commission des lois |
Proposition de loi organique Lutte contre la manipulation de l'information (1ère lecture) (n° 629 ) |
N° COM-1 13 juillet 2018 |
Question préalableMotion présentée par |
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MM. KANNER, DURAIN, SUEUR et ASSOULINE, Mmes Sylvie ROBERT, de la GONTRIE et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain TENDANT À OPPOSER LA QUESTION PRÉALABLE |
En application de l’article 44 alinéa 3 du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi organique n° 629 (2017/2018) adoptée par l'Assemblée nationale relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
Objet
La proposition de loi organique n° 629 (2017/2018) relative à la lutte contre la manipulation de l’information vient en complément de la proposition de loi simple n° 623 (2017/2018) portant le même intitulé. Elles visent principalement à empêcher la propagation de fausses informations diffusées en ligne au cours de certaines périodes électorales et à accorder de nouvelles compétences aux CSA. Plusieurs correctifs et compléments ont été apportés par les députés à l’occasion de l’examen de ces textes en commissions, puis en séance publique. Cependant, les critiques soulevées à l’encontre ces propositions de loi demeurent.
Le droit positif contient déjà un arsenal juridique suffisant pour lutter contre les fausses informations, quel que soit le support de diffusion.
L’article 27 de la loi du 29 juillet 1881 réprime la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler.
L’article 29 de la loi précitée permet de condamner l’auteur d’une fausse information de nature à porter atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne, ce que recherche souvent ceux qui sont à l’origine de « fake news »
L’article 97 du code électoral punit la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler.
L'article 226-8 du code pénal sanctionne les montages cachés et permet de lutter contre les manipulations d'images ou de sons dissimulées et si la falsification porte sur un aspect de la vie privée l'article 9 du code civil peut parfaitement trouver à s'appliquer également.
Enfin, concernant la procédure spéciale de référé, sa mise en œuvre existe déjà dans la loi LCEN du 21 juin 2004 et conformément à l'article 809 du code de procédure civile qui a vocation générale à s'appliquer pour faire cesser tous les troubles manifestement illicites et prévenir tout dommage imminent.
Cet état du droit qui au surplus n’est pas exhaustif, permet de constater, à l’instar du Conseil d’Etat dans son avis du 19 avril 2018 sur les deux propositions de lois que le droit français comprend déjà plusieurs dispositions substantielles permettant de lutter contre la diffusion de fausses informations.
L’évolution de la notion de fausse information introduite dans le code électoral au cours des débats à l’Assemblée nationale témoigne d’une réflexion inaboutie, dont le Gouvernement lui-même a pris conscience.
Introduit dans un premier temps en commission des lois à l’initiative de la rapporteure Naïma Moutchou, l’Assemblée nationale a inséré un article L. 163-1 A nouveau dans le code électoral selon lequel constitue une fausse information « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvu d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ».En séance publique, la rapporteure de la commission des lois a présenté un amendement visant à réécrire la définition de la fausse information pour la rapprocher de celle de la fausse nouvelle. Il en résulte une rédaction selon laquelle « toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse constitue une fausse information ». Le Gouvernement a émis un avis de sagesse sur cette nouvelle proposition. Il ne juge pas qu’une telle définition soit nécessaire. La notion de fausse information, comme celle de fausse nouvelle, existe d’ores et déjà dans notre droit positif. Les juges n’ont pas besoin d’une définition légale pour en faire application.
Ces propositions de loi sont largement inapplicables.
Celui qui invoquera l’existence d’une fausse information devra en rapporter la preuve. Or, une telle démonstration est difficile, voire impossible car il s’agit pour la partie poursuivante d’établir des faits inexistants, ce que souligne le Conseil d’Etat en estimant que le demandeur ne sera pas en capacité d’apporter la preuve, négative, de nature à établir la fausseté du contenu litigieux.
En amont, s’il est possible pour les opérateurs de plateforme d’identifier des contenus objectivement illicites tels que les contenus pédopornographiques, racistes antisémites et négationnistes, il n’en va pas de même d’une fausse information dont la recherche exigerait d’examiner des preuves hors de leur possession ce qui les conduirait à ne plus respecter le principe de neutralité.
Que dire de la situation du juge appelé à se prononcer sur des faits constituant des fausses informations. Selon le Conseil d’Etat, la qualification juridique de ces derniers sera délicate, « à plus forte raison lorsque le juge saisi doit statuer à très brefs délais et sans que ne soit nécessairement mis en cause l’auteur des contenus litigieux. »
En aval, quand bien même le juge des référés parviendrait à se prononcer dans les 48 heures et à prescrire les mesures nécessaires pour faire cesser la diffusion d’une fausse information, les opérateurs de plateforme ne pourrons agir que sur des URL pré-identifiées, aucune obligation de surveillance des fausses informations ne pouvant être imposée pour éviter son référencement depuis d'autres sites. Compte tenu du caractère viral de la propagation de cette catégorie d’information, les mesures judiciaires seront vaines. En ce sens, le Conseil d’Etat estime que « la réponse du juge des référés, aussi rapide soit elle, risque d’intervenir trop tard, eu égard à la vitesse de propagation des fausses informations, voire à contretemps, alors même que l’empreinte de ces informations s’estompe dans le débat public. »
Evitons la mise en en place d’un dispositif qui pourrait devenir un instrument de contrôle du débat public.
