagner toutes les entreprises, à commencer par les plus petites. Les grandes entreprises ont souvent une force de frappe plus importante avec un département des ressources humaines conséquent. Les gains de productivité se trouvent aussi dans les petites entreprises, qu'il faut aider à engager des salariés pour se développer.

Mme Coralie Pérez. - La moitié des jeunes trouvent un emploi en adéquation avec leur formation initiale. Le problème vient moins du fait d'une inadéquation de la formation initiale ou d'une insuffisance du système éducatif, que des demandes de compétences spécifiques en entreprise.

L'entreprise peut être un environnement apprenant. Pour compenser les faibles taux d'accès à la formation de la France par rapport aux autres pays européens, la loi de 2018 a créé la formation en situation de travail. Il serait intéressant de voir comment les entreprises s'en emparent.

Une partie des seniors n'est pas en emploi au moment de la retraite, obligés de quitter le marché du travail à cause de conditions difficiles et d'une faible adaptation de leur emploi à leur caractère vieillissant. Corinne Gaudardt et Serge Volkoff, dans Le travail pressé, montrent que les entreprises pourraient offrir de nouveaux rôles aux seniors à mesure de leur avancée en âge, notamment dans le transfert de compétences, la transmission des savoirs par des tutorats, des ateliers de formation en entreprise. Leurs postes pourraient ainsi être adaptés et les jeunes recrues bénéficier de l'expérience des seniors.

L'un des principaux obstacles à la formation en entreprise relevé dans les différentes enquêtes est celui de la charge de travail et du temps. Des formations formelles sont prévues, mais abandonnées avant terme, car le salarié n'a pas le temps de les suivre.

La forte croissance de l'apprentissage est à mon sens en partie due au recours à l'apprentissage dans l'enseignement supérieur, plutôt que pour les personnes à qui cette mesure était initialement destinée. La pertinence du ciblage peut interroger.

Les différents travaux sociologiques montrent également que travailler à son compte permet parfois d'échapper aux contraintes salariales, notamment à l'organisation temporelle du travail. Il serait intéressant d'examiner la question de l'auto-entreprenariat sous cet angle. Pour exemple, de plus en plus de coiffeurs, précédemment salariés, louent des fauteuils dans des salons afin d'aménager leurs plannings. Ce point est à mettre en relation avec les difficultés de recrutement et de fidélisation. Les emplois peu qualifiés, exposés à des difficultés de recrutement, connaissent souvent un fort taux de roulement du personnel.

Mme Martine Berthet, rapporteure. - Merci pour ces éléments. Je constate que ne parvenant pas à recruter, beaucoup d'hôteliers-restaurateurs passent par des plateformes et signent des contrats de prestations avec des auto-entrepreneurs.

Quelle part les écoles de la seconde chance, les missions locales jeunes (MLJ), les dispositifs d'insertion peuvent-ils prendre dans la formation et le recrutement de nouveaux salariés ? Ces dispositifs ont-ils été évalués et doivent-ils être renforcés ?

Je milite pour que la mobilité géographique soit facilitée. En Savoie où le taux de chômage est de 5 à 6 %, soit proche d'un taux plancher, la mobilité géographique est un sujet important. Dans les années 1980 à 1990, beaucoup de personnes du secteur industriel sont venues en Savoie trouver de l'emploi. Est-il possible d'inciter à la mobilité géographique ? Comment faciliter la mobilité de bassins offrant peu d'emplois vers des bassins en recherche ?

Nous travaillons sur la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Pensez-vous que cet aspect soit pris en compte au moment des embauches, en fonction des conséquences de l'activité de l'entreprise vis-à-vis de l'environnement par exemple ?

M. Gilbert Cette. - Sur les cartes, nous observons qu'il existe des bassins d'emplois à fort taux de chômage limitrophes de bassins d'emplois à faible taux de chômage, soit un réel symptôme de faible mobilité géographique, qui ne progresse pas avec les années.

Jusqu'en 2021, dans l'ensemble des pays de l'OCDE, la part de l'emploi non salarié dans l'emploi total était en baisse, sauf aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en France qui se singularisent par la mise en oeuvre de politiques incitatives pour les auto-entrepreneurs, qui n'ont pas les mêmes protections que les salariés. Dans certaines activités, comme pour les plateformes de livraison, des mesures protectrices se développent. Un accord a récemment été signé pour des rémunérations minimales pour les voitures de transport avec chauffeur (VTC). La négociation collective parvient à créer des normes protectrices sur le plan salarial. La crainte d'une substitution des emplois salariés doit être écartée.

M. Dimitris Mavridis. - La question de la mobilité géographique est fondamentale. Les zones d'emplois en tension actuellement sont les mêmes qu'il y a 20 ans. Tout est fait en France pour entraver la mobilité, notamment par la politique fiscale, la politique du logement et la politique de l'urbanisme, par exemple via des plans locaux d'urbanisme qui ne permettent pas de construire dans les zones de fort emploi. Les personnes qui se déplacent et font louer leurs logements sont taxées sur la location, et sont taxées à hauteur de 15 % si elles le vendent, alors que c'est souvent le seul bien qu'elles possèdent. De plus, les personnes ayant un logement social ne veulent pas prendre le risque de le perdre en se déplaçant. Favoriser la mobilité géographique nécessite de jouer sur ces trois dimensions.

