COM(2024) 150 final  du 06/03/2024

Contrôle de subsidiarité (article 88-6 de la Constitution)

Ce texte a fait l'objet de la proposition de résolution : Proposition de résolution portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense (2023-2024) : voir le dossier legislatif


PROPOSITION DE RÈGLEMENT DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL RELATIF À L'ÉTABLISSEMENT DU PROGRAMME POUR L'INDUSTRIE EUROPÉENNE DE LA DÉFENSE ET D'UN CADRE DE MESURES VISANT À ASSURER LA DISPONIBILITÉ ET LA FOURNITURE EN TEMPS UTILE DES PRODUITS DE DÉFENSE - COM(2024) 150 FINAL

Déclinaison opérationnelle de la stratégie pour l'industrie européenne de la défense (EDIS) présentée par la Commission européenne le 5 mars 20241(*), la proposition de règlement COM(2024) 150 final s'inscrit dans le prolongement de la déclaration de Versailles du 11 mars 2022, de la communication conjointe sur l'analyse des déficits d'investissement dans le domaine de la défense du 18 mai 20222(*) et des deux textes d'urgence adoptés en 2023 pour faire face à la guerre en Ukraine : le règlement relatif au soutien à la production de munitions (ASAP)3(*) et l'instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (EDIRPA)4(*).

Ces deux textes ont fait l'objet d'une communication d'ensemble devant la commission des affaires européennes le 12 juillet 2023. La préparation de la stratégie pour l'industrie européenne de la défense a, quant à elle, fait l'objet d'une communication devant la commission des affaires européennes le 18 janvier 2024, juste avant une audition du commissaire européen Thierry Breton qui a consacré l'essentiel de son intervention à ce sujet.

Il convient en outre de rappeler que le projet de règlement ASAP avait donné lieu à une mobilisation de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Les présidents et rapporteurs5(*) de ces deux commissions avaient en effet saisi conjointement la Première ministre, le 20 juin 2023, pour s'opposer à certaines dispositions alors envisagées.

La proposition de règlement ASAP présentée par la Commission européenne comprenait d'une part, un pilier prévoyant des mesures destinées à appuyer le renforcement industriel tout au long des chaînes d'approvisionnement associées à la production de produits de défense concernés dans l'Union, via notamment un fonds d'environ 500 millions d'euros prélevé, pour 240 millions d'euros, sur le Fonds européen de la défense et, d'autre part, un pilier comprenant des mesures d'harmonisation destinées à déterminer, à cartographier et à surveiller en permanence la disponibilité des produits de défense concernés, de leurs composants et des intrants correspondants, ainsi que des mesures destinées à établir des exigences assurant la disponibilité durable et en temps utile des produits de défense concernés dans l'Union.

La lettre adressée à la Première ministre soulignait que « les mesures proposées par la Commission se révèlent particulièrement intrusives dans un domaine qui relève par essence de la souveraineté nationale » et appelait le gouvernement à tenir fermement une ligne demandant la suppression des mesures les plus problématiques à cet égard, notamment le dispositif de cartographie et de remontées d'informations à la Commission européenne, la possibilité de passer des commandes prioritaires ou encore le droit pour les entreprises d'effectuer des transferts d'équipements militaires au sein de l'Union sans obtenir du gouvernement concerné la licence d'exportation habituellement requise. Les présidents et rapporteurs des deux commissions affirmaient que « nous ne saurions accepter qu'une telle extension des compétences de l'Union, et singulièrement de la Commission européenne, soit effectuée en catimini et dans l'urgence, sans en mesurer pleinement les conséquences. Or le domaine de l'industrie de la défense répond à des enjeux de souveraineté spécifiques ».

Cette position très ferme doit être prise en considération au moment d'analyser le nouveau projet de règlement présenté par la Commission européenne, relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense et d'un cadre de mesures visant à assurer la disponibilité et la fourniture en temps utile des produits de défense, qui a cette fois une vocation pérenne.

