Direction de la séance |
Proposition de loi organique Lutte contre la manipulation de l'information (PPLO) (Nouvelle lecture) (n° 29 , 54 ) |
N° 1 18 octobre 2018 |
Question préalableMotion présentée par |
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M. FRASSA au nom de la commission des lois TENDANT À OPPOSER LA QUESTION PRÉALABLE |
En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la lutte contre la manipulation de l’information (n° 29, 2018-2019).
Objet
Cette motion a pour objet d’opposer la question préalable à la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
Déposées par M. Richard Ferrand et les membres du groupe La République en Marche et apparentés, respectivement les 21 et 16 mars 2018, soumises à l’avis du Conseil d’État au mois d’avril, sensiblement réécrites par l’Assemblée nationale en commission au mois de mai puis en séance publique le 3 juillet dernier, la proposition de loi et la proposition de loi organique relatives à la lutte contre la manipulation de l’information ont pour objet de traduire la volonté du président de la République, exprimée lors de ses vœux à la presse le 3 janvier 2018, de « faire évoluer notre dispositif juridique pour protéger la vie démocratique de ces fausses nouvelles ».
En nouvelle lecture, l’Assemblée nationale a rétabli, pour l’essentiel, ses textes de première lecture.
Le titre Ier de la proposition de loi s’articule autour de l’article 1er qui tend à créer, sous peine de sanctions pénales, plusieurs nouvelles obligations pour les opérateurs de plateforme en ligne, et qui organise une nouvelle procédure ad hoc de référé visant à faire cesser, en période électorale, la diffusion « des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » lorsque celles-ci sont diffusées sur Internet « de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne ».
En première lecture, le Sénat avait rejeté ces deux textes, par l’adoption à une très large majorité de deux questions préalables, en raison du caractère inabouti, inefficace et potentiellement dangereux de la procédure de référé visant à lutter contre les fausses informations.
Cette motion tend à rejeter, une nouvelle fois, ces propositions de loi en raison, tout d’abord, des faiblesses inhérentes à des textes élaborés dans l’urgence, sans évaluation des éventuelles lacunes ou défaillances de notre législation et de notre réglementation actuelles.
Le dispositif proposé manque sa cible.
Contre les vraies entreprises de manipulation de l’information, menées depuis l’étranger aux fins d’ingérence, le dispositif proposé apparaît inefficace. Une procédure judiciaire en référé n’aura qu’une efficacité incertaine face à des contenus dont la vitesse de propagation est fulgurante. Le Conseil d’État relevait ainsi que « la réponse du juge des référés, aussi rapide soit-elle, risque d’intervenir trop tard, eu égard à la vitesse de propagation des fausses informations, voire à contretemps, alors même que l’empreinte de ces informations s’estompe dans le débat public ».
La création d’une nouvelle voie judiciaire, en référé, constitue en outre une erreur stratégique pour lutter contre la diffusion d’une information : l’expérience démontre qu’une action judiciaire, publique, a souvent pour effet de contribuer à la notoriété des informations contestées.
Les vraies manipulations de l’information sont délibérées, mais surtout clandestines : elles ne sont évidentes ni pour le public ni pour les victimes de ces manipulations. Elles ne peuvent donc être appréhendées par un dispositif judiciaire exigeant de rapporter la preuve contraire et a priori des allégations proférées.
Il est regrettable que pour un dispositif inefficace contre les vraies menaces, l’Assemblée nationale soit prête à remettre en cause la jurisprudence française qui accorde une large place à la liberté d’expression en matière politique, et notamment en période électorale où le contexte favorise les polémiques.
Inutile pour lutter efficacement contre les vraies menaces, ce texte pourrait être instrumentalisé au détriment de la liberté d’expression.
Si la préservation de la sincérité des scrutins est essentielle, peut-on pour autant, en démocratie, admettre l’interdiction ou, plus probablement, le déréférencement d’un mensonge qui ne cause aucun trouble à l’ordre public ni aucun dommage avéré ? Faut-il interdire, en raison des intentions malveillantes de certains, le droit d’imaginer, d’alléguer ou de supposer en période électorale ?
Alors que la rapporteure de la commission des lois de l’Assemblée nationale soutient que cette procédure de référé s’appliquera aux seules « fausses informations » faisant « l’objet d’une manipulation, qui sont diffusées artificiellement dans l’intention de déstabiliser un scrutin », tel n’est manifestement pas le cas.
En permettant d’appliquer cette procédure de référé à toute allégation inexacte ou trompeuse d’un fait « de nature à altérer la sincérité d’un scrutin à venir », l’Assemblée nationale n’a pas restreint l’application de ce référé aux allégations, diffusées de manière délibérée dans l’intention d’altérer la sincérité d’un scrutin à venir : aucune intention malveillante n’est exigée dans la définition retenue. La seule condition d’une diffusion « délibérée, artificielle ou automatisée » des allégations ne suffit pas à restreindre l’application de cette procédure aux actes de mauvaise foi dès lors qu’un contenu « de nature à altérer la sincérité d’un scrutin » peut être diffusé délibérément et repris « de manière virale » sur Internet, sans aucune motivation d’altérer un scrutin.
Quid de la satire ou de la parodie, qui peuvent être par nature trompeuses sans pour autant témoigner d’une quelconque intention de nuire ?
Pour toutes ces raisons, il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la lutte contre la manipulation de l’information.