Mme Coralie Pérez. - L'Enquête sur les conditions de travail 2019 montre que 29 % des salariés travaillent dans une entreprise possédant une certification portant sur l'environnement ou un label éthique. Ils ne trouvent pourtant pas plus de sens à leur travail. La RSE ne constitue pas un signal pertinent pour les salariés d'une entreprise. Certains jeunes diplômés de grandes écoles attachent beaucoup d'importance au comportement des entreprises vis-à-vis de l'environnement. Des organisations pour un réveil écologique fournissent des documents aux futurs candidats pour challenger les entreprises sur leurs financeurs.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Je suis surprise d'entendre que pour les jeunes, la formation initiale est optimum. Si seuls 50 % des jeunes trouvent un emploi en adéquation avec leur formation initiale, à l'inverse, 50 % ne trouvent pas d'emploi en adéquation avec celle-ci. Le taux de chômage est par ailleurs très élevé chez les jeunes.

Selon vous, les entreprises les plus productives seraient celles rencontrant le plus de difficultés de recrutement. Cet aspect est-il sectoriel et comment l'expliquez-vous ?

Vous indiquez que les salariés trouvent plus de sens au travail dans les PME, qui pourtant rencontrent le plus de difficultés à recruter. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Quelle est votre analyse sur notre niveau de chômage structurel ? Sommes-nous habitués à un niveau de chômage conjoncturel élevé ? Quel est le niveau de chômage structurel acceptable pour la France et comment faire pour le réduire ?

Mme Coralie Pérez. - De nombreux travaux du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (CEREQ) documentent les questions d'adéquation à l'emploi, expliquant que pour des formations généralistes offrant des compétences transférables, les jeunes diplômés trouvent des opportunités au gré des mobilités et de leurs réseaux, même si les emplois ne correspondent pas exactement à leur formation initiale.

Les salariés trouvent en moyenne plus de sens dans les PME, car ils voient probablement davantage la finalité de leur travail et ont plus d'autonomie. Le concept d'employeur habilité montre que les difficultés de recrutement sont souvent regardées du point de vue des caractéristiques des demandeurs d'emploi, mais il est aussi nécessaire d'observer les difficultés rencontrées par les employeurs pour définir leurs besoins, cibler les bonnes personnes et les bons canaux de recrutement en fonction des postes qu'ils ont à pourvoir.

M. Michaël Orand. - Plutôt que l'indicateur du taux de chômage élevé des jeunes, il est préférable de tenir compte de l'indicateur des jeunes entre 15 et 29 ans qui ne sont ni en emplois ni en formation, soit 10 à 12 %. Ce taux est dans la moyenne des autres pays européens.

Du point de vue macro-économique, les indicateurs montrent que le niveau d'équilibre conjoncturel du chômage est atteint, avec 7,5 %. Seules des mesures structurelles pourraient le faire baisser.

M. Gilbert Cette. - Les entreprises qui signalent des difficultés de recrutement sont 7 % plus productives. Les difficultés de recrutement plombent donc en partie la croissance, mais pas le niveau de productivité.

Par le passé, personne n'aurait parié atteindre un taux de chômage structurel de 7,3 % sans tensions salariales importantes sur l'économie. L'indicateur à privilégier est celui du taux d'emploi. Il est difficile de comprendre pourquoi la France, comparée à l'Allemagne, aux Pays-Bas ou aux pays scandinaves est vouée à ce taux d'emploi bas en particulier pour les personnes de plus de 60 ans. Pourquoi les résidents français âgés de 60 à 64 ans auraient-ils moins la possibilité physique ou psychologique d'être au travail que les Néerlandais ou les Allemands ?

Mme Martine Berthet, rapporteure. - Trouver du travail en France pour les seniors relève d'un véritable parcours du combattant.

M. Gilbert Cette. - D'autant qu'une liste considérable de mauvaises incitations existe pour pousser les seniors en dehors de l'emploi, à commencer par les durées d'indemnisation.

M. Serge Babary, président. - Je vous remercie de votre contribution à cette première table ronde, riche d'ouvertures et de questionnements. Nous aurons l'occasion de revenir vers vous pour poursuivre ce débat.

La séance est close à 10 heures

Table ronde relative à la simplification des normes et règles applicables aux entreprises

M. Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises. - Nous poursuivons nos travaux avec cette première table ronde consacrée à la simplification des normes et des règles applicables aux entreprises. Notre délégation s'intéresse depuis longtemps à cette question, tout comme la délégation aux collectivités territoriales, qui examine en ce moment un rapport sur le même sujet, du point de vue des collectivités. Nous travaillerons d'ailleurs ensemble, car la simplification des normes relatives aux collectivités locales a des conséquences pour les entreprises.

Les rapporteurs désignés pour mener notre mission d'information relative à la simplification des normes et règles applicables aux entreprises sont Gilbert-Luc Devinaz, Jean-Pierre Moga et Olivier Rietmann.

Afin de dresser un premier bilan, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Mme Stéphanie Tondini, élue à la chambre de commerce et d'industrie (CCI) Paris-Île-de-France, M. Bruno Dondero, président de la Commission juridique de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), Mme Christine Lepage, directrice générale adjointe en charge de l'économie du Mouvement des entreprises de France (Medef), et M. Olivier Schiller, vice-président du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (Meti).

Nous vous remercions d'être présents, nous avons besoin de votre expertise.