L'exposé des motifs relève que ce projet de règlement COM(2024) 150 final « établit un ensemble de mesures et définit un budget visant, d'une part, à soutenir la préparation de l'Union et de ses États membres dans le domaine de la défense par un renforcement de la compétitivité, de la réactivité et de la capacité de la base industrielle et technologie de défense européenne (BITDE) et à garantir la disponibilité et la fourniture en temps utile de produits de défense et, d'autre part, à contribuer au redressement, à la reconstruction et à la modernisation de la base industrielle et technologique de défense (BITD) ukrainienne ».

Le texte proposé comprend ainsi 67 articles répartis en trois piliers, reposant sur des bases juridiques différentes :

- un premier pilier « visant à ce que les conditions nécessaires soient réunies pour assurer la compétitivité de la base industrielle et technologique de la défense européenne (BITDE) ». Ce pilier est fondé sur l'article 173 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui stipule notamment que « l'Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de l'Union soient assurées », que leur action s'inscrit dans un « système de marchés ouverts et concurrentiels » et que « les États membres se consultent mutuellement en liaison avec la Commission et, pour autant que de besoin, coordonnent leurs actions. La Commission peut prendre toute initiative utile pour promouvoir cette coordination, notamment des initiatives en vue d'établir des orientations et des indicateurs, d'organiser l'échange des meilleures pratiques et de préparer les éléments nécessaires à la surveillance et à l'évaluation périodiques » ;

- un deuxième pilier concernant le marché européen des équipements de défense (MEED), fondé sur l'article 114 du TFUE qui stipule notamment que « le Parlement européen et le Conseil (...) arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur » ;

- un troisième pilier comprenant des mesures destinées à contribuer « au redressement, à la reconstruction et à la modernisation de la BITD ukrainienne et à son intégration progressive dans la BITDE », les opérations de l'Union européenne venant « compléter et renforcer celles menées par les États membres ». La Commission européenne se fonde cette fois sur l'article 212 du TFUE, qui stipule que « l'Union mène des actions de coopération économique, financière et technique, y compris d'assistance en particulier dans le domaine financier, avec des pays tiers autres que les pays en développement. Ces actions sont cohérentes avec la politique de développement de l'Union et sont menées dans le cadre des principes et objectifs de son action extérieure. Les actions de l'Union et des États membres se complètent et se renforcent mutuellement ». L'exposé des motifs de la proposition de règlement souligne en outre la nécessité « d'apporter une attention particulière à l'objectif consistant à aider l'Ukraine à s'aligner progressivement sur les règles, normes, politiques et pratiques (l'«acquis») de l'Union en vue de son adhésion future à l'Union ».

Enfin, les dispositions financières de la proposition de règlement reposent sur l'article 322 du TFUE, qui stipule en particulier que « le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, et après consultation de la Cour des comptes, adoptent par voie de règlements : a) les règles financières qui fixent notamment les modalités relatives à l'établissement et à l'exécution du budget et à la reddition et à la vérification des comptes ; b) les règles qui organisent le contrôle de la responsabilité des acteurs financiers, et notamment des ordonnateurs et des comptables ». L'enveloppe que la Commission européenne propose d'allouer à ce programme s'élève à 1,5 milliard d'euros en prix courants pour la période allant jusqu'au 31 décembre 2027.

Sans entrer dans le détail de l'ensemble des mesures proposées par la Commission européenne, celles-ci appellent les remarques suivantes, au regard de la seule analyse du respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité.

La Commission européenne rappelle que la défense est une compétence nationale mais observe, dans l'exposé des motifs, que « les États membres sont tributaires de la capacité de la BITDE à répondre aux besoins de leurs forces armées en temps utile et à la bonne échelle. Les dommages causés à l'Ukraine et à sa base industrielle de défense par la guerre d'agression menée par la Russie sont d'une ampleur telle que l'Ukraine aura besoin d'un soutien important et durable qu'aucun État membre à lui seul ne peut fournir. Il est donc primordial de veiller à ce que la BITDE et la BITD ukrainienne soient en mesure d'exercer ce rôle stratégique. Une action menée à l'échelle européenne semble être la solution la plus adaptée dans ce domaine ».