Ainsi que le rappelle le Conseil d’Etat, « en période électorale, les jurisprudences de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme exigent du juge saisi qu’il soit plus indulgent à l’égard de propos qui, en temps normal, auraient, par leur caractère exagéré ou provocant, excédé les limites de ce qui est tolérable dans le débat public ».
commission des lois |
Proposition de loi organique Lutte contre la manipulation de l'information (1ère lecture) (n° 629 ) |
N° COM-2 16 juillet 2018 |
Question préalableMotion présentée par |
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M. FRASSA, rapporteur TENDANT À OPPOSER LA QUESTION PRÉALABLE |
En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à la lutte contre la manipulation de l’information (n° 629, 2017-2018).
Objet
Cette motion a pour objet d’opposer la question préalable à la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
Déposées par M. Richard Ferrand et les membres du groupe La République en Marche et apparentés, respectivement les 21 et 16 mars 2018, soumises à l’avis du Conseil d’État au mois d’avril, sensiblement réécrites en commission au mois de mai puis en séance publique le 3 juillet dernier, la proposition de loi et la proposition de loi organique relatives à la lutte contre la manipulation de l’information ont pour objet de traduire la volonté du président de la République, exprimée lors de ses vœux à la presse le 3 janvier 2018, de « faire évoluer notre dispositif juridique pour protéger la vie démocratique de ces fausses nouvelles ».
La principale mesure soumise à l’examen de la commission des lois consiste en la création d’un référé ad hoc, inspiré du référé prévu par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), afin de faire cesser, en période électorale, la diffusion « des fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » lorsque celles-ci sont diffusées sur Internet « de manière délibérée, de manière artificielle ou automatisée et massive » (article 1er de la proposition de loi que la proposition de loi organique tend à rendre applicable à l’élection présidentielle).
Certes, l’actualité récente a démontré l’acuité du phénomène des « fausses informations » diffusées de manière massive sur Internet ; à l’instar de propos diffamatoires ou d’autres délits d’opinion qui peuvent troubler l’ordre public ou nuire à la cohésion sociale, ces « fausses informations » sont susceptibles de porter atteinte à la clarté du débat public et à la sincérité des scrutins.
Pour autant, les libertés d’opinion et d’expression sont des libertés constitutionnellement garanties par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui proclament notamment que « tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». Comme le rappelle le Conseil constitutionnel, « La liberté d'expression et de communication, proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789, est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif d'intérêt général poursuivi » et « la liberté d'expression revêt une importance particulière dans le débat politique et dans les campagnes électorales ».
De même la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) garantit la liberté de toutes les opinions, que celles-ci « heurtent, choquent ou inquiètent » ainsi que le recours à la satire, l’exagération, la provocation, y compris et surtout lorsque des personnalités politiques sont en cause. Considérant qu’une personne politique « s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens », la CEDH tolère, dans le contexte d’une campagne électorale, des propos plus vifs que ceux tenus en des circonstances différentes.
Sans être manifestement inconstiutionnelles ou inconventionnelles, les dispositions de l’article 1er de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, que la proposition de loi organique éponyme a pour objet de rendre applicables à l’élection présidentielle, s’avèrent à tout le moins inabouties.
La création d’un référé ad hoc permettant de faire cesser la diffusion de « fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » diffusées de manière artificielle et massive, suscite ainsi au moins trois séries d’interrogations.
En premier lieu, faut-il, en démocratie, interdire toute « allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse », selon la définition de la « fausse information » donnée par la proposition de loi ? Et comment un juge des référés, juge de l’évidence, pourrait-il établir a priori qu’une telle « fausse information » est de nature à altérer la sincérité d’un scrutin qui n’a pas encore eu lieu ?
En deuxième lieu, la création d’un tel référé risque de s’avérer peu efficace, tant il serait difficile pour une personne victime de fausses informations diffusées délibérément dans l’intention d’altérer un scrutin d’apporter, a priori et en quelques jours, apporter la preuve de leur caractère trompeur ? En faisant le choix d’un dispositif nouveau, plutôt que d’une amélioration des procédures existantes, la proposition de loi se prive de l’efficacité des procédures habituelles en matière de diffamation où le propos diffamatoire est présumé de mauvaise foi, sauf démonstration contraire (exception de bonne foi) ou même établissement de la véracité des faits allégués (exception de vérité).
En dernier lieu, et de manière paradoxale, un tel dispositif pourrait facilement être instrumentalisé à des fins dilatoires par toute personne, physique ou morale, ayant intérêt à agir, au risque de jurisprudences contraires entre le juge judiciaire et le juge de l’élection.
Les deux propositions de loi soumises à l’examen du Sénat apparaissent ainsi à contre-courant de la tradition juridique française d’encadrement des abus de la liberté d’expression, qui se caractérise par la définition d’infractions pénales précises et exemptes de toute ambiguïté. Elles apparaissent également contraires aux évolutions des jurisprudences française et européenne qui, en matière politique et particulièrement électorale, accordent de plus en plus une large place à la liberté d’expression, fut-elle polémique. Moment de liberté, la période électorale devrait-elle devenir désormais une période de censure ?
Pour toutes ces raisons, il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
NB : En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, cette motion est soumise au Sénat avant la discussion des articles.