La simplification est parfois complexe à réaliser, comme le montre l'exemple récent du guichet unique des formalités des entreprises. En 2017, la délégation aux entreprises avait dressé un bilan en demi-teinte du « choc de simplification » de 2013-2014. Cette volonté de simplifier s'est notamment traduite : par la reconnaissance d'un droit à l'erreur dans la loi du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance, dite loi Essoc ; par la suppression de l'obligation des entreprises de fournir un extrait d'immatriculation Kbis dans cinquante-cinq procédures administratives, en application de la loi de 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, la loi Pacte ; ou encore par la simplification de procédures via la loi du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique, dite loi Asap.

À l'inverse, la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience, comporte de nouvelles obligations à la charge des entreprises, notamment pour favoriser la prise en compte des enjeux environnementaux.

La simplification n'est donc pas un processus continu, il s'en faut.

Nous aimerions savoir si les instances que vous représentez estiment que la politique de simplification en direction des entreprises se focalise sur la réindustrialisation et la facilitation des procédures de création de sites industriels en oubliant, semble-t-il, le reste.

L'État n'a-t-il pas décalé son angle d'attaque de la complexité administrative à propos des entreprises, en considérant que numériser, c'est simplifier ?

L'administration développe-t-elle une culture de l'accompagnement des entreprises ?

Enfin, avez-vous eu connaissance de non-recours des entreprises aux aides publiques en raison de leur complexité, comme certains boulangers l'ont récemment dit ?

Je cède la parole à chacun pour sept minutes d'intervention lors d'un premier tour de table, avant d'entamer un dialogue avec les sénateurs membres de la délégation aux entreprises, qui auront deux minutes pour poser leurs questions.

Je vous remercie et cède la parole à Mme Tondini.

Mme Stéphanie Tondini, élue à la CCI Paris-Île-de-France. - Je vous remercie de votre invitation. J'interviens aujourd'hui en qualité d'élue à la chambre de commerce et de praticienne du droit des TPE-PME.

Pour un chef d'entreprise d'une TPE-PME - je les côtoie depuis plus de vingt ans -, simplifier les normes, c'est concrètement faciliter l'accès à l'administration, c'est-à-dire éviter les doublons inutiles et simplifier les démarches déclaratives ; c'est également améliorer le processus de communication entre le chef d'entreprise et les services de l'État - c'est le pot de terre contre le pot de fer, puisque l'État dispose du privilège du paiement préalable en matière de procédures fiscales. Il faut également améliorer la rapidité du processus de communication avec les services de l'État, car l'entrepreneur est lié par des délais très stricts qui sont très fortement sanctionnés, alors que les TPE et PME n'ont pas toujours des trésoreries assez importantes pour fonctionner.

Par ailleurs, la simplification de l'accès aux juridictions permet, au moyen d'un simple formulaire, de saisir le tribunal de commerce. Prenons l'exemple suivant : un justiciable saisit le tribunal de commerce pour demander une mesure de sauvegarde ; or il ne sait pas que lorsque l'on demande une telle mesure il ne faut pas être en état de cessation des paiements. Les juges appliqueront donc la loi au chef d'entreprise, qui décideront au mieux un redressement judiciaire, au pire une liquidation judiciaire. Ainsi, le chef d'entreprise vient, les mains dans les poches, pour demander un accompagnement et une protection, mais repart avec une liquidation judiciaire. À l'inverse - c'est pire -, si un chef d'entreprise vient demander une liquidation judiciaire, les juges, en appliquant strictement la loi, considèrent qu'il n'est pas en état de cessation des paiements, alors ce dernier repart in bonis, avec sa détresse, car il ne pourra plus payer ses salariés ni continuer son exploitation... Ainsi, le côté automatique des procédures peut être préjudiciable.

De plus, les normes sont intrinsèquement complexes. « Le désordre des êtres est dans l'ordre des choses », écrit Prévert, pour nous faire comprendre que les relations humaines sont complexes. Aussi, logiquement, les normes sont complexes. Par exemple, la réforme du droit des contrats en 2016 a eu pour objet de codifier la jurisprudence de la Cour de cassation pour moderniser les dispositifs archaïques du Code civil, alors que les praticiens les connaissaient très bien, d'autant plus que la doctrine et la jurisprudence les avait complétés... Il n'est donc pas aisé de simplifier les normes.

Je suis d'avis non pas de ne toucher à rien, mais plutôt de simplifier les normes de façon précise. Il ne faut jamais perdre le cap que nous nous sommes fixé. Par exemple, lorsque l'on simplifie les normes sur l'emploi, il ne faut pas perdre de vue l'objectif de la priorité à l'emploi. Autre exemple : le pacte Dutreil - un outil magnifique - permet de transmettre le patrimoine dans un cercle familial. Ces abattements permettent de transférer des actifs qui nécessitent beaucoup de trésoreries pour payer la plus-value et les droits d'enregistrement. Pourquoi limiter à 70 ans l'âge du donataire ? Pourquoi imposer une pleine propriété pour l'abattement ? Il faut aller jusqu'au bout, du moment que le cap est fixé !