La Commission européenne estime également que, « compte tenu de la situation géopolitique sans précédent et de la menace importante qui pèse sur la sécurité de l'Union, l'approche stratégique proposée est proportionnée à l'ampleur et à la gravité des problèmes recensés. La nécessité de soutenir l'adaptation de l'industrie aux changements structurels, d'améliorer la sécurité de l'approvisionnement de l'UE en équipements de défense et de renforcer la BITD ukrainienne est dûment prise en compte, dans les limites des possibilités d'intervention de l'Union fixées par les traités ».

1. S'agissant du premier pilier de la proposition concernant le soutien à la compétitivité de la BITDE, la Commission européenne met en avant le changement brutal de contexte, le manque de coordination de la demande des États membres et sa concentration excessive sur le même type de produits de défense au cours de la même période, ce qui a également pour effet de réduire la visibilité sur les tendances du marché, ainsi que la nécessité de tirer parti de la mise en oeuvre d'EDIRPA et d'ASAP, mais aussi du Fonds européen de la défense, le nouveau programme pour l'industrie européenne de la défense devant permettre de soutenir, à un stade ultérieur du cycle de vie des équipements de défense, les projets relevant de ce fonds.

L'une des mesures importantes de ce pilier réside dans la possibilité de créer des structures pour programmes d'armement européens (SEAP), destinées à favoriser la compétitivité de la BITDE et de la BITD ukrainienne en regroupant la demande de produits de défense tout au long de leur cycle de vie. De telles structures, qui poursuivraient des objectifs conformes aux priorités arrêtées par les États membres dans le cadre de la PESC, devraient être établies par au moins trois États membres, pays associés ou l'Ukraine, dont au moins deux États membres de l'Union européenne.

La Commission européenne estime qu'une action à l'échelle de l'Union est pertinente pour répondre à ces enjeux. Ce premier pilier de la proposition n'impliquant pas de mesures d'harmonisation, cette appréciation paraît légitime au premier abord au regard des actions déjà mises en oeuvre, notamment au travers du fonds européen de la défense, mais mérite une analyse circonstanciée compte tenu des enjeux spécifiques de souveraineté que soulève le secteur de la défense.

2. Le deuxième pilier, concernant le marché européen des équipements de défense, apparaît plus problématique à plusieurs égards.

Il convient en effet de rappeler que, lors de son audition du 21 décembre 2023, la secrétaire d'État aux affaires européennes, alors Mme Laurence Boone, déclarait aux membres de la commission des affaires européennes : « il ne s'agit pas de créer un marché unique de la défense, mais un marché intégré, qui permette aux États de bénéficier d'une meilleure défense à un coût moindre ». Lors des consultations menées par la Commission européenne en vue de l'élaboration de ce projet de règlement, certains États membres, en particulier la France, avaient marqué leur opposition à un recours à la base juridique de l'article 114 du TFUE, la France demandant qu'il s'appuie sur l'article 173 de ce même traité. Or, comme lors de la présentation du texte ASAP, la Commission européenne s'appuie bien ici sur ces deux articles.

La Commission européenne réintroduit ainsi à l'occasion de ce projet de texte des mesures qui avaient été supprimées lors de l'examen en urgence du projet de règlement ASAP et auxquelles le Sénat, par le biais de la lettre précitée du 20 juin 2023 adressée à la Première ministre, s'était opposé.

Au nom de la surveillance et du suivi des chaînes d'approvisionnement, l'article 40 prévoit une cartographie, par la Commission européenne en coopération avec le conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense, des chaînes d'approvisionnement de l'Union dans le secteur de la défense. L'article 41 permettrait également à la Commission européenne d'assurer un suivi régulier des capacités de fabrication de l'Union nécessaires à l'approvisionnement en produits nécessaires en cas de crise. Un « état de crise d'approvisionnement » pourrait être activé en cas de risque de perturbation grave d'un produit nécessaire en cas de crise, permettant à la Commission d'adopter des mesures préventives, de collecter un certain nombre d'informations et de mettre en place un dispositif de commandes prioritaires. Des mesures similaires seraient également prévues en cas de crise d'approvisionnement liée à la sécurité. L'article 51 restreint par ailleurs les marges de manoeuvre des États membres en matière de transferts de produits de défense au sein de l'Union.