Pour toutes ces raisons, je propose d'aller plus loin sur le principe « dites-le-nous une fois » - le système d'immatriculation est déposé une fois sur le site de l'ANTS, l'Agence nationale des titres sécurisés, et une autre au moment de déclarer la taxe sur les véhicules de sociétés (TVS). Je pense également à la création d'un coffre-fort numérique, où l'on déposerait l'ensemble des documents du contribuable que les services administratifs récupéreraient en une fois - dans le contexte des cyberattaques, cela peut sembler ambitieux, mais ce n'est pas impossible et l'administration viendrait les chercher en une fois. Enfin, le guichet unique fonctionne moins bien que le site infogreffe.fr - mon assistante menace d'une grève ! Il faut le remettre en service, si nous voulons simplifier la vie de milliers d'entreprises, en attendant que le guichet unique fonctionne correctement ; les formalités juridiques des sociétés sont un véritable sujet.

M. Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises. - Sur Infogreffe, Bruno Le Maire a demandé à l'Inpi, Institut national de la propriété industrielle, de basculer une partie des procédures de modification les plus urgentes au format papier, afin que les professionnels et les particuliers puissent effectuer leurs démarches dans de bonnes conditions.

La simplification, ce n'est pas toujours la numérisation !

M. Bruno Dondero, président de la commission juridique de la CPME. - Cela fait bien longtemps que nous parlons de la simplification des normes, mais simplifier, c'est compliqué, pour ainsi dire.

La simplification des normes - les lois, les ordonnances, les décrets, ou toutes les nouvelles formes de norme - est encore plus compliquée, d'autant plus qu'il faut prendre en compte la jurisprudence, le droit européen, le droit dérivé produit par les autorités administratives et les administrations. Au droit des contrats, il faut ajouter le droit de la consommation, le droit fiscal, le droit réglementaire de l'entreprise... Cela contraint les TPE-PME à employer du personnel à temps plein pour suivre l'évolution des normes.

Il n'y a pas assez de pédagogie, selon moi. L'entrepreneur n'est pas formé aux évolutions du droit. La loi Pacte, qui est un texte riche et important, a représenté un investissement considérable pour le professeur des universités que je suis ; or le chef d'entreprise ne peut arrêter de travailler pour comprendre les effets de cette loi sur son activité. La complexité du système fait que les entrepreneurs renoncent à bénéficier de certains dispositifs.

Par ailleurs, il existe une forme de prudence qui devient une gêne pour le professionnel : on produit de nouvelles normes sans supprimer les normes qui préexistent. L'enchevêtrement des dispositions est compliqué. Par exemple, on ne peut plus choisir le régime entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL), mais les quelque 97 000 EIRL institués jusqu'à présent continuent d'exister, et les avocats ou les experts-comptables seront encore confrontés à cette espèce en voie de disparition !

Parmi les normes qu'il faudrait simplifier, je pense à celles qui sont relatives aux formes sociales des entreprises. À mon sens, avoir le choix entre plein de formes juridiques est moins une richesse qu'un obstacle pour tout nouvel entrepreneur.

Enfin, je pense qu'il faut accompagner l'éducation et l'information des entrepreneurs pour qu'ils s'y retrouvent plus facilement, dans un système juridique très complexe.

Mme Christine Lepage, directrice générale adjointe chargée de l'économie du Medef. - Ce sujet est un véritable enjeu d'attractivité et de compétitivité pour nos entreprises. Actuellement, la France, sur l'échelle d'évaluation du fardeau administratif occupe le rang assez peu enviable de 65e pays sur 140, très loin derrière le Royaume-Uni, qui est 21e, l'Allemagne, qui est 15e ou encore les États-Unis qui sont 14e.

Monsieur le président, les dernières lois que vous avez citées vont dans le bon sens. Pour autant, le flux ne diminue pas. L'OCDE nous dit que le coût de la complexité administrative s'élève à 3 ou 4 % du PIB, soit 60 à 80 milliards d'euros. Cette réglementation foisonnante est également source d'une insécurité juridique, qui est difficile à vivre pour les entreprises. Depuis 2017, 44 lois ont été promulguées, 1 700 décrets réglementaires ont été publiés, au total, la proportion de textes réglementaires s'est accrue de 127 %, et la proportion de loi de 65 %. La loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, la loi Agec, comportait au départ 13 articles, mais elle a été adoptée avec 130 articles et 95 décrets d'application, dont 25 % n'ont pas été adoptés ; tout cela complique le travail des entreprises ! L'augmentation du nombre de normes est très importante.

J'en viens à un point positif : l'accompagnement. Selon nous, les foires aux questions, les FAQ, mises en place par l'administration aident énormément les entreprises, en ce qu'elles éclaircissent la compréhension des textes. Cela va dans le bon sens, et peut-être faudrait-il aller encore plus loin, en rédigeant des fiches pratiques sur chaque texte.

En revanche, il faut améliorer, en amont, le sérieux des études d'impact, car elles ne sont souvent pas abouties. C'est à l'État et non aux entreprises de les réaliser. La loi lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience, a été un exemple de ce qu'il ne fallait pas faire. De même, en aval, on demande à ce que l'on puisse évaluer ces normes, les contrôler et les simplifier, si nécessaire.

M. Olivier Schiller, vice-président du Meti. - Cette simplification est très importante pour les ETI, parce que nous produisons massivement en France - nous avons moins délocalisé que les grandes entreprises -, et parce que nous sommes pris en sandwich entre les PME, qui font face à moins de normes, et les grandes entreprises, qui ont des moyens plus importants que les nôtres pour y répondre.

En plus de mes fonctions au METI, je dirige une entreprise de taille intermédiaire qui intervient dans le domaine de la santé partout dans le monde, ce qui me permet de comparer les législations.

L'avenir n'est pas radieux sur le plan normatif : la réglementation extrafinancière entraînera des complications considérables, car les directives sont complexes à interpréter. Par exemple, dans mon domaine d'activité, le Medical Device Regulation, a induit une complexité considérable pour la mise au point de nouveaux produits : l'année dernière nous avons lancé un nouveau dispositif médical aux États-Unis et au Canada, mais nous devrons attendre 2025 avant d'avoir la possibilité de commercialiser notre produit sur le marché européen.

Ce contexte est connu des pouvoirs publics. Il y a une sorte de schizophrénie : les pouvoirs publics souhaitent simplifier - je pense à l'instauration des CSE -, mais maintenant nous devons désormais faire face à l'index égalité homme femme, et demain l'index séniorité. L'ajout des données « environnementales » au sein de la base de données économiques et sociales (BDSE), qui a été transformée en BDESE, ne me semble pas directement lié au dialogue social ? Or, la constitution des bases de données est déjà lourde.

Actuellement, selon les résultats d'une enquête que nous avons menée avec un cabinet de conseil, les ETI sont confrontées à quelque 400 000 normes ; chaque année 700 nouvelles normes sont produites. Pour les ETI, cela induit un coût qui s'élève à 28 milliards d'euros. Ainsi le coût comprendre une nouvelle norme, l'intégrer au sein des activités de l'entreprise, et la mettre en oeuvre s'élève à près de 300 000 euros par an.

Aussi, il faudrait prendre certaines mesures, notamment pour bien identifier les informations que nous sommes obligés de fournir plusieurs fois à l'administration. Je suis d'accord pour améliorer les études d'impact en amont, et les évaluations en aval. Il faut également prendre en compte la spécificité des ETI, qui n'est pas une taille d'entreprise reconnue à l'échelle européenne.

Par ailleurs, je voudrais comparer la situation en France et au Canada. Lorsque nous parlons à des Canadiens de compte personnel d'activité, ils nous demandent : pourquoi l'État intervient dans la formation des salariés par les entreprises ? Selon eux, c'est le dialogue social qui doit régir ces relations. De plus, lorsque nous abordons le sujet de l'entretien professionnel, ils s'étonnent d'un exercice de bureaucratie administrative, qui n'apporte rien ni aux salariés ni aux entreprises.

Pour réussir la simplification administrative, il faut un changement de paradigme, ou un choc culturel : le code du travail canadien compte 190 pages et ce n'est pas un pays moins-disant sur le plan social, les salariés sont bien protégés. Il faut faire confiance aux partenaires sociaux pour gérer les relations de travail.

La situation économique actuelle est plutôt favorable aux salariés, le taux de chômage est historiquement bas, les jeunes aspirent à une meilleure qualité de vie au travail. Aussi, pour attirer les talents et les garder, il faut mettre en place une politique d'entreprise dynamique. Il faut également former les salariés aux enjeux de demain.

Ce choc culturel est indispensable, si nous ne voulons pas discuter chaque année de la simplification des normes.

M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Madame Tondini, vous avez évoqué le pacte Dutreil. À la fin de l'année dernière, nous avons été, avec Michel Canévet, rapporteurs d'une mission de suivi sur la transmission d'entreprise ; dans ce cadre, nous nous sommes posé la question de savoir s'il fallait approfondir les dispositions du pacte. Or il ne vous aura pas échappé que le pacte lui-même est régulièrement mis en cause. Nous devons donc commencer par sanctuariser l'existant, c'est-à-dire les tenants et aboutissants du pacte Dutreil, au lieu de fragiliser un système qui est actuellement contesté.

La simplification, on le sait bien, est une question de compétitivité et d'attractivité pour nos entreprises. Or les chefs d'entreprise sont assaillis de normes et de règles - songez à l'index d'emploi des seniors - qui sont très coûteuses en temps de travail interne ou en prestations extérieures, et ce sans production de richesse à la clé. Ils ne sont pourtant aucunement réfractaires lorsqu'il s'agit de rendre des comptes ; ils sont même plutôt preneurs en matière de certification et de normalisation.

D'où vient, selon vous, cette volonté persistante de complexifier les choses, en dépit des discours sur la nécessité de simplifier la vie des entreprises et de réindustrialiser notre pays ?

Dans quels domaines prioritaires préconisez-vous d'engager un tel travail de suppression de normes ?

Mme Stéphanie Tondini. - « Le désordre des êtres est dans l'ordre des choses », disais-je : l'élévation du niveau d'éducation des populations entraîne une course en avant à la complexification et à la précision des normes : se fait jour une tendance à tout vouloir contrôler et mettre en ordre. Par exemple, le législateur ne se limite plus au domaine de la loi tel qu'il est fixé par l'article 34 de la Constitution, mais va beaucoup plus loin - nous le disions à propos de l'entretien professionnel.

Parmi les grands domaines de simplification, je citerai la fiscalité, qui est perçue comme profondément injuste par les chefs d'entreprise - d'où la tentation de s'y soustraire. De nombreuses petites taxes coexistent sans que l'on sache même d'où elles viennent ; il faut les fusionner et les justifier.

M. Bruno Dondero. - Le droit veut tout encadrer, tout prévoir, avec l'idée que pour que la loi soit bien faite il faut envisager toutes les hypothèses. En définitive, les textes évoluent en permanence. Par ailleurs, cela justifie la création de multiples entités et autorités spécialisées dont chacun se met à produire de la norme ; aussi vivons-nous dans une atmosphère de complexité.