La lettre du 20 juin 2023 adressée à la Première ministre, qui formulait des critiques de principe à l'égard de tels dispositifs, commande ainsi qu'une expertise approfondie soit menée au regard du respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité.

Des investigations complémentaires apparaissent d'autant plus nécessaires que la Commission européenne avance qu'il n'a « pas été possible de réaliser une analyse d'impact dans le délai imparti afin de présenter une proposition relative à l'EDIP à temps pour les discussions qui se tiendront lors du Conseil européen de mars 2024. Toutefois, la proposition relative à l'EDIP s'appuie sur les travaux entrepris dans le cadre de la task force pour les acquisitions conjointes dans le domaine de la défense, sur les premiers enseignements tirés de la mise en oeuvre de l'ASAP et de l'EDIRPA ainsi que sur le vaste processus de consultation mené dans le cadre de l'EDIS. Dans un délai de trois mois à compter de la publication de la présente proposition de règlement, la Commission publiera un document de travail de ses services pour présenter les motifs qui sous-tendent la présente action législative de l'UE et expliquer en quoi elle est appropriée pour atteindre les objectifs stratégiques définis ».

Aucune consultation formelle des parties n'a non plus été organisée, même si la Commission européenne a mené, avec le Service européen pour l'action extérieure, une consultation des États membres, de l'industrie, du secteur financier et de groupes de réflexion afin de contribuer aux travaux préparatoires à l'EDIS. Cette consultation a, au demeurant, été marquée par des tensions au sein de l'industrie.

3. Enfin, s'agissant du troisième pilier visant à contribuer « au redressement, à la reconstruction et à la modernisation de la BITD ukrainienne et à son intégration progressive dans la BITDE », la Commission européenne avance que « les dommages causés par la guerre d'agression menée par la Russie aux infrastructures de la BITD ukrainienne sont d'une ampleur telle que l'Ukraine aura besoin d'un soutien spécifique qu'aucun État membre à lui seul ne serait en mesure de fournir. (...) L'EDIP place l'UE dans une position unique pour encourager, en temps utile et à grande échelle, les deux BITD à s'unir dans un effort commun pour répondre aux besoins de l'Ukraine et des États membres. (...) L'objectif consistant à préparer les pays candidats et les candidats potentiels à l'adhésion à l'Union peut également être mieux pris en compte à l'échelle de l'Union ». Cette appréciation paraît légitime au premier abord mais mérite une analyse circonstanciée compte tenu des enjeux spécifiques de souveraineté que soulève le secteur de la défense.

Compte tenu de ces observations, le groupe de travail sur la subsidiarité a décidé d'approfondir l'examen de ce texte au titre de l'article 88-6 de la Constitution.


* 1 Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Une nouvelle stratégie pour l'industrie européenne de la défense pour préparer l'Union à toute éventualité en la dotant d'une industrie européenne de la défense réactive et résiliente », 5 mars 2024, JOIN(2024) 10 final.

* 2 Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur l'analyse des déficits d'investissement dans le domaine de la défense et sur la voie à suivre, 18 mai 2022, JOIN(2022) 24 final.

* 3 Règlement (UE) 2023/1525 du Parlement européen et du Conseil du 20 juillet 2023 relatif au soutien à la production de munitions (ASAP).

* 4 Règlement (UE) 2023/2418 du Parlement européen et du Conseil du 18 octobre 2023 relatif à la mise en place d'un instrument visant à renforcer l'industrie européenne de la défense au moyen d'acquisitions conjointes (EDIRPA).

* 5 Au nom de la commission des affaires européennes : M. Jean-François Rapin, président, ainsi que M. Dominique de Legge et Mme Gisèle Jourda, rapporteurs. Au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées : M. Christian Cambon, président, et M. Pascal Allizard, rapporteur.


Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 11/04/2024