Il faut bel et bien changer de paradigme, sans se contenter de supprimer tel alinéa à tel article de tel code. C'est par branche entière du droit qu'il faut raisonner : le droit fiscal mériterait d'être passé en revue, comme le droit social, comme le droit des sociétés. On parle de 400 000 normes ; certaines sont plus redoutables que d'autres. C'est un travail de titan qui est devant nous... Bravo à vous, mesdames, messieurs les sénateurs, d'avoir le courage de le mener, mais vous n'êtes pas les premiers à vous y essayer.

M. Serge Babary, président. - On dit les Français cartésiens ; à propos des agences diverses, je me risquerai à une formule : le « je réglemente donc j'existe » paraît remplacer le « je pense donc je suis ».

Mme Christine Lepage. - En France, on surtranspose quasi systématiquement. En 2006, l'Union européenne avait entériné l'objectif d'une baisse de 25 % des coûts administratifs ; la Belgique et l'Allemagne l'ont atteint, pas la France.

Il faut simplifier dans tous les domaines, sans se priver - je pense y compris à l'environnement. Beaucoup de normes environnementales, parfois contradictoires, entrent en scène ; nous le verrons avec le projet de loi Industrie verte.

Il est certes techniquement complexe de simplifier : c'est en général ce qu'on nous oppose lorsque nous critiquons l'empilement des normes.

M. Olivier Schiller. - La complexification s'explique par un manque de confiance envers les entreprises. Le credo est qu'il faut absolument tout prévoir, dans le détail, couvrir chaque cas. On parle beaucoup d'aller vers une société de confiance, mais le processus législatif n'est pas toujours cohérent avec cet objectif.

Le champ de la simplification est très vaste : domaine social, procédures de travaux, installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), etc. Il y a par exemple contradiction entre la volonté de réindustrialisation - je plaide pour que les PME puissent grandir, devenir des ETI et mailler le territoire - et les contraintes environnementales, qui sont à la fois légitimes et trop lourdes. Au Canada, les pouvoirs publics font tout pour soutenir les entreprises, sans pour autant déroger aux normes environnementales ; en France, l'administration s'inscrit avant tout dans une logique de contrôle. Elle doit à la fois préserver les citoyens et soutenir les entreprises ; à cette fin, il faut un changement de culture.

M. Gilbert-Luc Devinaz, rapporteur. - En fait de complexité, je rappelle qu'en tant qu'élus nous allons bientôt recevoir une demande de transmission de documents de la part de nos banques.

Un exemple de surtransposition, tiré de mon département : les petits élevages de poules y sont menacés de mort. En Espagne, la réglementation est théoriquement la même, mais sans ces conséquences délétères.

Le débat mérite peut-être d'être mieux défini : la réglementation relève des pouvoirs publics, elle s'impose ; les normes, en revanche, sont de l'ordre du volontaire. Les entreprises, d'ailleurs, achètent des normes, Afnor, ISO, dans leur intérêt, pour conquérir des marchés.

Lorsqu'un texte de loi est déposé, nous demandons systématiquement une étude d'impact ; cette demande est le plus souvent rejetée. Le Sénat, sous l'impulsion de son président, pratique de plus en plus le contrôle après vote.

L'État et son administration semblent manquer de confiance dans nos entreprises. Ne regrettez-vous pas, par exemple, la disparition du Conseil de la simplification pour les entreprises ? Ne faut-il pas dépasser la simple consultation pour s'orienter vers une véritable coconstruction entre les différents acteurs, à commencer par les entreprises et les pouvoirs publics ?

Mme Stéphanie Tondini. - Si la norme est en elle-même complexe, c'est parce qu'elle se veut précise. Nous sommes de plus en plus éduqués, cultivés ; à mesure que s'élève le niveau intellectuel, nous réfléchissons toujours davantage aux conséquences de la norme, et nous allons à la virgule près. À l'arrivée, quand on prend de la hauteur - c'est ce que fait votre délégation -, on se rend compte que tout cela est très complexe ; à cet égard, envoyer un coup de masse dans l'ensemble serait probablement peu efficace.

Repartons des objectifs généraux : créer de la confiance avec les entreprises, y compris toutes les TPE et PME. C'est ce que vous faites, mesdames, messieurs les sénateurs, en nous donnant la parole.

Les chefs d'entreprise doivent comprendre ce qui motive la norme : pourquoi, par exemple, imposez-vous une obligation d'entretien professionnel dont le non-respect peut engendrer des sanctions prud'homales très lourdes ? Au lieu de créer un régime uniforme, veillons à ne pas appliquer la norme de la même façon aux entreprises qui comptent deux salariés et à celles qui en comptent mille.

M. Bruno Dondero. - Le concept de norme est large : il désigne toute règle, la loi aussi bien que la réglementation technique émise par une autorité administrative indépendante. Les entreprises peuvent elles-mêmes se doter de normes, de codes de bonne conduite par exemple, ou adhérer à des labels, ce qui leur permet d'aligner leurs comportements sur des règles vertueuses. La simplification doit s'appliquer à tout ce qui est obligatoire pour les entreprises.

Je souscris à l'objectif de coproduction : que ceux qui vont être soumis à la norme puissent sinon participer à son élaboration, du moins se faire entendre, c'est toujours une bonne chose. Le mot de « compétitivité » est très important : la priorité est de ne pas plomber la compétitivité pour satisfaire un intérêt qui ne serait bon que sur le papier. Je prends un seul exemple : une récente loi impose aux conseils d'administration des sociétés anonymes de prendre en compte, dans leurs décisions, les enjeux sportifs et culturels. Pourquoi compliquer ainsi la vie des entreprises ? Il me semble que cette disposition est issue d'un amendement sénatorial... L'idée est bonne, mais les conseils d'administration se retrouvent avec une contrainte supplémentaire à traiter : l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Mme Christine Lepage. - La confiance est essentielle. Il serait utile que toutes les économies qui seraient faites en simplifiant soient réinjectées dans l'économie, et que l'on cesse de parler de cadeaux aux entreprises. Un cadeau aux entreprises, si l'on tient absolument à cette expression, c'est un cadeau à la France et à ses citoyens.

Quant à coconstruire, j'y suis évidemment favorable. Un exemple : la loi Agec supprime les tickets de caisse ; mais les consommateurs y sont opposés ! Peut-être eût-il fallu échanger d'abord avec eux... Force est de reconnaître, néanmoins, que cela se fait de plus en plus, même s'il reste du chemin à parcourir.

M. Olivier Schiller. - Vous avez parlé des rapports entre l'État et les entreprises ; j'y suis sensible pour avoir été nommé, aux côtés de Jeanne-Marie Prost, conseillère maître à la Cour des comptes, co-ambassadeur des ETI. Un nouvel exemple : je connais des producteurs de tomates français qui ont mis plus d'un an pour obtenir la certification bio, car l'Afnor n'avait pas les ressources suffisantes pour assurer un traitement rapide des dossiers. En Espagne, la même procédure a été menée à bien en moins d'un mois, avec à la clé une interprétation beaucoup plus light des normes européennes.

Il est souvent difficile de retrouver la trace précise, dans les textes, des dispositions votées : l'administration semble vivre sa propre vie sans toujours tenir compte des volontés du Gouvernement et des lois adoptées par le Parlement.

Un mot sur les marchés publics : en Allemagne, les donneurs d'ordre favorisent le made in Germany. En France, si le produit chinois coûte 5 centimes de moins, c'est lui qui sera choisi... Il y a un véritable changement culturel, cela a déjà été dit, à promouvoir dans l'administration.

M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Loin de moi l'idée de me défausser, mais le législateur est toujours animé par une volonté de simplification. C'est l'administration qui vit dans un monde de complexité, car sa ligne de conduite est la suspicion. Et cette complexité rejaillit sur les décisions prises. Entre ce que nous votons et ce qui s'applique, la différence n'est pas mince...

Mme Martine Berthet. - J'évoquerai la future transposition de la directive européenne sur la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Nous avons produit un rapport sur la RSE dans lequel nous préconisons une adaptation des obligations en fonction de la taille. Et le Sénat a supprimé, en décembre dernier, l'article 8 du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture (Daddue), qui prévoyait d'habiliter le Gouvernement à transposer par ordonnance cette directive, afin que le Parlement ait la main. Avez-vous des contacts avec les ministères au sujet de la transposition de cette directive.

Mme Stéphanie Tondini. - J'ignore si les chambres de commerce et d'industrie sont associées à ce travail.

M. Bruno Dondero. - La CPME y est associée.

Mme Christine Lepage. - Le Medef aussi. Les déclarations générales exigeront en moyenne que deux ou trois personnes s'y consacrent à plein temps ; c'est colossal. Encore devons-nous désormais travailler sur les textes sectoriels... Notre contribution a permis de simplifier un peu les choses, mais la contrainte administrative est considérable ; nous travaillons beaucoup avec le Groupe consultatif européen sur l'information financière (Efrag, European Financial Reporting Advisory Group) et avec l'International Sustainability Standards Board (ISSB), le normalisateur états-unien, pour faire converger les obligations de déclaration de part et d'autre de l'Atlantique.

Sans incriminer l'administration, je note que celle-ci n'a pas toujours conscience des réalités et des difficultés du terrain : le directeur financier d'une petite PME n'a pas du tout les mêmes attributions que celui d'une multinationale, ni les mêmes ressources à sa disposition pour répondre aux demandes de l'administration - un même intitulé recouvre deux fonctions très différentes.

M. Olivier Schiller. - Nous travaillons au niveau français, mais représentons également les ETI européennes au sens large, au-delà du seul cadre national. Nous militons pour une proportionnalité des contraintes et des aides et luttons pour la création de cette catégorie des ETI au niveau européen.

Concernant la transposition, le mot clé doit vraiment être celui de « proportionnalité », principe indispensable dans l'application de toutes ces normes dont le contenu dépasse allègrement notre coeur de métier.

M. Michel Canévet. - La loi Pacte de 2019 a notablement simplifié la question des seuils dans les entreprises. Est-on allé suffisamment loin ? Avez-vous des exemples de seuils qui pourraient encore être améliorés ?

En matière financière, l'image dominante est celle d'une administration fiscale particulièrement tatillonne et véhémente. La loi pour un État au service d'une société de confiance a instauré un droit à l'erreur ; l'administration fiscale est-elle toujours motif d'appréhension dans les entreprises ou la situation a-t-elle évolué positivement à cet égard ?

Mme Stéphanie Tondini. - Le contrôle fiscal, quoi qu'il arrive, est toujours vécu comme un tsunami extrêmement traumatisant par les chefs d'entreprise. L'administration fiscale bénéficie en effet de prérogatives considérables ; pour contester un redressement fiscal, il faut d'abord payer. Pour avoir été associée avec un avocat fiscaliste, je sais comment fonctionnent les inspecteurs des impôts : ils ont tendance à partir du principe que tous les chefs d'entreprise, un jour ou l'autre, seront amenés à frauder. Leur méthode consiste par conséquent à « chercher la petite bête », avec plus ou moins de convivialité et de cordialité, ce qui n'est jamais bien vécu - les chefs d'entreprise ont l'impression d'être ravalés au rang d'élèves sur les doigts desquels un maître d'école vient taper.

Il est opportun de jouer sur les seuils : une même norme ne saurait s'appliquer uniformément à une TPE, à une PME et à une multinationale. En matière de différenciation des publics auquel s'adresse l'administration, je plaide pour la précision chirurgicale.

M. Bruno Dondero. - Je ne connais pas de chef d'entreprise qui se réjouisse à la perspective d'un contrôle fiscal chouette dans la perspective d'un contrôle fiscal. Le droit fiscal est suffisamment plein de sujets à interprétation pour que l'on trouve toujours matière à redresser...

Les seuils sont très importants, mais peuvent aussi occasionner des difficultés, chaque norme ayant son propre système de seuil - nombre de salariés, chiffre d'affaires, total bilan, etc. La loi Pacte a simplifié les choses, mais il existe des marges de progrès.

Veut-on par ailleurs d'un système où tout le monde a absolument intérêt à tenter de rester en deçà de tel ou tel seuil pour éviter de tomber soudain sous le coup d'un nouvel étage complet de normes ? Il pourrait paraître tentant de décider que les PME échapperont à toutes les normes, que les ETI s'y plieront pour moitié et que les multinationales y seront soumises « plein pot ». Mais une telle formule, pour le coup, serait évidemment trop simple, trop brouillonne.

Mme Christine Lepage. - Un contrôle fiscal est un traumatisme, bien sûr : ce n'est jamais anodin. Les textes sont difficiles à interpréter et un redressement peut avoir un impact fort sur la pérennité d'une entreprise - l'administration fiscale ne doit jamais l'oublier... Cela dit, un travail important est accompli par la direction générale des finances publiques (DGFiP) pour construire une relation de confiance avec les entreprises. Cette écoute est très appréciée, même si les choses se révèlent parfois plus difficiles sur le terrain.

Concernant les effets de seuil, il faut saluer l'amélioration considérable qu'a représentée la loi Pacte. J'ajoute qu'il n'est pas forcément négatif, pour une entreprise, de passer un seuil : la plupart des aides - songez à la crise du covid - sont, comme les contraintes, soumises à des conditions de seuil.

M. Olivier Schiller. - Dans les relations qu'entretiennent les entreprises avec l'administration fiscale, il y a du bon et du moins bon.

Le partenariat fiscal s'avère particulièrement efficace ; nous faisons d'ailleurs la promotion de ce dispositif dans le cadre de la « stratégie Nation ETI ».

Au chapitre des difficultés, je pense aux prix de transfert : certaines entreprises, bien qu'elles respectent les règles de l'OCDE, voient leurs comptes contestés par l'administration, qui prononce des redressements colossaux, à hauteur de dizaines de millions d'euros. J'en connais une qui a préféré payer 500 000 euros plutôt que de se lancer dans dix ans de contentieux au terme desquels seulement elle aurait sans doute eu gain de cause...

Il faut homogénéiser les seuils. Je prends l'exemple du forfait social : les PME ne le paient pas alors que les rémunérations versées par les ETI et par les grands groupes, y compris l'intéressement extralégal, y sont soumises au taux de 20 %. Sur ce cas précis, il serait bienvenu que les ETI soient traitées comme les PME.

Mme Stéphanie Tondini. - Le traumatisme dont il est question est dû, précisément, à la complexité du droit.

Je vous soumets le cas d'un contribuable, chef d'une petite entreprise dont la trésorerie s'élevait à 15 000 euros environ, qui a subi un redressement fiscal de plus de 90 000 euros au seul motif qu'il négligeait de faire approuver sa rémunération dans le cadre des assemblées générales ordinaires d'approbation des comptes. Constatant l'absence de résolution expresse, considérant que les sommes afférentes étaient imposables en tant que revenus de capitaux mobiliers et, de surcroît, retenant la mauvaise foi, car nul n'est censé ignorer la loi, le contrôleur a majoré l'impôt dû de 80 %. Conclusion : liquidation judiciaire !

Voyez de quel genre de traumatisme je parle s'agissant des « petits », qui n'ont pas d'avocats fiscalistes à disposition.

M. Serge Babary, président. - Notre délégation visite l'Institut national de la propriété industrielle (Inpi) le 8 février prochain. Concernant le déploiement du fameux guichet unique numérique, le Gouvernement nous avait assuré que tout était réglé ; nous verrons bien. Si vous pouviez nous communiquer des exemples précis de dysfonctionnements, cela alimenterait les questions que nous soumettrons au directeur de l'Inpi.

Merci, mesdames, messieurs, pour la richesse de nos échanges ; merci à nos rapporteurs, qui mesurent l'ampleur de leur tâche.

La réunion est close à 11 heures 30.